AccueilNuméros des NCSNo. 28 - Automne 2022Après la pandémie : peut-on penser une transition par les services publics ?

Après la pandémie : peut-on penser une transition par les services publics ?

Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 28 - Automne 2022

APRÈS LA PANDÉMIE[1] – C’est maintenant un euphémisme de le dire, nous sommes face à une crise inouïe et, pour l’instant, nous échouons à définir des lignes directrices pour saisir les occasions qui se présentent. Crise sanitaire, crise climatique, crise sociale, crise militaire… autant d’éléments qui rehaussent la pertinence des propositions de la gauche socialiste, mais qui, et c’est là un paradoxe cruel de la vie politique, donnent plutôt de l’élan aux mouvances les plus réactionnaires. Dans ce court texte, je n’ai pas la prétention de fournir ces lignes manquantes, mais plus modestement d’œuvrer à débroussailler certaines pistes de réflexion pour la suite.

La sortie de crise nous offre un contexte propice pour lancer des propositions audacieuses qui, au-delà de leur justesse analytique, peuvent avoir une importante portée politique pour l’avenir. Face à des gouvernements qui, à Québec comme ailleurs, dirigent leurs interventions vers l’impératif d’un retour à la normale, avons-nous de l’espace pour que ce « retour » comporte son lot d’inflexions, pour qu’il soit un peu ou minimalement synonyme de mise en place d’un cadre favorable au principe de transition écologique et de justice sociale ?

Épochè, guerre civile, culture

Pour avancer dans cette voie, nous nous devons de faire un petit effort de conceptualisation. Pas tant pour payer un tribut absurde aux normes du travail intellectuel que pour jeter les bases d’une compréhension commune du moment politique qui est le nôtre. Oui, il faut définir des lignes directrices, des lignes d’orientation programmatique, mais cela ne peut se faire sans inscrire notre propos dans une perspective conceptuelle élargie de la conjoncture : il ne suffit pas de décrire les événements pour en tirer une perspective stratégique, il faut les situer dans une trame apte à saisir les opportunités qu’offre le présent contexte. Pour cela, trois éléments me semblent particulièrement saillants à prendre en compte pour mieux saisir la nature des propositions que je vais avancer dans la deuxième partie du texte.

D’abord, le concept d’épochè provenant de la tradition de la phénoménologie peut nous être utile. Je le reprends des travaux de Miguel Abensour sur l’utopie et la démocratie. Pour le dire rapidement, Abensour comprend le principe d’épochè[2], soit de mise entre parenthèses de l’état normal des choses, comme un moment où les fondations de la société sont explicitement exposées au jugement critique. Il n’est pas question ici de simplement « penser à l’extérieur de la boîte » pour relativiser la prégnance des idées dominantes, mais de s’intéresser aux moments de bifurcation à portée instituante. La pandémie est, à bien des égards, l’un de ces moments. Un moment de suspension qui rend concrète l’idée d’un changement possible de trajectoire. En ce sens, l’épochè devient davantage synonyme d’occasions à saisir, d’une opportunité stratégique dont on peine à s’emparer pour l’instant et qui semble fuir devant nous. Les fondements irrationnels de l’économie de marché ont été exposés (par exemple, le fait que les travailleuses et travailleurs essentiels du début de la pandémie sont souvent les salarié·e·s les plus exploités) et c’est de cette mise à nu que nous devons extraire nos propositions.

Vient ensuite l’idée découlant des travaux récents de Pierre Dardot et de Christian Laval sur le néolibéralisme comme choix de la guerre civile[3], soit comme ensemble polymorphe de pratiques destinées à réaliser le projet d’une pure société de marché. Ce « choix » est assez simple à saisir en fait une fois que l’on met de côté les jérémiades intellectuelles et médiatiques du néolibéralisme pour nous concentrer sur la réalité des rapports de pouvoir mis en place par près d’un demi-siècle de politique néolibérale[4] : sous la façade du tout au marché se dessine davantage un rétablissement du pouvoir patronal en entreprise et sur la société. Pour Dardot et Laval, si les chemins tactiques mènent à cette restauration, la direction ne laisse pas place à interprétation et, pour y arriver, les politiques néolibérales n’hésitent pas à aller en conflit avec le corps social (pensons à notre printemps érable ou encore à l’imposition de l’objectif de déficit zéro par Lucien Bouchard il y a de cela un quart de siècle). Nous devons faire nôtre l’insistance de ces auteurs sur l’opportunisme tactique des principaux promoteurs du néolibéralisme. Nous le savons, mais parfois il est bon de dire des évidences, la sortie de crise ne sera pas neutre : soit elle renforcera le cadre néolibéral, soit elle l’affaiblira; mais elle ouvre à coup sûr un espace de combat. À voir le plan de rétablissement des services de santé du ministre Christian Dubé et l’insistance que nous y trouvons à élargir la place du privé, il est aisé de constater que la crise actuelle ne sera pas « perdue » par l’élite, mais bien utilisée pour avancer un pas de plus dans le merveilleux cauchemar néolibéral.

Finalement, la nature culturelle de ce combat ne doit pas être délaissée au profit d’une approche strictement matérielle. Si le néolibéralisme a réussi une chose, c’est bien d’associer l’idéal du libre marché avec la norme culturelle de consommation qui donne sa consistance au concept même de classe moyenne. C’est par la consommation, par la démonstration ostentatoire de notre capacité à consommer en vain, que l’on entre dans cette norme. La classe moyenne, vue ainsi, est une création purement culturelle au sens où son existence n’est pas liée à son positionnement dans la sphère de la production, mais dans celle de la consommation. Tout ceci devient important pour nous aujourd’hui afin de nous aider à saisir la révolte des banlieues blanches d’Amérique du Nord. Dans le moment néolibéral actuel, cette révolte s’est intensifiée sans grande surprise dans la foulée de la crise sanitaire et des restrictions qui en ont découlé. On l’a vu lors des événements de la capitale fédérale à la fin de janvier[5] : nous avons assisté à bien des égards à un mouvement coalisant le mécontentement de gens issus des banlieues du Canada. On le voit clairement lorsque l’on suit la trace des donateurs de ce mouvement; il s’agit là d’un indicateur que nous sommes en présence d’une révolte de classe moyenne, essentiellement blanche, ces mêmes gens qui ont été les moins atteints par la pandémie sur le plan de la santé, mais qui ont le plus vécu la privation de leurs activités de consommateurs; et qui, à Ottawa, manifestaient au nom d’une liberté qui se confond avec l’agir consumériste qui sert de socle identitaire à notre chère classe moyenne.

La réponse gouvernementale

À l’aide de ces trois éléments (épochè, guerre civile, culture), la sortie de crise prend évidemment des allures réactionnaires. Et cela pas seulement en raison des actions délirantes des groupes d’extrême droite qui ont occupé Ottawa, mais aussi en raison de l’action gouvernementale elle-même. À Québec, la sortie de crise prendra la forme d’une tentative de réponse politique au mécontentement consumériste qui sert de toile de fond au rejet grandissant des mesures sanitaires. Sans prétendre épuiser la question, il me semble que cette réponse se structure autour des points suivants :

  • L’absolue nécessité de laisser intact notre régime fiscal, de ne pas utiliser la crise pour instaurer des réformes majeures destinées à donner à l’État les moyens d’un réel changement de cap. Là-dessus, le ministre des Finances est limpide. Non seulement la pandémie n’a pas fait reculer le gouvernement sur le dossier des taxes scolaires (dont la diminution ne sert qu’à avantager la même population blanche de classe moyenne qui aujourd’hui désire reprendre ses habitudes de consommation), mais, en plus, il a clairement indiqué qu’une hausse de la contribution des plus riches ou des entreprises ne se trouve absolument pas sur son écran radar. Bref, la sortie de crise doit être ici un retour à la norme d’avant la pandémie : la fiscalité est peut-être un mal nécessaire, mais assurément pas un outil dont on doit revoir à la hausse l’utilisation.
  • Les réinvestissements ne peuvent qu’être adossés qu’à des impératifs déconnectés des réels besoins de la population. Le plan budgétaire du gouvernement Legault prévoit des sommes importantes en santé et en services sociaux, mais il s’inscrit dans une approche par projet qui bloque toute portée structurante : 1) les projets sont temporaires; 2) ils sont déconnectés d’une visée globale de satisfaction des besoins de la population; et 3) ils sont surtout orientés vers la réponse à une demande de marché. Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) réagit ici aux attentes de son propre électorat plutôt que d’agir en fonction d’une vision à long terme.
  • Cette vision se manifeste dans le projet de refonte du réseau de la santé et des services sociaux avancé par le ministre Dubé comme mentionné plus haut : décentralisation, fluidité de l’information, optimisation comptable des ressources de la première ligne. Il s’agit d’une posture qui vise à satisfaire les consommatrices et les consommateurs de soins de santé en avançant des réformes basées sur leur insatisfaction; il prend appui pour son action sur le sentiment « je suis tanné de ne pas en avoir pour mon argent ».

Chacun de ces éléments s’emboîte l’un l’autre bien entendu. Nous sommes dans une sortie de crise néolibérale, et cette sortie trouve sa structure dans l’approfondissement de notre rapport consumériste aux institutions publiques.

Notre réponse

A contrario, pourtant, d’autres lignes de faille pourraient être exploitées pour suivre au plus près les enjeux qu’ouvre la question de l’après-pandémie. Dans l’après-pandémie, quelle place peut incomber aux services publics pour penser et se projeter au-delà de la forclusion néolibérale ? Dans les derniers mois, j’ai eu la chance de mener différentes enquêtes d’opinion publique afin de tester certaines lignes programmatiques allant en ce sens. En voici une brève synthèse.

L’accès aux services

Débutons par l’enjeu de l’accès aux services. Lorsqu’on interroge les gens sur le genre de services qu’ils souhaitent, un fait saute aux yeux : il n’existe pas de préjugé favorable au caractère public ou privé des services offerts. Tout ce qui compte, c’est de pouvoir obtenir au moment opportun le service requis. Sur cette base, le recours au privé se voit grandement facilité et pose le défi de la construction d’une l’adhésion politique au principe de services publics gratuits et universellement accessibles. Sur cet aspect, il semble qu’une manière de procéder serait d’insister davantage sur :

  • Le privé, c’est qui ? Dans nos dénonciations, tenter autant que possible d’incarner notre propos sur le privé : nommer les entreprises impliquées, identifier les personnes qui tirent profit de la maladie et celles laissées de côté par l’approche marchande. Il faut être concret et clair et ne pas penser que la seule mention de l’épouvantail de la privatisation suffit pour convaincre.
  • Les gens veulent avoir accès aux services dont ils ont besoin. Toujours insister sur cela et non sur une défense désincarnée de la structure publique. Il ne faut pas oublier une vérité essentielle : dans la tête des gens, le réseau public n’est pas une fin, mais un instrument.
  • Considérant l’état actuel des services publics et leurs ratés, rompre avec la posture conservatrice de défense du statu quo et reprendre l’initiative avec des propositions de réformes.

La démocratie dans les services

Ensuite vient la démocratie comme seconde ligne programmatique. Il y a, sur le plan du positionnement tactique, des points à marquer en opposant des propositions d’élargissement du pouvoir citoyen et ouvrier aux normes bureaucratiques qui président actuellement aux destinées des différents réseaux qui ont la charge des services à la population. Ici, il y a certainement un peu de judo à faire avec l’esprit du temps : nos adversaires néolibéraux ont construit la crédibilité de leur programme sur la notion d’efficience et d’efficacité. Pourtant, les réformes réelles apportées (en santé, pensons à la loi 10[6] et à la loi 30[7]) ont toutes diminué et l’efficience et l’efficacité des services sur lesquels elles se sont appliquées. Sur ce point, la table est mise pour adopter un ton résolument offensif : la participation démocratique est assurément le meilleur rempart contre l’improductivité des structures déshumanisantes que nous avons devant nous.

L’entraide et la sobriété carbone

Justement, comme dernière ligne programmatique, l’humanisation des services publics, l’affirmation décomplexée de la primauté normative des rapports sociaux non marchands qu’ils établissent devrait être davantage mise de l’avant dans le contexte de notre lutte aux changements climatiques. Pour le dire sommairement, s’il y existe un lien de causalité entre le développement sans frein du capitalisme et la crise environnementale, nous gagnerions collectivement à situer les services publics démocratisés comme des espaces institutionnels aptes à incarner l’idée de transition. Au cœur des services publics se trouve une idée toute simple d’entraide mutuelle que la domination capitaliste, qui a en son centre l’accumulation comme unique visée sociale valide, n’arrive pas à évacuer. Cette entraide ne se construit pas autour ou au service de la croissance économique; elle est même ontologiquement étrangère à cette idée. Le défi, il me semble, est d’être en mesure de présenter et de construire des rapports institutionnels basés sur ce principe comme la fondation d’un monde sobre en carbone. En quelque sorte, nous avons avec les services publics un embryon du monde que nous devons construire.

Tout ceci n’est qu’un rapide tour d’horizon. Il y aurait bien entendu beaucoup plus à dire. L’important est de se rappeler du caractère dynamique de l’espace politique et d’œuvrer, avec toute la force et la détermination qui nous caractérisent, à devenir un pôle actif et non seulement réactif.

Par Philippe Hurteau, chercheur à l’IRIS.


NOTES

  1. Ce texte s’inspire d’une présentation au colloque Après la pandémie : austérité, relance ou transition ?, colloque en ligne organisé par l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul (Ottawa) les 16 et 17 février 2022.
  2. Miguel Abensour, « Utopie et démocratie », dans Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens et Tonka, 2009, p. 349-362.
  3. Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021.
  4. Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018.
  5. Référence au « convoi de la liberté » qui a occupé pendant trois semaines le centre-ville d’Ottawa à la fin de janvier 2022.
  6. La loi 10 a modifié l’organisation de la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales et la création de centres intégrés de santé et de services sociaux.
  7. La loi 30 a ordonné la fusion des unités d’accréditation dans tous les établissements de santé tout en limitant à quatre le nombre d’accréditations dans chaque établissement. Elle a imposé également la négociation locale obligatoire sur 26 matières sans droit de grève.

Articles récents de la revue