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Une question en suspend pour le féminisme et pour la gauche

par DAHAN Sylviane

« Tout au long des millénaires, les hommes ont utilisé les corps des femmes selon leurs caprices, les ont contrôlé, échangé pour renforcer leurs liens de solidarité, vendu pour l’usage et le plaisir masculins. Voici une curieuse manière d’inverser la réalité : loin d’être le métier le plus vieux des femmes, la prostitution constitue le plus ancien des privilèges dont profitent des hommes ». Claudine Legardinier, Saïd Bouamama.

S’il y a un phénomène social qui, au cours de ces premières années du XXIe siècle, génère controverse et divise le mouvement féministe et l’ensemble des gauches, c’est sans doute celui de la prostitution. Traditionnellement, sur cette question se profilaient deux grands champs dans la pensée politique. Le premier, conservateur, combinait le mépris et la condamnation morale des femmes prostituées, considérées responsables de leurs vies « dépravées », avec une indulgente compréhension pour ce qui concerne la fougueuse inclination « naturelle » des hommes. La prostituée préservait la vertu de la femme « honnête ». À partir de cette optique, le prohibitionnisme a surgit – c’est-à-dire, l’idée de considérer la prostitution comme un délit, ce qui entraîna une persécution particulièrement focalisée sur les femmes prostituées. De fait, le prohibitionnisme, parfaitement hypocrite, n’a jamais pu dompter un phénomène enraciné dans l’inégalité sociale, la violence et l’oppression de genre. Tout au plus, a-t-il prétendu « nettoyer les rues », enfonçant la prostitution dans une sordide semi clandestinité. Même sous les régimes répressifs des monarchies pétrolières du Golf, où la femme s’expose à la peine de mort, la prostitution est aujourd’hui une réalité en pleine expansion.

L’alternative de la régulation du commerce sexuel, à l’heure actuelle tellement en vogue, constitue en fait une idée très ancienne. Sans qu’il y ait besoin de remonter aux exemples médiévaux d’organisation des bordels à la charge des autorités municipales ou ecclésiastiques, nous pourrions citer comme curiosité – et rappelant quelques ordonnances de récente facture – la décision du Conseil Municipal de Buenos-Aires, adoptée en 1624, en vertu de laquelle « toutes les femmes de mauvaise réputation devaient vivre dans des maisons éloignées des maisons honnêtes et principales ». [1] Le vieux ségrégationnisme, ainsi que les formes les plus modernes de réglementation, partent d’une même et fatale constatation : étant donné que, de toute façon, « le métier le plus vieux du monde » a toujours existé et existera toujours, mieux vaut mettre de l’ordre dans sa pratique selon certains critères. Et ces critères, comme il ne peut en être autrement, ont toujours conduit à une humiliation des personnes prostituées : depuis les contrôles sanitaires des maladies vénériennes – pratiqués exclusivement sur les femmes-, en passant par les classiques bordels jusqu’aux formes d’organisation plus récentes et massifiées de l’industrie du sexe. Arborant une morale vétuste ou hygiéniste pragmatique, prohibitionnistes et régulateurs partagent, au fond, une même perception de la condition humaine.

Bien avant que le féminisme construise les instruments théoriques nécessaires à la compréhension du phénomène historique du patriarcat et à son imbrication dans le fonctionnement et reproduction des sociétés de classes – apport décisif à la pensée émancipatrice du XXe siècle – la gauche sociale européenne, dès ses premiers balbutiements, avait, déjà, une autre manière de voir les choses, aux antipodes de l’anathème des chaires et de la morale bourgeoise. « Les Pauvres » se reconnaissaient dans l’émotive solidarité avec Fantine, la victime de l’exploitation et l’injustice, la plus humiliée de l’humiliée classe prolétaire, la manufacturière poussée à se prostituer pour nourrir sa fille Cosette. Cette intuition nécessaire qui perçoit que la prostitution s’acharne sur les êtres les plus vulnérables du peuple travailleur a précédé la construction d’un discours théorique et a accompagné les exploits libérateurs du mouvement ouvrier. Toute authentique révolution d’horizon socialiste s’est caractérisée par l’irruption résolue de la femme sur la scène politique, depuis qu’elle a pris la parole et a esquissé l’idéologie de son émancipation – comme, à l’inverse, toute involution a comporté le retour de la femme au foyer traditionnel et à la réaffirmation de sa condition de subordination à l’homme. Avec une plus ou moins grande réussite, toute révolution a entraîné une pulsion libératrice des femmes prostituées, elle les a entraînées à s’élever contre une oppression séculaire et à recouvrer la dignité dont elles étaient privées. La permanence d’une tare sociale et morale comme l’institution que représente la prostitution, paraissaient inconcevables dans le projet d’une société égalitaire. Aujourd’hui, par contre, se déclarer abolitionniste n’est pas du tout facile pour les femmes et hommes de gauches.

Perte de valeurs

« Les valeurs libérales ont pollué une partie importante de la gauche et du mouvement de femmes », écrit le sociologue québécois Richard Poulin dans « Quinze Thèses sur le capitalisme et le système prostitutionnel mondial ». [2] Ce « seraient les sociaux-démocrates et les Verts allemands qui ont légalisé la prostitution. (…) Sans prétendre faire ici un bilan de cette gauche (…) il faut signaler que leur acceptation des valeurs libérales leur a permis d’exercer, dans certains pays, un rôle actif dans la normalisation des industries du sexe au nom de la défense des »travailleuses du sexe« et du »droit à l’autodétermination personnelle« , dont le droit à la prostitution ferait partie. (…) ».

Considérer que la prostitution ne peut se comparer avec n’importe quel travail, affirmer que cette institution est dégradante pour la femme ou qu’elle se base de façon structurelle sur une relation de domination masculine et de violence de genre – et que, par conséquent, il ne s’agit pas de gérer ce phénomène, mais de le dépasser historiquement et socialement, en commençant par considérer les personnes prostituées comme des victimes -, s’est converti en une attitude militante, à contre-courant d’un régulationnisme diffus et majoritairement accepté parmi des gens d’opinions généralement avancées. Le féminisme, si lucide dans la déconstruction des multiples manifestations du patriarcat, reste soumis ici, le plus souvent, en un inconfortable mutisme. Actuellement, il semble plus facile d’écouter de la part de vétéranes féministes quelque furieux commentaire sur « le refus de la victimisation » qu’un appel à réagir devant les infâmes conditions d’existence que des centaines de milliers de femmes dans le milieu de la prostitution subissent. Les victimes de la violence quotidienne de la part de mafias et d’États, de proxénètes et de nombreux hommes accèdent à leurs corps en échange d’argent, sont rarement rappelées le 25 Novembre. Objectivement, et en rupture avec la meilleure tradition féministe, cette invisibilité sape les solidarités et nous entraîne à considérer qu’il y a des victimes dignes d’être défendues… et d’autres qui sont responsables de leur destin.

Cependant, si le féminisme se débat aujourd’hui dans de telles contradictions, celles qui se manifestent dans les rangs de la gauche, et que Poulin signale, ne sont pas moins déchirantes. Dans notre pays, seule une partie du minoritaire mouvement communiste et de l’extrême gauche – et quelques secteurs de la social-démocratie – considèrent nécessaire d’élaborer des réformes législatives et des programmes tendant à protéger et à offrir des alternatives aux femmes en situation de prostitution, dans la perspective d’éradiquer cette pratique. Les voix qui prêchent et insistent à vouloir régulariser l’exercice de la prostitution sont majoritaires. Celle-ci est, par exemple, la position officielle de forces importantes comme les Commissions Ouvrières ou la Fédération d’Associations de Voisins de Barcelone. Une position inquiétante pour peu que l’on réfléchisse sur ses implications. Quelqu’un s’est arrêté un moment pour penser en quoi pourrait consister une Convention Collective de cette « branche professionnelle », une inspection du travail ou quelques cours de formation ? Est-ce que les seize années d’âge légal pour travailler seraient adéquates pour postuler à cette « profession » ? Est-ce qu’une femme au chômage, pourrait recevoir de la part de l’INEM [organisme espagnol qui gère les prestations de chômage.], une offre d’emploi comme prostituée ? (Il ne s’agit pas d’une digression rhétorique : cette situation s’est déjà vue en Allemagne). Explorer cette option signifie pénétrer dans un labyrinthe… dont les sorties paraissent inévitablement humiliantes pour la femme.

Nageant en pleine « post-idéologie »

Une vague de « modernité » a envahi la pensée critique, en la remplissant de doutes paralysants. Il « faut distinguer entre la prostitution forcée, condamnable, et celle qui constitue une libre option ». Souvent, ces voix libérales sont prisonnières d’une illusion : le mirage d’une prostitution libre de violences, rendue digne socialement et exercée dans les règles d’un État de Bien-être moderne. Cependant, si « un autre monde est possible », aucune autre prostitution ne l’est. La violence intrinsèque qui suppose le « droit » d’un homme à posséder à son gré le corps d’une femme – qui constitue l’ultime frontière de la domination patriarcale – se conjugue et s’est nourrie des traits propres mêmes de l’impérialisme. L’impérialisme, régime par excellence de l’inégalité, des guerres, de l’oppression et de la misère pour la plupart de l’humanité, fait de la prostitution le dernier paradigme. Et c’est ainsi que nous avons la prostitution réellement existante, sordide et brutale dans sa dimension planétaire : le trafic, basé sur la prostitution, de millions de femmes et de fillettes dans le monde entier ; les réseaux mafieux et leurs connexions, corrompus avec des gouvernements et des institutions ; l’exploitation sans limites de la misère et la déstructuration sociale ; le confinement de femmes et mineurs en bordels et destinations de tourisme sexuel ; l’exposition sur les trottoirs, routes et zones industrielles…

Et, à chaque pas, les maladies, la dégradation psychique et physique… et la violence, la violence quotidienne de la part de clients, proxénètes ou policiers – soit dans leur fonction « d’agents de l’ordre public » ou comme complices corrompus des mêmes réseaux de prostitution. Les pays qui, comme la Hollande, ont opté pour la légalisation, non seulement n’ont pas réussi à exiler personne, mais ont vu croître exponentiellement le trafic de femmes – provenant surtout de régions économiquement déprimées, comme les pays de l’Europe de l’Est –, se multiplier le nombre de femmes prostituées – singulièrement en circuits illégaux – et augmenter le volume d’affaire et l’influence des mafias dans la société et le pouvoir. Elle renforce un volume d’affaire, en s’intégrant dans leurs « respectables » institutions financières, les tendances parasitaires et spéculatives qui caractérisent le capitalisme contemporain. Les énormes sommes d’argent générées par la prostitution circulent à travers les mêmes canaux que les profits du trafic d’armes ou de drogues… et finissent par être blanchies dans le tourbillon spéculatif des bulles immobilières. La prostitution enfonce ses racines dans le terrain abonné par la pauvreté et le désespoir social. Et c’est là que ses fruits amers mûrissent.

Une autre expérience

Il y a quelques autres expériences, différentes des régulations qui ont favorisé l’expansion des industries du sexe, dont les moyens de communication ne parlent en général pas beaucoup. « La Suède, grâce à une politique développée pendant de nombreuses années en faveur de l’égalité entre hommes et femmes, considère que la prostitution constitue une violence exercée contre les femmes. C’est le premier pays qui a étudié le comportement des clients (rapport d’Axel Sven Manson, présenté à l’Unesco l’année 1987), et prétend en faire prendre conscience à ses auteurs. À partir du 11 janvier 1999, la prostitution – dans le sens de prostituer une personne – est interdite et les clients – prostitueurs – sont considérés comme des délinquants susceptibles d’être condamnés à des peines de prison. On a ménagé un travail d’accompagnement, à la charge de services sociaux spécialisés, afin d’aider les personnes prostituées qui le désireront, à abandonner leur condition, ce qui est le cas de plus de 90% d’entre elles. On a aussi promu une politique d’information, dirigée au public, pour dissuader les hommes de recourir aux services d’une personne prostituée. Résultats ? On estimait la clientèle de 125.000 personnes et de 2.500 le nombre de personnes prostituées en 1998. Trois ans après, la prostitution de rue à Stockholm, où elle avait connu un fort accroissement dans la période antérieure, a diminué de 50% et le nombre de prostitueurs a diminué de 80%. Ces résultats ne signifient pas que la prostitution ait disparu en Suède : la clandestinité est devenue obligatoire pour les personnes prostituées, ce qui les rend plus fragiles, et la frontière finlandaise a vu augmenter les centres de prostitution. D’autre part, les prostitueurs suédois utilisent le tourisme sexuel dans d’autres pays ». (« Anarchisme, féminisme, contre le système prostitutionnel »).

En d’autres mots, l’expérience suédoise démontre que le triomphe de « l’abolitionnisme en un seul pays » n’est pas possible. Ceci n’enlève pas qu’il s’agit du modèle qui, à l’heure actuelle, offre les meilleures garanties de protection à la femme, aux antipodes des désastreux effets sociaux induits par la légalisation de la prostitution dans quelques pays européens, du sud-est asiatique ou du Pacifique.

Où est la liberté ?

La géographie de la misère humaine, des pays pauvres jusqu’à nos sociétés industrielles, gomme la frontière entre prostitution forcée et « volontaire ». Dans les premiers, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution se situe autour des douze années ; ici, autour de quatorze ans. Quelle que soit l’optique où l’on se place, en ce qui concerne la femme, la liberté et la prostitution sont deux notions et deux réalités inconciliables. Il existe, sans aucun doute, un stigmate social très répandu envers les femmes prostituées, produit d’une morale rétrograde encore en vigueur. Mais, ces considérations ne sont pas celles qui déterminent les conditions de la prostitution. Il paraît utile de se référer ici à la distinction que le philosophe slovène Slavoj Zizek établit entre « violence subjective » et « violence objective ». [3] La première a un sujet, personne ou collectif, parfaitement identifié, qui l’exerce et la fait visible devant tout le monde. La deuxième, du substrat de toutes les dysfonctions et des violences apparentes, est inhérente au système qui régit les relations humaines dans leur ensemble. Dans la mesure où cette violence fondamentale fait partie de « l’ordre naturel des choses » communément accepté, elle est rarement perçue en tant que tel. Tout au contraire, la violence structurelle apparaît comme « le degré zéro de violence », un niveau neutre sur lequel on visualise les violences subjectives. Pour ainsi dire, l’arbre de la violence subjective ne nous laisse pas voir l’épaisse forêt de la violence systémique.

Une chose similaire arrive avec ces distinctions qu’on prétend établir sur les différents types de prostitution : la brutalité démesurée du trafiquant d’êtres humains, qui achète, séquestre et vend des femmes et des fillettes aux réseaux de prostitution… le visa pour travailler comme danseuse dans un night-club, accepté « librement » par la jeune fille d’un pays balkanique dévasté par les guerres ethniques, fait que nous arrivions à considérer comme « le degré zéro de violence ». De la même manière, la violence symbolique du stigmate social noircit dans ce cas la violence inhérente au système et aux relations entre des hommes et des femmes qui forment le monde de la prostitution.

Quelques partisans de régulariser la prostitution brandissent, cependant, un argument qu’ils croient définitif : « Il faut écouter l’opinion des prostituées elles-mêmes. Personne n’a de droit à parler en leur nom ». Et le témoignage de femmes ou collectifs qui affirment se prostituer librement apparaît toujours. L’argument, qui dit qu’il est préférable à travailler dans des conditions précaires et pour un salaire dérisoire, comme caissière d’un supermarché ou comme femme de ménage, ne manque pas non plus. Mais, allons pas à pas. Sous le capitalisme, toute relation de travail entraîne l’exploitation de la force de travail, extraction de plus-value de la part du capital, tant s’il s’agit de la production de marchandises, comme si nous parlions de services destinés à faciliter la circulation de celles-ci ou la reproduction de la propre force de travail. En recourant à la terminologie marxiste, quelques avocats de la régulation nous proposent que nous considérions la prostitution comme une prestation de service d’ordre sexuel. C’est ici où le féminisme participe pour mettre les choses à leur place, en démasquant ceux qui transforment la théorie marxiste de l’exploitation en un pur sophisme. Et c’est que le « service » en question ne consiste pas en un contrat d’achat et de vente de force de travail, mais dans la possession intégrale du corps de la femme de la part de l’homme ; c’est-à-dire, dans l’annulation de la femme comme personne et sa transformation en simple objet, manquant d’identité, volonté ou désirs propres, et destiné à l’exclusivité et privilégiée satisfaction sexuelle des hommes. Ainsi donc, sous l’apparence d’une transaction commerciale, s’exerce une relation abusive proche de l’esclavage, d’un acte systématique de violation.

Comme Judith Ézéchiel le disait : « Le fait qu’un individu d’un groupe opprimé réussisse à échapper à certaines constrictions ne peut pas noircir la situation générale de son groupe. Qu’une victime arrive à avoir une existence heureuse malgré les limites qui lui sont imposées ne justifie en rien les limites mentionnées. Finalement, ce n’est pas parce qu’un individu trouve dans l’oppression une source d’identité et la transforme en inspiration créatrice, que l’oppression soit pour cela légitimée, ni cette création invalidée » (Les Temps modernes, mars-avril de 1997).

Une traînée de souffrance

De manière tragique, la vie démontre de façon rigoureuse que la perception du féminisme est exacte. Avec le nombre de suicides, l’addition à l’alcool et les drogues, les ravages psychologiques et la destruction de l’amour-propre qui sont monnaie courante dans le monde de la prostitution, devrait être suffisant pour que l’opinion publique se rende compte que nous ne parlons pas « d’un travail comme un autre ». [4]

C’est choquant qu’une partie du mouvement féministe, qui a fait de la revendication du droit au propre corps et la lutte contre la femme objet, une référence émancipatrice évidente, soit tellement désorientée quand elle aborde le thème de la prostitution. Il en est de même avec la gauche, pourtant parfaitement familiarisée avec le phénomène de l’aliénation, qui s’accroche à quelques témoignages pour critiquer l’abolitionnisme. Entendre les propres intéressées ? Bien sûr que oui ! Cependant, qui écoute les « cris du silence » de ces millions de femmes et fillettes du monde entier, objets de trafic et d’exploitation sexuelle ? Qui demandera l’opinion des filles africaines, des asiatiques, des jeunes de l’Europe de l’Est qui à grand peine balbutient notre langue, qui n’ont pas de papiers, et que les réseaux de proxénétisme déplacent de façon constante d’un quartier à un autre, d’une route à une autre, d’un club à un autre, les déstabilisant et empêchant n’importe quel enracinement ou intégration ?

Les détracteurs de l’abolitionnisme sont-ils réellement disposés à formuler les questions adéquates et à écouter les abondants et documentés témoignages disponibles ? Dans ce cas, ils seraient effrayés par l’âge extrêmement bas d’entrée dans le monde de la prostitution à laquelle nous faisons référence plus haut ; à cause de la fréquence d’antécédents familiaux de déstructuration, de violences domestiques ou d’incestes ; à cause de la désorientation affective qui transforme une jeune en victime propitiatoire d’un proxénète, « professionnelle » ou occasionnelle ; à cause de l’incidence de l’échec scolaire, de la marginalisation sociale, de l’absence de perspectives et de l’effondrement de l’amour-propre… C’est-à-dire, par le récit vital qu’il y a derrière la « libre option de se prostituer ». Le témoignage de ces femmes qui, après avoir réussi à abandonner le monde de la prostitution, s’identifient comme « survivantes » est révélateur. Celui de celles qui, plongées encore dans cet univers, décrivent la misère des relations humaines, de l’intime répugnance que les « clients » leur inspirent et de l’exil d’elles mêmes qu’elles doivent souffrir de façon quotidienne. [5]

« Parler d’option sans tenir compte du rôle de l’idéologie paraît simpliste – écrivent les libertaires françaises Hélène Hernández et Élisabeth Claude. Comment ne pas se rendre compte que, dans notre société, opter pour la prostitution constitue peut-être une alternative… mais d’une alternance imposée surtout aux femmes ? On parle de »libre arbitre« , mais ici seul le »client« est libre. La prostitution, sous la forme d’une offre disponible, existe seulement parce qu’il y a une forte demande. Prétendre que nous sommes libres de satisfaire nos désirs occulte le fait que, en réalité, tout acte a ses conséquences. La liberté de quelques-unes et quelques-uns interfère avec celle des autres – et les plus puissants sont toujours ceux qui finissent par imposer leurs décisions aux plus faibles ». (« Anarchisme, féminisme, contre lui système prostitutionnel ». Éditions du Monde Libertaire. Mai 2009).

Fondements d’un tournant

Il peut sembler paradoxal que, justement quand la globalisation libérale a entraîné à l’extrême l’exploitation, la pauvreté et les inégalités à toute la planète ; quand la dynamique capitaliste de marchandisation de tout ce qui existe a développé exponentiellement l’industrie du sexe – avec son corollaire de souffrance humaine, brutalités et exactions… le féminisme et la gauche « abandonnent leur rôle ». Le paradoxe est seulement apparent. Le triomphe du néolibéralisme au cours des dernières années a miné en profondeur les conquêtes et la relative cohésion sociale. La social-démocratie européenne, avec un pied dans les conquêtes de l’après-guerre et l’autre dans les institutions, a couronné son évolution avec une profonde intégration de ses élites aux dispositifs politiques, financiers, commerciaux et militaires de la globalisation. Le social libéralisme combine la défense du marché et de sa logique de privatisations avec une suite de politiques d’assistance – et quelques réformes dans le domaine des droits civils -, destinées à atténuer le choc dévastateur de la « libre concurrence ». L’humanitarisme compatissant a remplacé la solidarité, de la même manière que l’adaptation possibiliste à « l’économie de marché » a remplacé les désirs ardents de transformation sociale. Le naufrage historique du projet socialiste avec lequel conclut le siècle a entraîné pessimisme et renoncement des pensées critiques. Le féminisme – et même la gauche radicale – ne sont pas une exception. Voici le fond de ce récent « pragmatisme » envers le phénomène de la prostitution.

Dans un récent travail sur la réforme universitaire connue comme le « Plan de Bologne » et la marchandisation de la connaissance, Daniel Bensaïd dénonce la nouvelle misère estudiantine, leur précarité galopante et la préoccupante extension de la prostitution dans le domaine universitaire. [6] Le phénomène revêt une énorme charge symbolique. Pendant longtemps, les gens simples ont perçu l’accès à la culture non seulement comme le moyen d’une promotion sociale, mais comme le chemin vers l’autodétermination et la dignité. Pour ces secteurs des classes populaires, qui ont lutté pour l’accès de leurs filles et fils aux études supérieures avec l’espoir de les voir se débarrasser pour toujours d’une humiliation séculaire, c’est vécu comme une dure réalité. L’université qui fut un »temple du savoir et des humanités« idéalisé a été littéralement »prisonnière« pour une nouvelle génération d’étudiants, singulièrement féminisée. Mais voici que l’obtention d’un prestigieux « master » peut être alterné avec le triste »métier” de ces filles analphabètes que l’après-guerre avait versées dans les rues de la pauvreté. On referme le cercle. Le capitalisme a converti en cauchemar les désirs ardents de la classe ouvrière.

Il est vrai que quelques groupements de prostituées – aux États-Unis, en France, en Angleterre, dans l’État espagnol – revendiquent une reconnaissance formelle de leur activité. Cependant, la plupart des positionnements en faveur d’une régularisation proviennent de secteurs intéressés à renforcer le contrôle sur les mouvements migratoires, à gérer les espaces publics selon certains modèles standardisés ou à reconduire la prostitution à travers leurs propres circuits d’affaire. Au cours d’un débat dans une télévision locale de Barcelone, l’avocat et gérant d’un réseau de clubs d’alterne se scandalisait du spectacle que ses enfants, en revenant de l’école, devaient supporter la vision des filles roumaines ou africaines qui « faisaient le trottoir ». « Pourquoi est-ce que les autorités n’arbitrent pas cette situation ? – se demandait notre élégant proxénète. « Il y a des locaux adéquats pour que ces femmes travaillent dans de bonnes des conditions ».

Il est vrai, que quand certains secteurs de la gauche sociale revendiquent la reconnaissance des droits des « travailleuses du sexe », la prétention est de les rendre dignes et de les protéger. Mais, un positionnement qui évitera la nature intrinsèque de la prostitution, qui la banalisera, peut finir par légitimer l’oppression au lieu de rendre digne l’être opprimé. Dans le cas des personnes prostituées, il s’agit de revendiquer la dignité et les droits inhérents à leur condition en tant que personnes, en rachetant leur droit effectif à décider, et non pas de les emprisonner dans leur situation actuelle. Le chemin vers l’enfer est semé de bonnes intentions.

Mythologie postmoderne

Toute époque incertaine crée ses mythes, généralement destinés à exorciser ses peurs ou à sublimer une décourageante réalité. La postmodernité a aussi généré les siens, caractérisés par l’exaltation de l’individualisme, l’insolidarité et le mépris des projets collectifs. Une de ces fantaisies, attachée au courant d’opinion que nous pourrions appeler « libéral féminisme », est celle du prétendu « apoderament » (prise de pouvoir) des femmes ; c’est-à-dire, la conquête de positions de force dans certains domaines de décision, capables d’équilibrer ou même de renverser la position dominante des hommes. Si nous parlons de mythe c’est parce que cela ne dérange, ni ne constitue une subversion contre le système patriarcal, mais prétend que quelques-unes occupent de ses « citadelles », comme dirait Gramsci. S’y classant et la fortifiant, la femme « autorisée » – et non émancipée – renforce la pyramide dominatrice sur l’ensemble des femmes. Elle reproduit ainsi les traits du patriarcat. Toujours pertinent, Slavoj Zizek ironise sur ceux qu’il appelle « communistes libéraux » ; personnages qui, comme Bill Gates, construisent le matin des affaires multimillionnaires, partageant pleinement les dynamiques capitalistes qui plongent des continents entiers dans la misère… et qui, l’après-midi patronnent des œuvres philanthropiques pour atténuer les ravages des politiques d’ajustement structural en l’Afrique.

Le patriarcat, dont le cœur bat à l’unisson avec le pouls du capitalisme, a aussi ses hommes « féministes libéraux ». [7] Ce sont eux qui, en quelque sorte, « autorisent » l’ascension ou le triomphe individuel de certaines, ainsi que l’échec collectif de la grande majorité. Pour maintenir leurs privilèges, ils doivent s’appuyer chaque fois plus et intégrer dans leur discours – et voire le geste – leur propre négation. Le mythe de l’hétère, (d’une illusion similaire), la prostituée qui, grâce à ses charmes, exercerait un irrésistible pouvoir sur les hommes, se situant ainsi au-dessus des relations de domination y participe. La désinvolture de quelques femmes prostituées qui revendiquent cette figure exerce une indéniable fascination parmi certains secteurs de la gauche. L’histoire, est tout de même plus prosaïque que toutes ces mystifications. Les hétères étaient les prostituées de luxe de la Grèce antique. Leur « pouvoir » durait le temps de l’éphémère attraction de leur jeunesse parmi les hommes riches qui régissaient cette société esclavagiste. Dans leur vieillesse, les hétères pouvaient seulement survivre en prostituant à leur tour d’autres jeunes. L’hétère ne représente aucune forme de rébellion face à l’esclavage, mais constitue une de ses institutions.

En pleine confusion

Mais, à gauche, continue à pleuvoir les invectives contre le courant abolitionniste. Celui-ci voudrait, non seulement « faire taire » les collectifs qui vivent de la prostitution, mais serait aussi muselé par une morale étriquée, selon laquelle la seule légitimité possible des relations sexuelles est à travers l’amour, et condamnent que ces relations puissent se maintenir en échange d’argent. L’abolitionnisme serait même suspect de représenter un certain impérialisme culturel en voulant préserver la « décence » de nos pays avancés… tandis qu’au tiers-monde continuent à prospérer des bordels globaux, les grandes destinations du tourisme sexuel. Comme s’il existait une muraille de Chine entre ces destinations et la fleurissante industrie du sexe dans les métropoles ! Comme si la globalisation n’avait pas établi déjà d’amples circuits internationaux pour satisfaire la demande croissante d’une société hautement sexuée ! L’alternance ne se situe pas, dans ce cas, entre « sexe par amour ou pour l’argent », mais entre une relation libre, basée sur le respect, l’affinité, l’attraction mutuelle ou le désir… et la soumission du corps d’une personne au plaisir exclusif d’une autre, en position de domination sur la première. Est-ce que nous serions disposés à accepter la violation comme une manifestation de la sexualité ? « Non, nous répondra-t-on, dans le cas de la violation : il y a victime et agresseur ». Mais la relation entre le client prostitueur et la femme prostituée ne résulte pas non plus d’une rencontre entre deux personnes dans l’exercice de leur libre arbitre : elle implique et reproduit, comme nous l’avons déjà dit plus haut, d’une relation de domination et d’inégalité. Le sexe devient ici le vecteur de la réaffirmation d’une identité déterminée à partir de la jouissance d’un privilège.

L’acceptation de la prostitution est tributaire de l’atmosphère délétère d’un monde soumis en une crise de civilisation. Tandis que le capitalisme continue sa fuite en avant, en menaçant la survie de la planète, ceux et celles « d’en bas » sont encore loin de se hisser au niveau de sujets conscients d’une profonde et urgente transformation sociale ; des relèves idéologiques et politiques crédibles, organisations qui soient au niveau des circonstances, manquent ; dans leur mouvement vers un nouveau monde, elles doivent construire d’autres relations, d’autres valeurs… Voici le terrain sur lequel fleurit ce nihilisme de gauche qui prétend « douter de tout ». [8]

L’apogée international de la prostitution a modifié sa réalité dans tous les pays. Dans l’État espagnol, l’immense majorité des femmes prostituées sont déjà des étrangères. Cette contradiction qui constitue la base d’autres divisions, a généré parfois des frictions entre autochtones et étrangères. En général les premières sont celles qui revendiquent un exercice relativement autonome de la prostitution, devant les puissants réseaux qui contrôlent le flux des étrangères. D’ici surgit l’idée d’une « prostitution libre » au nom de laquelle on réclame des mesures régulatrices. Mais la normalisation du « travail sexuel » entraîne la légalisation du proxénétisme et celle de toute l’industrie basée sur l’exploitation de la prostitution. Et, dans ce sens, représente une menace pour toutes les femmes, qui seront toutes prostituïables. À partir de n’importe quel point de vue, la fragmentation de l’univers féminin affaiblit sa résistance aux attaques du patriarcat. Il faut aussi mentionner ici une autre critique : l’abolitionnisme ne tiendrait pas non plus compte de l’existence de collectifs de transsexuels, d’homosexuels ou de bisexuels qui vivent de la prostitution. Y a-t-il des orientations sexuelles inclines à se prostituer ? Est-ce que le problème n’est pas à chercher dans le refus social de certaines manifestations de la sexualité humaine et la condamne à la marginalisation ? La tâche est alors la lutte contre la discrimination dans toutes les sphères de la vie sociale, et non la consécration d’un ghetto prostitutionnel. Un ghetto – ne l’oublions pas – soumis à l’obtention du plaisir masculin et, par conséquent, partie intégrante des dispositifs du patriarcat.

Mais ne sortons pas du débat moral. L’alternance au puritanisme hypocrite n’est pas l’amoralité, mais la construction d’une autre morale supérieure. Une morale indissociable de l’effort des classes travailleuses et opprimées pour se mettre debout, pour surpasser la fragmentation et l’aliénation à laquelle elles sont soumises. C’est-à-dire, une morale qui protégera la solidarité et la coopération devant l’individualisme ; le respect, la dignité et l’égalité par-dessus des abus et privilèges ; le droit au-dessus de la charité ; l’esprit critique au lieu de la vénération envers les fausses autorités ; la volonté de s’attribuer connaissances et savoirs afin de préparer une nouvelle civilisation, plus juste et en accord avec les potentialités de l’humanité et réconciliée avec la nature… En un mot : une morale qui encouragera à la rébellion contre n’importe quelle tyrannie et promotionnera la lutte incessante pour la vérité… À partir de cette morale – aujourd’hui à grand peine esquissée, « en construction » comme le propre mouvement historique qu’elle doit affermir -, il n’y a pas à avoir d’hésitations intellectuelles sur la prostitution : il s’agit d’une institution qui violente l’ensemble des femmes, à cause de leur soumission ancestrale aux hommes et qui, par conséquent, ne peut qu’être abolie.

Une des caractéristiques de cette nouvelle morale, à cause de son refus de n’importe quelle mystification, est une volonté ferme de concordance avec la réalité. Et c’est à la réalité que nous nous référons. Avec une ampleur sans précédent, les guerres coloniales du nouveau siècle ont transformé le corps de la femme en champ de bataille et la violation systématique en une arme de destruction massive de l’intégrité et l’estime des peuples qu’on prétend soumettre ou annihiler. En transformant à son tour la vieille séquelle de la prostitution en une prodigieuse affaire planétaire et en une source de souffrance de proportions également inouïes, le capitalisme global livre une guerre sourde contre les classes plébéiennes de tous les pays ; une guerre de désagrégation, de destruction morale et d’abrutissement. Nous pouvons débattre des stratégies. Mais la gauche et le féminisme ne peuvent pas éluder la bataille. L’écrivain indien Arundhati Roy n’exagérait point en s’adressant, l’année 2004, au Forum Social mondial de Mumbai : « Nous sommes en guerre ». Comme le disent Legardinier et Bouamama : « S’il faut attaquer quelque ordre moral c’est justement celui qui maintient la prostitution, complice de l’ordre établi et éternel allié des inégalités ».

De l’absence de légalité à la régulation

« Dans ce pays – pouvait-on lire il y a peu dans un bulletin de la mairie socialiste de Barcelone -, la prostitution n’est pas interdite, ni légalisée. Simplement, elle est là ». Celle-ci serait la photo figée. La réalité, eppure si muove. En un récent travail sur les femmes immigrantes, publié à la revue de gauche alternative « Viento Sur », Carmen Gregorio Gil signale que « le débat à faire, face à la prostitution dans l’État espagnol, a à voir avec deux propositions bien différentes poussées par les gouvernements central et autonome. D’une part, le rapport réalisé par le gouvernement de la nation en 2007 à la demande de la Commission Mixte du Congrès et du Sénat sur les Droits de la Femme à partir d’une perspective abolitionniste, et d’une autre le brouillon de la Loi de Limitation de Services Sexuels Rémunérés de la Generalitat de Catalunya accueillant une perspective réglementariste ». [9] C’est vrai. Mais l’abolitionnisme officiel du gouvernement du PSOE, en soi, a peu de possibilités de résister devant la pression croissante des administrations locales et autonomes – en commençant par celles que dirige le même Parti socialiste – dans le sens d’une régulation de la prostitution. Les paramètres néolibéraux, dans lesquels la proposition de Zapatero intervient, empêchent toute fermeté abolitionniste.

Les rapports du gouvernement central, établis par le Ministère de l’Intérieur en décembre 2008, affirment que plus de 90% – peut-être 95% – des femmes prostituées en Espagne étaient des étrangères, la majorité en situation irrégulière ou précaire d’un point de vue administratif. Ces rapports se référaient à un collectif de plus de 400.000 femmes – même s’il y a d’autres estimations qui considèrent que ce chiffre est très en deçà de la réalité… D’autres études sur le nombre d’« utilisateurs » des services de ces femmes situent l’État espagnol au-dessus du palmarès des pays européens consommateurs de sexe de paiement et parlent de 15 millions de « clients ». Devant l’amplification du phénomène, les mairies, directement confrontées à sa manifestation dans les rues et routes, remplissent le vide légal à coups de décrets et ordonnances. L’exercice de la prostitution n’est pas constitutif de délit. Mais la capacité des administrations locales à gérer l’espace public permet de « déplacer » les collectifs qui la pratiquent, et d’exercer une pression policière. La Mairie de gauches de Barcelone (dans ce cas des socialistes et des républicains ont eu le support de la droite, mais se sont trouvés avec l’opposition de leurs membres de gouvernement d’ICV) a été pionnière dans l’élaboration d’une « ordonnance civique », dont l’exemple s’est étendu à d’autres villages et villes. Mettant dans un même sac comportements inciviques, mauvais traitement du mobilier urbain, mendicité ou prostitution, l’ordonnance – de façon ambiguë dans le traitement de réalités de nature si différente – accorde un pouvoir discrétionnaire et arbitraire au gouvernement de la ville pour administrer ses rues, décidant qui peut y rester et « cachant sous le tapis » sa misère sociale.

Cependant, si la prostitution n’est pas formellement un délit – bien que, dans la rue elle soit considérée comme un « comportement incivique » –, l’exploitation de la prostitution ne l’est pas non plus spécifiquement. La réforme du Code Pénal espagnol conclut et supprime la figure délictueuse du proxénète. En fait, les interventions judiciaires ou policières contre certains locaux et réseaux de prostitution se produisent à l’abri de la législation de travail ou de la Loi d’« Extrangeria » – ou en fonction de délits associés à certains délits, comme le trafic de drogue. Dans les rares sentences qui se sont prononcées sur des conflits entre des femmes prostituées et des propriétaires de locaux type night-clubs – ratifiées en quelque cas par le Tribunal Suprême –, les juges se sont référés strictement à la violation des droits sociaux. Dans ce sens, la jurisprudence existante tend à avaliser la reconnaissance de la prostitution comme une profession et tentent de remplir le vide légal existant. Pour sa part, la Generalitat de Catalunya ne considère pas que, dans le cas de la prostitution, nous soyons devant un « collectif à risque » – comme ce serait le cas des personnes drogodépendantes – et ne lui consacre aucune mesure sociale. (La mairie de Barcelone, à travers le Service d’attention et médiation de rue, dispose d’un programme de réinsertion. Son budget est de 600.000 euros. Cette année, il comptera avec quatre éducateurs, un agent sanitaire et un psychologue. Seules 43,5% des femmes qui ont demandé à bénéficier de ce programme ont pu y accéder. Les résultats positifs du programme en termes d’accès à un travail stable, soulignent la disproportion entre l’effort budgétaire et l’ampleur du drame humain qui est vécu).

En ce qui concerne la détermination abolitionniste du gouvernement central… Le même rapport gouvernemental qui décrivait la situation de la prostitution, proposait des mesures pour lutter contre les réseaux mafieux responsables du trafic et l’exploitation de femmes. Une de ces mesures, susceptible d’avoir quelque incidence, prévoyait d’accorder le permis de séjour à ces étrangères en situation irrégulière que ces organisations dénonceraient. Dans la pratique, l’initiative a été réduite à la promesse de régularisation « en fonction des résultats finaux des investigations qui auront pu commencer à partir de l’information facilitée ». Dit d’une autre manière : défense des dénonciateurs et dépendance de la générosité policière. Et, en ce qui concerne le rôle de la police dans cette affaire, des signes inquiétants surgissent ici et là. Les clubs Saratoga et Riviera – macro bordels connus de Castelldefels – des responsables de la Police Nationale qui auraient « protégé » un étendu réseau de proxénétisme apparaissent comme inculpés dans le déplacement de mineures entre de différents bars, anticipant des descentes policières. De faits, les « forces et corps de sécurité de l’État » ne suscitent pas précisément la confiance de la part de ces femmes, pour avoir assez de courage et dénoncer ces proxénètes organisés. Dans le cadre de la législation en vigueur, les occasionnelles descentes policières – effectuées dans la rue ou dans quelques bordels clandestins, comme dans le cas de quelques « salons de coiffure » chinois de Barcelone – se limitent en général à constater la situation irrégulière des filles qui y sont prostituées ; ce qui parfois peut entraîner un ordre d’expulsion, effective ou non. De toute façon, de telles interventions finissent par avoir l’effet pervers de renforcer la dépendance de ces jeunes vis-à-vis des mafias. En ce qui concerne les annonces de contacts, source d’importants revenus pour beaucoup de journaux, le gouvernement s’est limité à « recommander » qu’elles arrêtent d’être publiées. Naturellement, aucune des publications qui tire profit de la publicité du commerce sexuel (un quotidien comme « El País » encaisse annuellement environ cinq millions d’euros pour ce concept) n’a fait cas des aimables conseils du gouvernement.

Le gouvernement du PSOE, s’il désirait réellement avancer sur le chemin de l’abolition de la prostitution, devrait donc faire face à un grave manque d’adéquation des appareils de l’État – police, magistrature, administrations territoriales, services –, à la nécessité de réformes législatives d’envergure et à une tâche non moins immense en matière éducative. Pour ne pas parler d’ambitieux programmes sociaux d’accompagnement, assistance, formation et réinsertion professionnelle de toutes ces femmes désireuses d’abandonner le monde de la prostitution. Nous parlons de beaucoup plus que de gestes et « bonne volonté ». Nous nous référons à une volonté politique en contradiction ouverte avec les orientations néolibérales, et en premier lieu avec les restrictions de la dépense sociale en époque de crise. Mais, pas moins décidée à s’affronter à une droite – PP, CiU, PNB… – qu’elle met le cri au ciel devant « le spectacle indécent » de la prostitution sur la voie publique… et réclame un « ordre » dans des espaces physiques et juridiques « appropriés ». Exemple décourageant, la crise ouverte autour de la prostitution à Barcelone, a abouti finalement à la réouverture des bordels du quartier… avec l’approbation de toute la gauche de gouvernement, d’associations de quartiers et de quelques organisations qui travaillent avec les femmes prostituées. Personne n’a débattu, cependant, de leur situation de fond. Les difficultés et obstacles, en commençant par l’état de la propre opinion publique, sont considérables.

Pour un abolitionnisme féministe

L’abolitionnisme propose que la prostitution – comme le patriarcat dans son ensemble – ne constitue pas une nécessité sociale, loin de là, et ne provient pas d’un trait inhérent à la nature humaine. Il s’agit de constructions sociales et culturelles, datées historiquement et qui, comme telles, peuvent être déconstruites et remplacées par d’autres. L’histoire de l’humanité n’est pas finie. La prostitution n’a aucune raison objective d’exister, au-delà de la volonté de perpétuer une relation ancestrale de domination et de privilèges, à travers l’existence d’une réserve permanente de femmes et d’êtres féminisés pour satisfaire les appétits sexuels des hommes. À travers cette sexualité exclusive – et qui en même temps nie et exclue l’existence et le désir de la femme – on enregistre dans l’inconscient collectif, comme surgissant « naturellement » d’une pulsion vitale, une relation entre pouvoir – identifié avec la virilité – et soumission. Ainsi donc, au sujet de la prostitution, non seulement les conditions d’existence d’un collectif de femmes et enfants ample et croissant sont en jeu, mais la condition tout court de la femme dans nos sociétés. Et, pour cette même raison, la construction des différents rôles et identités.

L’abolitionnisme implique donc une vaste tâche éducative intégrale, culturelle et affective, dans des valeurs non patriarcales d’égalité et respect. Même des expériences limitées en matière d’éducation sexuelle, comme celles qui se sont faites en France, démontrent que les jeunes qui la reçoivent recourent chaque fois moins à la prostitution pour commencer ou affirmer leur identité dans la vie adulte. Il n’y a aucune fatalité. Il est possible de modifier les mentalités. Mais, logiquement, l’effort éducatif doit être en concordance avec les lois et les politiques sociales.

Est-ce qu’il s’agirait d’étendre la Loi Intégrale contre la violence de genre ? Est-ce qu’une législation spécifique est nécessaire ? Quoi qu’il en soit, un ordre juridique progressiste devrait considérer l’achat de faveurs sexuelles comme un abus et un acte de violence contre la femme – c’est-à-dire, comme un fait punissable – et l’exploitation de la prostitution comme un délit. Il est nécessaire de rétablir et d’actualiser la figure du proxénète dans le Code Pénal. Naturellement, la persécution du client prostitueur, comme l’activiste abolitionniste belge Sandra Invernizzi le signale, « n’est pas sans difficultés, surtout à une époque dans laquelle l’État policier déplace l’État de droit ». L’expérience suédoise démontre qu’il est possible d’appliquer cette politique en l’orientant vers la dissuasion et la prise de conscience. Mais il est impossible de traiter justement le problème de la prostitution dans le cadre de l’actuelle Loi d’ « Estrangeria ». Voici une raison de plus, et de poids, pour exiger la dérogation de cette loi. Il faut commencer par la régularisation des personnes en situation de prostitution, en séparant leur permis de séjour de l’activité qu’elles exercent ou puissent exercer. Il s’agit de légaliser ces personnes comme des citoyennes et des résidents avec droit à travailler, pas de les enfermer administrativement dans les circuits de la prostitution. Dans l’actuelle situation, dans laquelle l’État espagnol s’est converti en la destination de centaines de milliers de femmes, où elles sont utilisées et sont exploitées sexuellement, celui-ci a un inexcusable devoir de réparation sociale. Le contraire serait d’admettre que notre modèle de société entraîne près d’un demi million de femmes converties en marchandise sexuelle – régulièrement « rénovée » – comme n’importe quel stock de marchandises, devant les exigences du marché et les goûts changeants des « consommateurs ».

Il ne faut pas dire que l’adéquation de l’État à un traitement abolitionniste féministe du phénomène de la prostitution implique également une tâche immense du point de vue de la formation et réorientation de fonctionnaires et des institutions, en commençant par la magistrature et la police, occupés à veiller sur l’intégrité et les droits des femmes en face de trafiquants, proxénètes et prostitueurs. En envoyant définitivement les « ordonnances civiques » au musée d’histoire de l’hypocrisie universel, la fonction des administrations publiques ne peut pas consister à retirer la prostitution des rues commerciales, ni à se limiter à veiller pour que les bordels ne dérangent pas le voisinage, mais en donnant un traitement social au problème. Il s’agit d’aider les victimes du système prostitutionnel à en sortir, à acquérir une pleine autonomie personnelle et professionnelle et à reconstruire leurs vies.

D’abord, à côté de l’impérative nécessité de régularisation des personnes étrangères, il sera sans doute nécessaire d’articuler certaines reconnaissances qui permettront d’accéder à l’ensemble des services et prestations sociales. Pour toutes celles qui désireront abandonner la prostitution, il faudra déployer toute une série de programmes de support. Des propositions diverses de formation et d’insertion professionnelle seront nécessaires, ainsi que des lieux d’accueil pour les personnes qui le voudront. Il faudra des équipes spécialisées de médecins, psychologues et éducateurs. Comme cela a pu être vérifié au Canada et dans d’autres pays, le rôle d’activistes et associations d’anciennes femmes prostituées aura une importance décisive : non seulement pour appuyer les actuelles victimes du commerce sexuel, mais aussi vis-à-vis de l’éducation – ou rééducation – de la société dans son ensemble, parce que c’est dans son sein qu’il faut gagner la bataille de l’abolition. [10] Legardinier et Bouamama résument parfaitement sa dimension historique : « Justifié partout, organisé, le système prostitutionnel réduit à rien une partie des combats que, d’autre part, nous livrons : contre les violences, la marchandisation généralisée, l’exploitation des enfants, l’esclavagisme, les inégalités… Elle constitue un territoire d’exception où est permis et où on promeut ce qui est interdit ailleurs. Sous un tas de justifications, la négation permanente de la loi et de la démocratie, elle représente une violation des principes fondamentaux d’égalité et justice ».

Laissons de coté les sceptiques, qui ne changeront jamais rien, ceux qui restent sourds à la douleur du monde et qui nous invitent, tout au plus, à administrer ses misères. A travers cette attitude nous reconnaissons l’écho des trompettes libérales, annonçant une apothéose du capitalisme et qui ressemble chaque fois plus à la barbarie. Utopistes ? Le mot utopie n’est pas synonyme de « rêve impossible », mais désigne cette ambition collective qui n’a été réalisée nulle part… Cette ambition qui nous aide à marcher et qui nous rappelle que nous faisons partie de l’humanité. La gauche et le féminisme, s’ils veulent être fidèles à leur sceau anticapitaliste et antipatriarcal, ne peuvent renoncer à l’ambition, universelle et concrète, d’abolir la prostitution.

Barcelone, Octobre 2009

Sylviane DAHAN

« Abolir la prostitució » Barcelone, Novembre 2009. Richard Poulin.

www.donesdenllac.org

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Fantine ? C’est la société achetant une esclave. À qui ? À la misère. À la faim, à l’isolement, à l’abandon, au dénuement. Marché douloureux. La misère offre, la société accepte. » Victor Hugo.

* Richard Poulin, Abolir la prostitution, éditions Sisyphe, Montréal, 2006, 126 pages.

http://sisyphe.org/spip.php?article3574

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Notes

[1] « Prostitution. La mondialisation incarnée ». Alternances Sud. La Belgique.

[2] Idem.

[3] « Violence ». Slavoj Zizek. Bibliothèque Universelle Empúries.

[4] « Une étude sur les personnes prostituées dans les rues de l’Angleterre établit que 87% d’entre elles ont été des victimes de violences au cours des douze derniers mois, en 43% des cas souffrant les conséquences d’abus physiques graves (Miller 1995). Une enquête réalisée à Chicago a démontré que 21,4% de femmes qui exercent des activités d’accompagnatrices ou qui travaillent comme des danseuses nues ont été violées en plus de dix occasions (Boulet, 2002). Une étude américaine réalisée à Minneapolis montre que 78% des personnes prostituées ont été des victimes de violation de la part de proxénètes et de clients, avec une fréquence moyenne de 49 fois à l’année ; 49% ont été victimes de séquestration et déplacées d’un État à l’autre et 27% ont souffert des mutilations (Raymond, 1999). 75% des filles de compagnie ont réalisé quelque tentative de suicide (Chester, 1994). Parmi les femmes et les jeunes prostitués au Canada on enregistre un taux de mortalité 40 fois supérieure à la moyenne nationale ». (« La mondialisation incarnée »).

[5] Pour trouver d’abondants témoignages et un vaste fichier documentaire, des sites webs peuvent être consultés à travers Internet comme : Sisyphe (www.sisyphe.org), Prostitution Research and Education (www.prostitutionresearch.com), Coalition Against Trafficking in Women (www.catwinternational.org).

[6] Daniel Bensaïd. « Faut-il défendre l’Université ? Entre contraintes marchandes et utopie académique ». 1/07/09. (www.europe-solidaire.org). VOir : Faut-il défendre l’Université ? – Entre contraintes marchandes et utopie académique

[7] A ce propos, le récent travail de la féministe australienne Sheila Jeffreys, professeur à l’Université de Melbourne, publié sous le titre de « The Industrial Vagina. The Political Economy of the Global Sex Trade » (Routledge, 2009) est digne d’attention. Dans cette étude documentée, Jeffreys montre comment l’industrialisation de la prostitution a plusieurs racines. Une d’entre elles sont les guerres. La soumission des femmes aux soldats et l’exploitation sexuelle de la part des armées ont créé des infrastructures prostitutionnelles en Asie et en Europe, concrètement à partir du territoire de l’ancienne Yougoslavie. Les politiques néolibérales du FMI et de la Banque mondiale constituent un autre des fondements de l’expansion sans précédent de la prostitution. Jeffreys soutient également que le niveau de l’économie capitaliste au Japon (l’accumulation primitive de capital) est due en partie à l’exploitation sexuelle des femmes, grâce à un fleurissant système de prostitution mis en marche à partir du XIXe siècle. Ceci expliquerait également l’ampleur de la prostitution dans les colonies ou territoires conquis par l’expansionnisme japonais, comme cela été le cas de Corée ou de Taïwan. Aujourd’hui, la prostitution représente 3% du PIB japonais et 5% du PIB en Corée du Sud. L’auteur s’appuie sur l’expérience de l’Australie, où plusieurs États et un territoire ont légalisé le proxénétisme et ont réglementé la prostitution, avec un bilan désolant. Dans le Pacifique Sud, ce processus de normalisation de l’exploitation sexuelle a introduit des changements importants dans les habitudes des populations autochtones, en favorisant une notable éclosion de violence sexuelle.

[8] « Sans entrer de plein pied dans un débat qui occupe des centaines de pages, je me propose d’attirer l’attention sur la frontière sexuelle érigée à partir de positions abolitionnistes à soutenir leurs arguments en considération de l’existence de sexualités bonnes ou tolérables et mauvaises ou punissables. En imposant un seul modèle admissible de lien sexuel – par amour, devant le lien sexuel pour de l’argent – à mon avis, on contribue à faire taire l’ensemble de personnes, femmes majoritairement, mais aussi hommes et transsexuels qui travaillent dans le marché du sexe ». Carmen Gregorio Gil. « Femmes immigrantes : en colonisant leurs corps au moyen de frontières procréatives, ethnique-culturels, sexuelles et reproductives ». « Viento Sur ». numéro 104, juillet 2009.

[9] Idem.

[10] Les débats parlementaires sur la prostitution constituent souvent très confus. On peut y entendre des proclamations abolitionnistes et des exigences de fermeté contre les proxénètes de la part de représentants de la droite… quand ils sont dans l’opposition. Le catalanisme conservateur, cependant, quand il a occupé la Generalitat, a été pionnier dans l’élaboration de projets de régulation des maisons de tolérance. En ce qui concerne le PP, de nombreux avocats, attachés à son appareil municipal barcelonais, sont apparus récemment, de façon présumée, impliquée dans l’investigation judiciaire des réseaux de locaux de prostitution de la zone métropolitaine. La rhétorique progressiste doit toujours s’évaluer à lumière des faits.

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