Selon Gabriel Nadeau-Dubois, la crise de la COVID-19 a montré à quel point l’État est essentiel dans nos vies, et à quel point il est urgent de rebâtir la société sur d’autres bases que les piliers usés du capitalisme globalisé. Le co-porte-parole de Québec solidaire présente dans cet essai une stratégie pour y arriver.
Gabriel Nadeau-Dubois, L’Actualité, 2 décembre 2020
En 2020, ce qu’on avait pressenti lors du krach de 2007-2008 a reçu une confirmation retentissante : aux prises avec une crise sérieuse, le secteur privé se révèle dépendant de l’État. Mais cette fois, nos institutions publiques, appelées à sauver la société de la catastrophe sanitaire, sont elles aussi apparues à bout de souffle. Le constat est à la fois terrible et essentiel : au Québec, les deux grands systèmes publics hérités de la Révolution tranquille, la santé et l’éducation, sont brisés. Pour la gauche, cette fragilité évidente invite à changer de stratégie, à renouer avec le courage politique et à contester frontalement les certitudes qui structurent depuis 30 ans le débat public québécois.
Face au choc pandémique, le mythe d’une économie qui se suffit à elle-même s’est évaporé. Le mouvement a été soudain et global. À Québec comme à Ottawa, les gouvernements ont choisi de maintenir à flot l’ensemble des entreprises en jouant tous les rôles : payer les salaires, compenser les contrats perdus et stimuler la consommation. Le président français, Emmanuel Macron, qui promettait de transformer la République en une « start-up nation », s’est confessé au Financial Times : « Nous avons nationalisé les salaires et les pertes et profits d’à peu près toutes nos entreprises. » Le très conservateur premier ministre britannique, Boris Johnson, a quant à lui vécu une épiphanie sociologique. « There really is such a thing as society », déclarait-il en mars dernier dans une vidéo d’hommage aux soignants, publiée sur les réseaux sociaux. Une éclatante rebuffade envers la plus redoutable des politiciennes néolibérales du XXe siècle, Margaret Thatcher, qui soutenait mordicus que la « société n’existe pas ». Assistait-on au retour en force d’une vieille idée, souvent méprisée mais inusable : la solidarité ?
Lors du krach de 2008, la société s’est endettée pour renflouer le système financier. La pandémie de 2020 a des conséquences plus profondes. Elle ébranle les trois grandes certitudes du capitalisme québécois : le déficit zéro, la nouvelle gestion publique et le libre-échange.
Première certitude : il faut dépenser moins
Je fais partie de la génération pour laquelle la politique « normale » est la politique de l’austérité. Les politiciens que j’ai connus au pouvoir ont toujours été davantage passionnés par la restriction des dépenses que par le renforcement des services publics. Cette obsession du « déficit zéro » n’est pas qu’idéologique, elle a depuis Lucien Bouchard force de loi au Québec. Couplée au conservatisme fiscal, cette contrainte auto-imposée n’a pas cessé, au cours des 20 dernières années, d’enserrer l’État québécois dans un véritable corset financier.
Si depuis 2018 les taux d’imposition des particuliers avaient été les mêmes qu’en 2000, s’il n’y avait pas eu les baisses d’impôts des Landry, Charest et Couillard, le Trésor québécois encaisserait 7,3 milliards de dollars de plus chaque année. C’est sans compter l’impôt des grandes entreprises, qui a lourdement diminué durant la même période, ni les versements au Fonds des générations. S’ajoute à ces pertes de revenus vertigineuses la fonte rapide des transferts fédéraux, passés de 50 % à 23 % des coûts des programmes en santé en quelques décennies.
Le printemps dernier, les conséquences de cette « austérité systémique » n’ont échappé à personne. Les pénuries de personnel en éducation ont fait mal. Celles dans le réseau de la santé ont coûté des vies humaines. La vague de sympathie envers le personnel soignant a d’ailleurs poussé le gouvernement à augmenter le salaire des préposées aux bénéficiaires (PAB), jusque-là parmi les employés les plus mal rémunérés du réseau de la santé. Sans surprise, cette décision a permis d’en recruter plusieurs milliers en quelques semaines.
Mais les limites de cette décision se font déjà sentir. Au moment d’écrire ces lignes, des journaux faisaient état de possibles départs de ces nouvelles recrues. La raison ? Les conditions de travail pénibles, le manque d’encadrement généralisé, le climat délétère. En parallèle, les groupes de soins à domicile appellent à l’aide : le bond dans la rémunération des PAB a provoqué un exode de leur personnel vers les CHSLD ! L’augmentation offerte aux préposées n’a donc pas réglé le problème de pénurie dans le réseau, elle l’a simplement déplacé.
Il fallait hausser le salaire de ces femmes. Mais pour sortir les services publics du marasme, il faudra davantage que des mesures de crise. La pénurie de personnel y est structurelle, il faudra embaucher partout, améliorer les conditions de travail. Or, entreprendre de telles actions coûte cher. Si nous ne rompons pas avec l’obsession du déficit zéro, nous n’y arriverons jamais. Il faut dépenser mieux et plus. Ces coûts représentent des investissements dans notre avenir. Pas des dettes.
Deuxième certitude : le privé est plus efficace que le public
Le 25 mai 2000, le gouvernement de Lucien Bouchard a adopté la Loi sur l’administration publique, dont l’objectif était de rendre celle-ci « moderne, dynamique et concurrentielle ». La Loi a introduit des termes révolutionnaires à l’époque : la « gestion axée sur les résultats » et la gouvernance par des « indicateurs de performance ». Désormais, l’administration publique serait à considérer comme l’entreprise privée. Un guide rédigé par le Conseil du Trésor résumait l’idée : « Les ministères et organismes ne doivent plus uniquement se préoccuper du citoyen “client” […] mais aussi prendre en considération le citoyen “contribuable” […] et le citoyen “actionnaire” [celui qui souhaite la réalisation des orientations gouvernementales établies au regard de ses opinions et attentes]. »
Cette philosophie managériale a été instaurée par un gouvernement péquiste, défendue par les médias dans des centaines de chroniques, mais ce sont les ministres libéraux qui l’ont mise en œuvre avec le plus de zèle. En santé, son application rigoureuse a engendré ce qu’elle prétendait combattre : des monstruosités bureaucratiques. Dès le début de la pandémie, les méga-établissements issus des réformes Couillard-Barrette, dépourvus d’enracinement dans la collectivité et dépendants du recours aux agences privées, se sont avérés incapables de limiter, contrairement à la Colombie-Britannique, le déplacement du personnel entre ses innombrables lieux de travail, ce qui a accentué les risques de contagion. Des milliers d’aînés en sont décédés.
François Legault a nommé Christian Dubé ministre de la Santé en juin dernier afin de résoudre ces difficultés. Il a justifié ce choix en vantant ses qualités de « gestionnaire » issu du secteur privé. Or, la leçon à tirer de la pandémie pointe dans une autre direction. Vingt ans de politiques de centralisation, de gestion managériale et de rationnement budgétaire ont amputé nos institutions de leur capacité à répondre aux besoins des Québécois dans un authentique esprit de service public. Le temps est peut-être venu de congédier le citoyen actionnaire, pour redécouvrir qu’il y a une grandeur inestimable dans le citoyen tout court.
Troisième certitude : le libre-échange, c’est l’avenir
S’il y a un consensus au sein de notre classe politique, c’est celui de la vertu du libre-échange. De Brian Mulroney à Jean Charest en passant par Lucien Bouchard et François Legault, l’élite du pouvoir n’en a jamais parlé autrement que comme une bénédiction. En exposant toujours davantage nos marchés et nos travailleurs à la concurrence étrangère, et en spécialisant l’économie autour d’un nombre restreint de secteurs (les fameux « fleurons »), les Québécois prospéreront. Cette thèse n’a été contestée par aucun gouvernement depuis 25 ans.
La pandémie a révélé la grande vulnérabilité de l’économie québécoise après des décennies de délocalisation et d’hyperspécialisation. Le matériel médical est venu à manquer, on a même craint la pénurie de certains médicaments. François Legault tombait des nues : « Je pense que, s’il y a une leçon qu’on tire de la crise actuelle, c’est qu’on devrait être autonome pour les biens qui sont essentiels. » Or, cette dépendance n’a rien de conjoncturel. Elle loge au cœur de la globalisation économique.
Le 3 avril, le premier ministre Legault a eu une autre révélation : « On n’aurait peut-être pas pensé ça il y a un mois ou deux, mais un des services essentiels, c’est de nourrir la population. » Les politiques agricoles des années 1970 visaient l’autonomie alimentaire, mais la multiplication des accords de libre-échange a fait chuter notre autosuffisance jusqu’à une maigre proportion de 40 %. À la suite de la prise de conscience de François Legault, le ministre de l’Agriculture, André Lamontagne, a annoncé en septembre le lancement de la Stratégie nationale d’achat d’aliments québécois, mais ce plan se réduit à l’obligation pour les institutions publiques de se doter de « cibles » d’achat local… sans en préciser le niveau. La cause d’une telle timidité : les accords de libre-échange, qui interdisent à l’État de favoriser explicitement des entreprises québécoises dans l’attribution des contrats publics.
Il faudra, un jour ou l’autre, regagner de la souveraineté sur les domaines de l’économie que nous avons abandonnés aux organisations privées. Autrement, les politiciens prétendront gouverner « les deux mains sur le volant », en se gardant bien d’avouer qu’ils ont les poignets solidement liés.
Sortir des sentiers battus
Alors que les piliers du capitalisme globalisé se fissurent, la gauche doit abandonner sa posture défensive, axée sur la « défense des acquis ». Cette stratégie a atteint ses limites. Il faut maintenant sortir des sentiers battus.
Dans un premier temps, regardons la réalité en face : nos services publics sont en ruine. Ces mots sont sans doute durs à lire pour les militants de gauche qui ont passé les 40 dernières années à défendre les services publics contre les attaques néolibérales, mais il faut le reconnaître : les réformes managériales, véritables privatisations de l’intérieur, les ont dévorés. Les gens qui y travaillent se battent contre le système avec l’énergie du désespoir pour offrir des services décents, mais la machine s’est retournée contre eux et, pour tout dire, contre tout le monde. Il faut les refonder. D’abord, en se débarrassant de l’héritage des réformes des deux dernières décennies : les grandes structures centralisées et, avec elles, le pouvoir des technocrates. Ensuite, en les reconstruisant sur de nouvelles bases, en s’inspirant à la fois de ce qui se fait de mieux ailleurs dans le monde ainsi que des réformateurs qui ont fondé ces institutions dans les années 1960 et 1970. Il s’agirait de renoncer aux obsessions managériales, qui ne sont souvent que le bras armé de la cupidité, pour renouer avec des institutions publiques soucieuses de servir. Des institutions enracinées dans les collectivités et, surtout, contrôlées par celles et ceux qui y travaillent et qui les fréquentent.
Dans un second temps, il est de plus en plus évident qu’il faudra revoir le commerce mondial, repenser nos relations économiques avec nos voisins. Or, quand on voit le résultat obtenu par Justin Trudeau dans sa renégociation de l’ALENA en un nouvel ACEUM, on comprend qu’une vision du commerce fondée sur l’autonomie nationale et l’écologie devra attendre un Québec souverain. D’ici là, la gauche peut se battre sur deux plans.
Premièrement, elle doit renouer avec une notion jadis prisée : la politique industrielle. Preuve que tout n’est pas à rejeter dans les gouvernements des dernières décennies, les péquistes Jacques Parizeau et Bernard Landry reconnaissaient l’utilité d’une telle politique volontariste, où l’État organise le développement de secteurs économiques pour favoriser l’autonomie nationale. La gauche doit proposer une nouvelle politique industrielle, digne du XXIe siècle, afin de diriger notre économie en transformation vers plus d’autonomie et plus d’écologie. Rien ne sert de réinventer la roue, la recette est connue : choisir des secteurs où nous voulons réduire nos importations, où nous avons déjà des capacités intéressantes et où nous pouvons produire des biens de façon écologique. Puis, favoriser le développement de ces secteurs par l’intervention planifiée et cohérente de l’État — politique fiscale, investissements et prises de participation, recherche et développement. Par exemple, Québec produit de l’électricité en quantité phénoménale, nous fabriquons des trains et des métros, mais nous poursuivons une stratégie de développement de l’économie et du territoire axée sur l’automobile et le pétrole, deux biens polluants que nous importons en grande quantité. Une politique industrielle de gauche mettrait fin à ce paradoxe.
Deuxièmement, il faudra s’assurer que les consommateurs québécois contribuent à ce virage. En ce sens, il pourrait être intéressant de moduler la taxe de vente en fonction de la distance parcourue par le produit avant qu’il se rende au consommateur. Des mécanismes devraient être prévus pour qu’une telle écofiscalité soit socialement équitable, mais elle orienterait les choix de consommation de manière plus soutenable.
Ces deux idées structurantes n’ont rien à voir avec les dérisoires opérations de relations publiques de François Legault, comme son Panier Bleu dont on sait maintenant qu’il est rempli de produits chinois. Au lieu de lancer des appels vertueux à l’achat local, il faut mettre en place une organisation économique dans laquelle producteurs et consommateurs auront un intérêt sonnant et trébuchant à favoriser notre autonomie collective.
Finalement, la question de la dette publique serait quant à elle plus facile à régler si le Québec avait sa propre monnaie et une banque centrale, comme tout État normal. En attendant, nous dépendons des décisions prises dans la capitale canadienne. La dette publique du Québec a d’ailleurs grossi au-delà de toute mesure dans les années 1980 et 1990, en raison des politiques poursuivies par Ottawa pour maintenir la force du dollar canadien et garder bas les taux d’intérêt. Nous ne pouvons pas nous permettre ces erreurs de nouveau, alors que la transition écologique va exiger des investissements massifs dans les prochaines années. Une solution audacieuse existe.
Depuis quelques mois, la Banque du Canada achète des titres de dettes du gouvernement fédéral et des provinces en quantité importante. Les néolibéraux, qui craignent l’inflation comme la peste, ont longtemps considéré cette stratégie comme dangereuse, sous prétexte qu’il serait difficile pour les gouvernements de résister à constamment injecter de l’argent pour financer leurs dépenses. Pourtant, utilisée à bon escient, par exemple en plein ralentissement économique imposé par une crise sanitaire, cette méthode peut contribuer à maintenir l’activité économique à flot, sans diminuer les capacités d’action de l’État une fois la crise passée.
Le Québec pourrait exiger l’augmentation de ces achats par la Banque centrale, afin que ce programme de rachat couvre l’entièreté de l’endettement lié à la crise sanitaire. Ces prêts devraient être sans intérêts, et renouvelables à perpétuité pour toutes les provinces.
Dans la foulée, le Québec pourrait négocier le transfert de ces titres vers la Caisse de dépôt et placement du Québec, sans compensation. Alors que nous sommes loin du plein emploi, que l’inflation est basse et que les ménages sont endettés, cet usage pas très orthodoxe du pouvoir de création monétaire donnerait aux gouvernements les moyens de sortir de la crise provoquée par la pandémie, sans nous faire rejouer une énième fois dans le vieux film d’horreur de l’austérité.
Si notre seule ambition économique est de concurrencer l’Ontario, cette stratégie est dépourvue d’intérêt. Si nous souhaitons augmenter la capacité du Québec à procéder au virage écologique et à prendre ses décisions économiques par lui-même, elle mérite d’être envisagée. Car, bien plus que la dette publique, ce qui angoisse les jeunes Québécois, on le sait puisqu’ils nous le crient dans les rues, c’est l’énorme dette écologique que nous sommes en voie de leur léguer.
Ce virus n’a rien à voir avec nos choix politiques. Mais la crise globale qu’il a provoquée ébranle les certitudes économiques qui nous gouvernent depuis longtemps. Nous constatons, depuis des mois, tout ce que nos vies et nos libertés doivent à la force de notre solidarité et de nos institutions publiques. Nous ignorons quels changements ces faits préfigurent. Mais les fissures dans les vieilles certitudes néolibérales laissent entrevoir une lumière qui porte la promesse de jours meilleurs. La vraie crise que nous devons affronter, la crise des changements climatiques, que la COVID-19 nous a fait temporairement oublier, exige une gauche prête à agir. Au risque de déplaire.