Le débat qui sévit actuellement dans l’espace public québécois autour de la « charte des valeurs québécoises oppose deux camps qui évitent d’aborder le problème fondamental qui devrait préoccuper notre société, au même titre que tous les pays du globe, à l’heure actuelle. En effet, toute l’attention est portée sur les signes religieux dits « ostentatoires », question qui vise à mots couverts les musulmans. Pendant ce temps, le Québec s’oriente vers le développement pétrolier irréfréné, donne le territoire en pâture aux minières et coupe dans l’aide sociale. C’est dire que le débat sur « les valeurs » en masque un, plus profond, qui est celui de la réelle valeur qui nous contraint tous: celle de l’économie capitaliste.
Un faux-débat
Le Québec rejoue une version locale de ce qui se produit en France, où le Parti socialiste, incapable de dompter les intérêts économiques qui ont la direction effective du pays, s’est replié sur des questions identitaires ou morales très polémiques: le mariage gai et la laïcité. En effet, la France a elle-aussi dévoilé une charte de la laïcité le même jour où celle du Québec était présentée par le ministre Drainville. Ces débats d’identité soulèvent les passions, à la fois chez ceux qui perçoivent une dissolution de la culture nationale, tout comme chez ceux qui voient dans ces réactions un réflexe qu’ils estiment « xénophobe ». Cette opposition entre un nationalisme réifié et un multiculturalisme libéral relève d’un faux débat qui masque la nature profonde de la crise qui affecte les civilisations occidentales.
Non pas « les valeurs », mais « la valeur »
La crise des « valeurs » qui éclate aujourd’hui manifeste une difficulté des nations à instituer des valeurs communes. Le réflexe le plus immédiat et, il faut le dire, le plus facile, est de blâmer cette crise du politique sur des étrangers venus de l’extérieur.
Or, partout, la réelle menace à l’intégrité des sociétés et, faut-il le souligner, à celle de la nature est l’impératif apparemment inéluctable de toute communauté politique à devoir mobiliser sa population, ses énergies, son territoire pour nourrir ce qu’on appelle, par euphémisme, le « développement », fût-il assorti de l’étiquette « durable ». Dans les faits, ceci signifie que la priorité est accordée à la croissance de l’économie et des innovations technoscientifiques qui la nourrissent. Ceci signifie que la valeur « croissance du capital » est celle qui a remplacé toutes les autres, et se trouve en mesure de contraindre les actions des gouvernements. Ainsi, pour nourrir l’accumulation abstraite de l’argent, les gouvernements sont prêts à concéder quantité d’avantages fiscaux aux nantis, et à abattre les lois, notamment environnementales, qui pourraient entraver le plein déploiement de la logique du profit.
Quelle souveraineté?
Le Parti Québécois avait promis d’abolir la taxe santé et d’imposer plutôt les fortunés et les minères. Ces mesures ont depuis fait long-feu. La tragédie de Lac-Mégantic a illustré de manière dramatique les coûts du développement pétrolier et du mode de vie énergivore qui y est associé. Cela n’empêche pas le gouvernement de favoriser l’exploitation pétrolière à Anticosti et Gaspé, de même que les pipelines qui viendront de L’Alberta. Plusieurs entreprises de pétrole et de gaz de schiste ont même su s’assurer le concours d’anciens premiers ministres prétendument souverainistes pour mousser « l’acceptabilité sociale » de leurs projets devant une population préoccupée des risques et impacts écologiques. Dans les faits, lorsqu’il s’agit d’exercer la souveraineté politique, le gouvernement semble avoir été contraint de prioriser les intérêts du capital.
Un véritable projet d’émancipation collective
Dans les faits, la véritable menace qui empêche les communautés politiques de réfléchir à des valeurs mises en partage est le fétichisme de « l’économie d’abord », comme le disait le slogan électoral du gouvernement de Jean Charest. Plutôt que d’imposer une chasse aux « signes religieux ostentatoires », la société québécoise devrait questionner les conditions réelles de son incapacité d’agir politiquement en commun. À ce titre, les pressions du capitalisme mondialisé pénètrent avec d’autant plus d’aisance au Québec que le peuple québécois s’est avéré historiquement incapable d’entrer dans la modernité en réalisant sa véritable indépendance politique. Le Parti Québécois, plutôt que de créer les conditions d’une véritable souveraineté populaire, semble considérer que les grandes entreprises commerciales et médiatiques sont les véritables acteurs qui dessineront ce que sera le Québec de demain. La nomination controversée de Pierre-Karl Péladeau à la direction d’Hydro-Québec illustre cette dérive.
Si le peuple du Québec entend réfléchir sur les « valeurs communes » avec lesquelles il entend entrer dans le 21ème siècle, cette entreprise ne saurait prendre la forme caricaturale de pictogrammes illustrant les vêtements proscrits dans les bureaux de l’État. En effet, le danger qui menace la société québécoise n’est pas différent de celui qui menace l’entièreté de l’espèce humaine. Plutôt que de discuter vainement des « valeurs occidentales », ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur « la » valeur qui nous réunit tous aujourd’hui: celle de l’accroissement infini de la valeur économique. Certes, cela veut aussi dire s’interroger sur le type de société qui devra être institué en lieu et place de celle du tout-à-l’économie, avec les questionnements sur le vivre-ensemble que cela suppose. Mais cela ne pourra se faire qu’en articulant, contre la domination de la valeur argent, une valorisation de l’humanitude, de la culture et du respect de la nature. En ce sens, une véritable république québécoise serait celle qui serait en mesure de se ressaisir du passé québécois et de se projeter dans l’avenir en entendant le fin mot déjà articulé dans Parti Pris dans les années 1960: socialisme et indépendance.
Maxime Ouellet, professeur à L’École des médias de l’UQAM
Eric Martin, professeur au département de philosophie du CÉGEP Édouard-Montpetit