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Après la pandémie : l’urgence de repenser et de transformer la responsabilité sociale des entreprises

Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 28 - Automne 2022

APRÈS LA PANDÉMIE[1] – Qu’elle soit appréhendée à l’échelle mondiale ou locale, l’économie contemporaine est organisée autour de la grande entreprise capitaliste[2] dont la logique est celle de la maximisation des profits. La crise générale qui se dessine avec ses versants économique, écologique, politique et de la reproduction sociale[3] induit une urgence, celle de rappeler les entreprises à leurs responsabilités. Cela ne saurait se faire sans l’établissement de nouveaux rapports de force qui créent les conditions pour que ces responsabilités puissent être repensées, négociées et contestées.

Investir le champ de la responsabilité sociale des entreprises

La responsabilité sociale des entreprises (RSE) est un champ de recherche et de pratique qui s’est développé dès le milieu du XXe siècle avec pour contexte privilégié d’application la grande entreprise. La question fondamentale que pose la RSE est celle des contours légitimes d’intervention de l’entreprise en dehors de ses activités orientées vers la maximisation de ses profits. Or la réponse à cette question renvoie nécessairement à des conceptions divergentes, voire antagoniques, du rôle de l’entreprise dans la société et plus largement des rapports entre entreprise, État et société civile.

La RSE demeure encore trop peu investie par les milieux progressistes. Du point de vue de la recherche et donc de la production de connaissances, très peu de travaux portés par des perspectives progressistes échappent à une critique absolue de la RSE dont la conséquence est une invalidation tout aussi absolue des possibilités de transformation des pratiques de l’entreprise privée. Il en ressort que les chercheuses et chercheurs critiques ont tendance à renoncer à toute forme d’engagement pratique avec les entreprises, laissant le champ libre à celles et ceux dont la vision est parfaitement conciliable avec le fonctionnement actuel de l’économie capitaliste. La posture assumée dans ce texte est celle d’une performativité critique[4], à savoir d’un engagement dans une démarche à la fois de critique des rapports de pouvoir et d’une tentative de transformation de ces rapports au profit des groupes de la société les plus affectés par les activités des entreprises.

Critique de la responsabilité sociale des entreprises en contexte de récession démocratique

À l’échelle mondiale, les signes de récession démocratique sont persistants depuis une quinzaine d’années[5]. Outre quelques rares soubresauts favorables à des figures de gauche − l’élection historique de Gustavo Petro à la présidence de la Colombie en juin 2022 en étant certainement l’exemple le plus intéressant − cette récession démocratique se fait globalement au profit de discours et de programmes de droite et d’extrême droite qui confortent le laisser-faire endossé par les États en matière économique depuis près de cinquante ans. Il en ressort que les entreprises continuent à gagner en puissance et en capacité d’influence sur nos choix de société. Dans ce contexte, la RSE se limite au rôle que les entreprises veulent bien se donner, en toute liberté, au lieu d’être le résultat de négociations avec les groupes de la société civile, notamment les plus marginalisés, sous l’arbitrage de l’État. C’est ainsi que des sujets tels que la crise climatique, la justice sociale, ou encore le racisme se retrouvent à être traités par les entreprises sous des formes qui s’assurent que toute action reste compatible avec la logique de maximisation des profits[6].

Bien que la récession démocratique constitue un problème grave, notamment parce qu’elle s’accompagne d’un renforcement du pouvoir des entreprises, elle ne doit cependant pas occulter la persistance de modes d’organisation et de résistance à l’échelle locale et translocale qui reposent souvent sur des pratiques démocratiques. Ce sont précisément ces modes d’organisation et de résistance qui mériteraient d’être soutenus, parce qu’ils portent en eux un potentiel de contestation radicale. Le rôle des entreprises vis-à-vis de ces initiatives consisterait à leur apporter un soutien financier et matériel sans aucun droit de regard. Il s’agirait d’une responsabilité sociale imposée, à laquelle les entreprises seraient tenues de se conformer sous l’autorité de l’État également chargé de permettre un accès le plus large possible à l’information pour la société civile. Il s’agirait ainsi de faire de la RSE une source de revitalisation de la démocratie en permettant à des initiatives radicalement contestatrices de bénéficier de financement provenant d’entreprises dont on a permis l’enrichissement par des décennies de politiques publiques de laisser-faire. Ces mesures devraient néanmoins être conçues comme transitoires, le véritable horizon à se donner étant celui d’une démocratisation interne des entreprises pour assurer une redistribution et un partage du pouvoir en leur sein.

Transformer la responsabilité sociale des entreprises par la démocratisation, une nécessité impérieuse

En dehors de l’économie sociale et solidaire qui demeure marginale, la démocratisation des entreprises, à savoir l’application de règles démocratiques au fonctionnement interne des entreprises, est un sujet peu débattu. Considérée comme étant absolument impraticable dans les milieux progressistes et comme étant absolument non souhaitable dans les milieux conservateurs, la démocratisation de l’entreprise capitaliste demeure un impensé. C’est pourtant une piste indispensable à creuser si l’on veut ouvrir les possibilités de déconcentration du pouvoir[7].

Heureusement, à défaut d’être suffisamment réfléchie, la démocratisation de la grande entreprise est expérimentée. L’exemple d’Amazon Labor Union (ALU), premier syndicat de l’histoire de la puissante multinationale Amazon aux États-Unis, est particulièrement instructif sur le désir et le potentiel de démocratisation portés par la société civile. La création d’ALU en avril 2022 est le fruit d’une mobilisation de longue haleine de milliers de travailleuses et travailleurs d’Amazon de l’entrepôt phare de Staten Island, dans l’État de New York. Le visage le plus médiatisé de cette mobilisation est l’Africain-Américain Christian Smalls, président fondateur d’ALU, dont le sénateur Bernie Sanders a signé un portrait élogieux dans le magazine Time. C’est en pleine pandémie de COVID-19 et alors qu’il s’insurgeait contre l’absence de mesures de protection pour ses collègues que Chris Smalls a été licencié par Amazon sous des prétextes ayant des relents de racisme et de classisme[8]. ALU est un cas de mobilisation d’inspiration populaire visant à changer les rapports de force au sein d’une puissante multinationale perçue comme indomptable. La bataille se poursuit[9], mais le processus de politisation des travailleuses et travailleurs d’Amazon et sa résonance inédite est déjà une démonstration du potentiel de responsabilisation des entreprises par la démocratisation imposée. C’est dans ce type d’expérimentations que peuvent se dessiner de nouvelles perspectives de transformation de la responsabilité sociale des entreprises orientée vers la justice sociale. Pour les milieux progressistes, il s’agit à la fois de soutenir et de documenter ces expérimentations pour contribuer à les faire essaimer et transformer le réel.

Nolywé Delannon, professeure agrégée au département de Management de l’Université Laval et directrice adjointe du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES).


NOTES

  1. Ce texte s’inspire d’une présentation au colloque Après la pandémie : austérité, relance ou transition ?, colloque en ligne organisé par l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul, les 16 et 17 février 2022.
  2. La réflexion proposée dans ce texte porte sur la grande entreprise capitaliste, aussi à chaque fois que le terme entreprise est évoqué, c’est en faisant référence à ce type d’organisation.
  3. Nancy Fraser, « Contradictions of capital and care », New Left Review, n° 100, juillet-août 2016, p. 99-117.
  4. André Spicer, Mats Alvesson et Dan Kärreman, « Critical performativity : the unfinished business of critical management studies », Human Relations, vol. 62, n° 4, 2009, p. 537-560.
  5. Larry Diamond, « Facing up to the democratic recession », Journal of Democracy, vol. 26, n° 1, 2015, p. 141-155.
  6. Subhabrata Bobby Banerjee, « Who sustains whose development ? Sustainable development and the reinvention of nature », Organization Studies, vol. 24, n° 1, 2003, p. 143-180 ; Subhabrata Bobby Banerjee et Diane Laure Arjaliès, « Celebrating the end of enlightenment : organization theory in the age of the Anthropocene and Gaia (and why neither is the solution to our ecological crisis) », Organization Theory, vol. 2, 2021, p. 1-24 ; Luzilda Carrillo Arciniega, « Selling diversity to white men : how disentangling economics from morality is a racial and gendered performance », Organization, vol. 28, n° 2, 2021, p. 228-246 ; Helena Liu, Redeeming Leadership. An Anti-Racist Feminist Intervention, Bristol (RU), Bristol University Press, 2020 ; Christopher Wright et Daniel Nyberg, « An inconvenient truth : how organizations translate climate change into business as usual », Academy of Management Journal, vol. 60, n° 5, 2017, p. 1633-1661.
  7. Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.
  8. Julia Carrie Wong, « Amazon execs labeled fired worker ‘not smart or articulate’ in leaked PR notes », The Guardian, 3 avril 2020.
  9. Ariane Gaffuri, « Christian Smalls, le leader syndical qui bouscule Amazon », Radio France Internationale, 27 mai 2022.

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