Entrevue avec Dominique Méda par Carole Yerochewski, Nouveaux Cahiers du socialisme, hiver 2021.
(Respectivement Professeure de sociologie à l’Université Paris Dauphine et professeure associée en relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais)
À plusieurs reprises depuis la période du premier confinement, vous avez souligné dans vos écrits qu’on assiste à un remodelage des inégalités entre les types de travailleurs, un phénomène mis en lumière par la pandémie de COVID-19. Pouvez-vous nous exposer cet enjeu qui se retrouve dans tous les pays, et la façon dont ce remodelage s’opère ?
Je voudrais en effet m’arrêter d’abord sur ce que la crise sanitaire a mis en évidence de manière absolument flagrante. Nous avons tous vu – parce que notre champ de vision était incroyablement dégagé, tout se passait comme dans un film, il n’y avait plus que la scène et sur celle-ci uniquement quelques personnes, celles sans lesquelles nous n’aurions pu continuer à vivre –, nous avons donc tous vu ces personnes, que la circulation automobile, les passants, les animations incessantes des rues ne nous permettaient pas de voir en temps ordinaire, les soignantes qui rejoignaient leur travail, les aides à domicile, les chauffeurs-livreurs, les vigiles, les caissières et rangeurs de rayon, les agents d’entretien, les livreurs à vélo, et compris l’importance de leur activité. Certes, un certain nombre de personnes exerçant aussi des métiers essentiels à la continuité de la vie n’étaient pas visibles : les agriculteurs, les travailleurs dans les entrepôts, les agents responsables de l’énergie, des transports, des télécommunications, du numérique… Mais ce qui importait à l’époque, c’est que le fait de sortir, d’être proche des autres, d’être au contact – sans masque, sans moyens de protection – faisait courir un risque et que cela a constitué un premier élément distinctif entre les différents métiers : il y avait les personnes qui devaient aller au contact et celles qui pouvaient s’en protéger, en étant mis au chômage partiel ou en télétravail ou malheureusement en perdant complètement leur emploi.
La surreprésentation des personnes racisées parmi les travailleuses et travailleurs du front
Cette première ligne de fracture s’est révélée absolument déterminante et nous devons la regarder en face. Il s’agit de celle qui distingue les travailleuses et travailleurs du front ou en première ligne, des autres. On dispose désormais d’analyses approfondies sur les premiers, mais ces études sont plus ou moins riches selon les données accessibles ou autorisées à être recueillies. Dans certains pays, en France notamment, les certificats de décès ne comprennent pas la profession et il n’a donc pas été possible d’étudier la surmortalité[2] des travailleuses et travailleurs du front, pas plus que de savoir si les personnes issues de l’immigration étaient plus ou moins concernées, car les statistiques ethniques sont interdites[3]. Assez rapidement, en revanche, dès avril 2020, le Center for Economic and Policy Research a consacré une étude très détaillée[4] du profil démographique des travailleurs de première ligne aux États-Unis (le secteur de la vente, les transports publics, les chauffeurs, les entrepôts, les services postaux, l’entretien, les métiers du soin, le travail social) qui a permis de mettre en évidence la prédominance des femmes, notamment dans les métiers du soin, du social et de la vente, ainsi que la surreprésentation des personnes racisées et de celles touchant de bas salaires parmi ces travailleurs.
L’Office for National Statistics (ONS) du Royaume-Uni a, quant à lui, analysé plus de 2000 décès impliquant le coronavirus intervenus entre le 9 mars et le 20 avril 2020 dans la population en âge de travailler (20-64 ans) en Angleterre et au Pays de Galles en les croisant avec la profession[5]. Il a mis en évidence que les plus forts taux de surmortalité concernaient en premier lieu les travailleuses et les travailleurs des métiers du soin à la personne (en dehors des travailleurs de la santé, car les médecins et les infirmières n’ont pas enregistré de surmortalité), suivis des chauffeurs de taxi et d’autobus, des chefs cuisiniers et des assistants de vente de détail. L’ONS a aussi démontré une plus forte probabilité pour les non-Blancs de décéder du coronavirus, explicable en partie par des facteurs socio-économiques.
Ces analyses sont extrêmement importantes. Elles montrent que certains métiers et certaines personnes étaient beaucoup plus exposés que d’autres : les personnes qui exerçaient des métiers dits essentiels ou de première ligne étaient à la fois mal protégées et peut-être plus vulnérables que d’autres en raison de leur mode de vie.
En France, des analyses spécifiques réalisées par l’INED (Institut national d’études démographiques) ont mis très tôt en évidence la surexposition des membres des classes populaires au virus : ce sont en effet les personnes qui exercent les métiers de contact (aides-soignantes, agents d’entretien, caissières, vigiles…), qui habitent le plus souvent loin de leur lieu de travail et qui ont des conditions de vie difficiles (logements exigus, renoncement aux soins, mauvaises habitudes alimentaires) liées à la fois à la faiblesse des revenus et à des pathologies transformées en comorbidités (obésité, diabète, hypertension…) dues à ces conditions de vie de mauvaise qualité.
Ce dernier point est essentiel puisqu’il met en évidence que de longues périodes de renoncement aux soins et, d’une manière générale, de conditions de vie médiocres – alimentées par des statuts d’emploi précaire, une forte insécurité économique, de mauvaises conditions de logement –, donc de piètres conditions de santé, de vie et d’emploi sont à l’origine de la vulnérabilité d’une partie de la population au virus, et ont pu démultiplier ses effets en raison de conditions inadéquates de confinement, car l’exiguïté du logement qui ne permet pas un isolement des personnes contaminées a joué un rôle essentiel.
À ce premier axe, qui distingue les classes populaires exerçant des métiers de contact et les autres, s’ajoute un deuxième qui distingue différents segments de la population selon leur statut d’emploi. D’une manière générale, il apparaît que la protection contre les effets de la crise sanitaire était très liée au caractère plus ou moins protecteur du statut d’emploi, au moins dans un premier temps : les fonctionnaires et les CDI[6] ont été mieux protégés des effets économiques de la crise que les CDD[7], les intermittents, les intérimaires ou les personnes qui travaillaient sans être déclarées. Désormais, alors que les effets de la crise deviennent plus forts, les personnes en CDI qui avaient pu passer en chômage partiel peuvent être menacées par les difficultés ou la fermeture de leur entreprise.
Alors que la menace d’une deuxième vague se fait plus précise, le risque d’une polarisation accrue devient plus évident. En effet, on différencie clairement une population qui peut continuer à télétravailler – souvent des cadres et des professions intermédiaires – de celle qui assume désormais en permanence le contact : les métiers relationnels, souvent occupés par des femmes des classes populaires, mais aussi désormais les métiers de la chaîne de production, des travailleurs d’entrepôt aux chauffeurs-livreurs, en particulier les travailleurs des plateformes comme Amazon qui ont envahi les grandes villes plus encore qu’auparavant.
À mesure que le temps passe, les applications numériques et l’achat par Internet se développent : la crise sanitaire semble avoir fait franchir une étape supplémentaire et sans doute difficilement réversible au télétravail et aux achats par voie numérique, ce qui accentue la polarisation des métiers.
Quels enjeux le télétravail soulève-t-il ?
Le télétravail a joué un rôle très important pendant le confinement : de 3 % de la population salariée qui télétravaillait, on est passé à 40 % en France. On dispose maintenant d’enquêtes sur ce qu’en pensent les personnes touchées et, dans la plupart des cas, elles ont apprécié et aimeraient continuer. Elles sont particulièrement satisfaites de ne plus prendre les transports en commun (certaines mentionnent qu’elles avaient plus de deux heures de transport par jour) : cela permet une moindre fatigue et une meilleure productivité. On apprend également que le télétravail est bon pour l’environnement, qu’il permet d’émettre moins de gaz à effet de serre, mais une étude récente en France a montré qu’il y avait de nombreux effets rebonds qui rendaient cet avantage moins convaincant.
Je voudrais cependant insister sur les risques d’une trop grande extension du télétravail. Le risque d’isolement est évident : moins de contacts avec les collègues, mais aussi moins d’interactions, moins d’informalité, moins d’échanges souvent très importants autour de la machine à café, dans les couloirs ou en fin de réunion, moins de possibilités de s’informer, de partager des doutes, d’aider ou de se faire aider. Il y a aussi un vrai risque de surcharge de travail, car lorsque l’on est seul face à son patron ou son superviseur, on risque de ne pas pouvoir dire non. Mentionnons deux autres problèmes : la configuration familiale et le logement. Pendant le confinement, certains télétravailleurs avaient de jeunes enfants à la maison, ce qui a signifié une double charge pour les femmes ; certains parlent d’une véritable régression, car, à nouveau, ce sont les femmes qui ont assuré ce surcroît de travail domestique et familial. Il y a aussi des différences dans la configuration du logement : l’enquête COCONEL de l’INED[8] rapporte un résultat franchement désolant : 25 % des femmes cadres disposaient d’une pièce dédiée pour télétravailler contre 47 % des hommes cadres télétravailleurs…
Mais le pire risque est ailleurs. Pardon de développer un scénario noir : c’est le risque de la « plateformisation » du travail (le développement du « capitalisme de plateforme ») et, de proche en proche, de la fin de l’entreprise et du salariat. En France, le groupe PSA[9] a indiqué qu’il allait développer le télétravail de manière que les salarié·e·s ne viennent plus qu’un jour par semaine sur leur lieu de travail (de façon permanente, pas seulement pendant la crise). On peut penser que les entreprises qui feront cela vendront une partie de leurs bureaux ; les salarié·e·s ne pourront plus jamais se voir tous ensemble ; le télétravail entraînera une standardisation des prestations de travail qui pourraient bien un jour être réalisées non plus sous le régime du salariat, mais sous celui de la prestation de service. Il ne reste plus qu’à appliquer le principe des plateformes de microtâches[10] pour comprendre que ces tâches vont pouvoir être réalisées partout dans le monde par n’importe quelle personne compétente : d’où une compétition exacerbée et le risque d’une disparition de l’entreprise et du salariat. C’est la raison pour laquelle il me semble qu’il ne faut pas dépasser deux jours de télétravail.
La dystopie ne serait plus une fiction ?
Je vois plusieurs formes de risque si nous ne mettons pas de freins à ces développements. D’abord, le risque d’une déconsidération encore plus grande et une non-revalorisation des métiers essentiels de contact exercés en majorité par les femmes, qui deviendront de moins en moins recherchés. Un rapport[11] vient de faire le point sur ces métiers du « care », notamment auprès des personnes âgées en perte d’autonomie, au domicile ou en établissement, qui rappelle combien les salaires de ces 830 000 travailleuses (en équivalent temps plein) en France étaient bas et leurs conditions de travail difficiles. Leur taux d’accidents du travail et de maladies professionnelles est trois plus élevé que celui des autres professions, et le secteur connaît de grosses difficultés de recrutement, alors même que les besoins de main-d’œuvre sont d’autant plus élevés que la population française continue de vieillir[12]. Une revalorisation des salaires s’impose, qui pourrait prendre la forme notamment d’une révision des classifications, telle que proposée par Severine Lemière et Rachel Silvera[13].
Un autre risque concerne la population des travailleurs et travailleuses des plateformes, livreurs et chauffeurs, qui a également été mise à rude épreuve pendant la crise. Une grande partie de ces travailleurs oeuvrent comme micro-entrepreneurs et non comme salariés, avec des dérives de plus en plus nettes constatées par les services de contrôle, allant de l’usage de fausses cartes professionnelles à l’emploi de personnes en situation irrégulière. Le gouvernement et la majorité parlementaire en France n’ont cessé, depuis le développement de ces applications numériques, d’en appeler à l’autorégulation des plateformes, refusant l’intégration de ces travailleurs dans le salariat, alors que des décisions de justice de plus en plus nombreuses qualifient ces travailleurs de salariés.
Enfin, nous voyons chaque jour comment le moindre grain de sable dans la machine, une légère dérive par rapport à la prolongation de tendances sur lesquelles reposent tous nos modèles, prend nos gouvernements au dépourvu. Le retour d’une deuxième vague du virus amène des réactions incohérentes et non préparées qui montrent que nous avançons dans l’obscurité. Ma crainte est que la crise écologique dont nous voyons déjà les manifestations à l’œuvre soit bien pire, entraînant des bouleversements majeurs, des réactions de panique, une incapacité des gouvernements à traiter démocratiquement la situation. N’oublions pas que la crise sanitaire a laissé toutes nos infrastructures indemnes : nos réseaux d’électricité, de télécommunications, nos industries, nos infrastructures de transport, rien n’a été touché. Ce ne sera pas le cas avec les manifestations de plus en plus sévères de la crise écologique. Or, rien n’est anticipé, nous ne nous préparons pas aux vagues de chaleur, à la sécheresse qui risque de nous faire manquer d’eau, aux virus qui peuvent s’échapper du pergélisol, aux incendies et aux tempêtes.
Continuons avec l’utopie d’une relance verte, qui paraît bien raisonnable face aux risques que vous décrivez. En quoi une telle voie permettrait de répondre conjointement aux différents défis que vous avez soulevés ?
Pour moi, la priorité absolue, c’est d’engager cette reconversion écologique qui recouvre deux significations. D’abord une conversion de nos mentalités, de nos représentations, de nos disciplines, de nos pratiques. Je me permets de renvoyer à La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer[14], dans lequel je détaille cela. Dans ce livre, je tente de faire la genèse de notre fétichisme pour la croissance et pour le PIB (le produit intérieur brut). Je propose de trier dans l’héritage de la Modernité ce que nous devons garder et abandonner. Dans ce que nous devons abandonner, il y a cette volonté bien exprimée au XVIIe siècle par un Francis Bacon ou un René Descartes d’extorquer à la Nature ses secrets, de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la Nature ». Je reviens aussi sur cet extraordinaire texte de Lynn T. White, Les racines historiques de notre crise écologique[15], qui considère que c’est le judéo-christianisme qui est en fait à l’origine de notre volonté de mettre la Nature en coupe réglée, de la faire à notre image. À la suite d’Aldo Leopold, je propose d’abandonner ce paradigme de conquête et d’exploitation pour lui substituer un paradigme du prendre soin. Je poursuis aussi dans ce livre mes travaux sur le PIB et la nécessité d’adopter d’autres indicateurs de richesse, car le PIB, nous le savons, nous donne une image extrêmement réduite de notre richesse ; il calcule pour zéro de nombreuses activités indispensables à la reproduction de la société et ne tient aucun compte des dommages opérés sur nos patrimoines essentiels, la Nature et la cohésion sociale.
Deuxièmement, une reconversion écologique recouvre une reconversion de notre économie, de nos entreprises, des travailleurs au sens le plus opérationnel du terme.
Mon espoir, c’est que cette reconversion, si elle est bien menée, nous permette d’obtenir un triple dividende : 1) éviter la catastrophe ; 2) créer des emplois ; 3) réorganiser de fond en comble notre économie, nos manières de travailler, nos organisations du travail.
Comment une reconversion écologique serait-elle aussi une source d’emplois qui compenserait les efforts financiers à consentir et qui soutiendrait une « transition juste » ?
Avant la crise de la COVID-19, on savait déjà, d’une part, qu’il fallait investir massivement dans la reconversion écologique. Dans notre livre collectif Une autre voie est possible[16], nous rappelons qu’un investissement public supplémentaire de 20 milliards d’euros[17] par an pendant au moins dix ans était considéré comme nécessaire pour reconvertir notre économie et, d’autre part, que cette reconversion serait créatrice d’emplois. Avec les plans de relance post-COVID, des projections montrent que plus les investissements consentis seront élevés, plus le nombre d’emplois créés sera important. La reconversion écologique exigera, d’une manière plus générale, plus de travail humain puisque nous devrons avoir moins recours aux adjuvants chimiques et mécaniques générateurs de gaz à effet de serre. On sait aussi qu’elle devrait entraîner la création d’emplois à la fois plus qualifiés, mais exigeant également des qualifications et compétences plus manuelles (on pense aux emplois dans les recycleries, les déchèteries, dans l’économie circulaire, le recyclage, l’agroécologie, les bâtiments…).
Mais attention, il s’agit là d’une vision très macro : la reconversion écologique créera certes des emplois, mais elle en détruira aussi. Cela pose d’immenses problèmes, à mon avis complètement négligés aujourd’hui : il nous faut anticiper ce processus et les dispositifs (au niveau des filières, des secteurs et des territoires, entre autres) qui vont permettre de rendre la reconversion acceptable ; c’est ce que les syndicats appellent une transition juste, c’est-à-dire qui ne se fasse pas, une nouvelle fois, sur le dos des travailleuses et des travailleurs qui appartiennent aux secteurs menacés.
La solution semble claire : il est urgent d’investir dans la qualité de l’emploi, la revalorisation des salaires, l’intégration des travailleurs des plateformes dans le salariat comme l’a proposé un projet de loi récent rejeté au Sénat. D’une manière générale, investir dans la qualité de l’emploi apparaît comme une absolue nécessité.
Par ailleurs, étant donné les recompositions massives et les transferts de main-d’œuvre qui seront occasionnés par la reconversion écologique, il nous faut prendre des mesures draconiennes susceptibles d’éviter aux travailleurs des filières concernées de supporter le poids de ces restructurations. Jusqu’à maintenant, si l’on regarde ce qui s’est passé ces quarante dernières années, il semble assez évident que nous n’avons pas su anticiper et accompagner correctement ces processus ; il suffit de songer aux transformations dans la sidérurgie ou le textile qui se sont soldées par des mises en préretraite ou au chômage. Pour organiser de façon efficace et juste ces gigantesques mouvements de main-d’œuvre, il nous faut anticiper ces mouvements, cartographier les compétences, mettre en place des dispositifs permettant d’éviter la case chômage aux travailleuses et travailleurs : par exemple, le regroupement britannique One million climate jobs (Un million d’emplois verts) propose la mise en place d’un service public du climat susceptible d’accueillir immédiatement les personnes privées de leur emploi pour leur permettre d’être employées dans les activités au service de la transition. D’une manière plus générale, nous proposons la généralisation d’un dispositif de démarchandisation du travail qui prendrait la forme d’emplois proposés par les collectivités territoriales et financés par les fonds publics, notamment dans les filières sociales et environnementales, sur le modèle du programme Civilian Conservation Corps mis en place par Roosevelt en 1933. Le dispositif français Territoires zéro chômeur de longue durée constitue une forme d’expérimentation de cette garantie d’emploi[18].
La référence à Roosevelt et au New Deal fait penser qu’à l’époque on avait un fort mouvement ouvrier aux États-Unis, une grande organisation de chômeurs. On a des luttes aujourd’hui, mais les travailleuses et travailleurs essentiels n’ont pas vraiment voix au chapitre, ils ne sont pas les plus organisés (et ce n’est pas faute de les voir essayer de le faire).
Comment porter ces idées ? Quelles coalitions sont capables de le faire ? Il y a plusieurs notes d’espoir. D’abord, avec la crise sanitaire, un certain nombre de travailleurs ont compris l’importance et l’intérêt des syndicats. Or, ces derniers sont essentiels pour donner une voix collective aux travailleurs dans un monde où les détenteurs de capitaux sont de plus en plus puissants. Deuxièmement, on observe des débuts de coalition entre syndicats et organisations environnementales[19]. En France la CGT (Confédération générale du travail) a publié un manifeste avec Attac et Greenpeace et la CFDT (Confédération française démocratique du travail) un manifeste écologique ; la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) s’est engagée avec le Réseau Action Climat. Troisièmement, le monde universitaire bouge. J’en veux pour preuve la tribune intitulée Manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer que nous avons démarrée en mai dernier avec Isabelle Ferreras et Isabelle Battilana; elle a suscité un immense enthousiasme dans le monde universitaire international et a été signée par 6000 enseignants-chercheurs dans le monde entier et publiée dans quarante quotidiens nationaux de 27 pays. Les 12 femmes co-autrices de ce manifeste viennent de publier un ouvrage en français (Manifeste Travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer, op. cit.) que nous allons tenter de publier dans le plus grand nombre de pays possible. Ce manifeste appelle à la démocratisation des entreprises et à la démarchandisation du travail.
Plus généralement encore, si on s’interroge sur les voies de sortie de crise, deux voies m’apparaissent centrales : il nous faut engager nos sociétés dans ce que j’appelle la reconversion écologique, pour éviter les pires manifestations de la crise écologique dont la crise sanitaire nous a donné un avant-goût ; et rebâtir de fond en comble notre économie, selon deux principes : démocratiser et démarchandiser.
La crise sanitaire a montré de façon éclatante l’importance des travailleuses et des travailleurs dans le processus de production et a rendu plus évidente encore l’anomalie que constitue la dissymétrie de pouvoir au sein de l’entreprise entre investisseurs en capital et investisseurs en travail. Ce que nous considérons désormais comme absolument nécessaire dans cet ouvrage, c’est donc ni plus ni moins le rééquilibrage des pouvoirs : il est anormal que le gouvernement de l’entreprise soit exercé par une seule des deux parties constituantes de celle-ci ; les salarié·e·s, et même plus l’ensemble des travailleurs appartenant au processus de production organisé par l’entreprise, doivent participer à son gouvernement, avoir voix au chapitre, décider autant que les investisseurs en capital, avoir le même poids qu’eux. C’est la raison pour laquelle nous proposons une codétermination totale, qui passe par une égalité de pouvoir détenu par la chambre du capital et la chambre du travail, un droit de veto exercé par l’une et l’autre.
Notes