Geneviève Talbot, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021
Chargée de programme Afrique de l’Ouest, environnement et agriculture
La pandémie de COVID-19 aura fait voir les failles de plusieurs systèmes publics, que ce soit le système de santé ou les systèmes alimentaires. La crise aura démontré que ces systèmes, les bénéfices et bienfaits qu’ils génèrent et les personnes qui les soutiennent ne sont pas appréciés à leur juste valeur et qu’ils ne sont pas suffisamment protégés. Ainsi, en mars 2020, la fermeture des frontières a posé avec acuité la question de la sécurité et de la souveraineté alimentaire : pourrons-nous produire suffisamment de fruits et légumes au Québec ? Arriverons-nous à nourrir la population québécoise ? Marcel Groleau, président de l’Union de producteurs agricoles, a rappelé que le taux d’autosuffisance alimentaire du Québec ne dépasse pas présentement 30 %, et que plus de 40 % des fruits et légumes consommés en hiver viennent des États-Unis. En d’autres termes, la COVID-19 constitue un signal d’alarme pour les systèmes alimentaires, un signal qu’il faut entendre : on produit pour exporter, mais ce qu’on consomme provient en majorité de l’importation. Un autre constat s’ajoute : notre capacité de production agricole dépend des travailleurs migrants. En mettant à l’arrêt la circulation des biens et des personnes, la pandémie aura fait ressortir la faiblesse des systèmes alimentaires, et comment la marchandisation de l’agriculture fragilise les populations.
Toutefois, la crise a aussi permis d’entrevoir de nouveaux systèmes alimentaires, plus résilients, alors que les communautés se mobilisent pour combler les lacunes des systèmes alimentaires et que les autorités publiques adoptent des mesures extraordinaires pour garantir la production et l’approvisionnement de nourriture. Certaines décisions du gouvernement Legault, comme la promesse de rabais d’électricité pour la production en serre afin de faciliter la production à l’année, ainsi que le lancement du Plan pour une agriculture durable, en octobre dernier, constituent des leviers sur lesquels les mouvements citoyens peuvent agir et ainsi permettre l’émergence de systèmes alimentaires résilients et mieux adaptés au contexte actuel. Or, la venue de ces nouveaux systèmes alimentaires, qui remettent en question le modèle néolibéral sur lequel est fondé le système dominant, fait face à de sérieux adversaires.
État des lieux
On ne devrait pas s’abaisser à accepter un système alimentaire qui dépend de travailleurs payés au salaire minimum et qui sont exploités.
– Paul Taylor, directeur général de Foodshare, Toronto[1]
Le système alimentaire dominant, caractérisé par la production de masse de quelques produits distribués à bas prix dans d’immenses supermarchés, se fonde nécessairement sur l’exploitation. D’ailleurs, plusieurs des grands joueurs de l’agroalimentaire ont vu leurs profits augmenter au cours de la crise. Le 23 avril 2020, alors que le monde était aux prises avec la pandémie de COVID-19 et que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) lançait l’alerte sur l’imminence d’une crise alimentaire mondiale, les actionnaires et dirigeants de Nestlé recevaient des dividendes records de 8 milliards de dollars américains.
Ces profits se révèlent plus qu’indécents lorsqu’on pense qu’à la veille du 1er mai 2020, l’Organisation international du travail (OIT) publiait des statistiques qui révélaient que près de 1,6 milliard de travailleuses et travailleurs du secteur informel se retrouvaient dans une situation désastreuse en raison des mesures de confinement imposées par les gouvernements pour contrer la propagation du virus. Selon l’OIT, quelque 60 % des travailleurs dans le monde se retrouvent dans l’économie informelle, sans contrat ni dispositif de protection ou épargne[2]. Une grande partie de ces travailleurs œuvre dans la chaîne alimentaire, que ce soit au champ, dans les usines de transformation ou dans la distribution. C’est le travail informel qui maintient le fonctionnement des systèmes alimentaires dans la plupart des pays, y incluant le Québec : il représente 94 % de la main-d’œuvre agricole et une grande partie de la main-d’œuvre dans le commerce, la vente au détail, la préparation et la livraison des aliments[3]. Les « anges gardiens[4] » ne se retrouvent donc pas uniquement dans le système de santé, mais aussi dans les systèmes alimentaires qu’ils tiennent à bout de bras.
La situation n’est pas plus reluisante pour les travailleuses et travailleurs du secteur agroalimentaire formel. Dans le monde entier, ces travailleurs font face à l’insécurité et aux bas salaires; ils et elles figurent parmi les personnes les plus à risque en cas de perturbation économique dans les chaînes d’approvisionnement alimentaire et ailleurs. Les personnes qui effectuent des tâches occasionnelles, qui travaillent dans le secteur des services, de la restauration et de la vente subissent alors des pertes d’emploi considérables. Nous pouvons présumer qu’elles ont vu leurs revenus, déjà bien modestes, diminuer fortement : aux États-Unis, les emplois dans le système alimentaire comptent parmi les moins bien payés, notamment les emplois de travailleur dans la transformation et les services alimentaires, de plongeur et d’ouvrier agricole.
Durant cette crise sanitaire, les travailleurs des systèmes alimentaires – qui, comble de l’ironie, sont considérés comme « essentiels » dans plusieurs pays – se retrouvent les derniers à bénéficier des équipements de protection, et ils et elles travaillent souvent sans prime de risque. On a vu d’importantes éclosions de COVID-19 dans le milieu de l’agro-industrie. Ce fut le cas dans plusieurs abattoirs d’Olymel lors de la première et de la deuxième vague[5]. Des foyers épidémiques de COVID-19 parmi les pires dans le monde sont apparus dans des usines de transformation de viande appartenant à des sociétés multinationales au Brésil, au Canada, en Espagne, en Allemagne et aux États-Unis. Même si ces usines produisent principalement de la viande destinée à l’exportation, elles ont été considérées comme un « service essentiel », donc autorisées à fonctionner à plein rendement, ce qui a exposé sciemment leurs travailleurs et les communautés environnantes à un grave risque d’infection[6].
Les travailleurs agricoles migrants, qui sont essentiels au bon roulement des systèmes alimentaires au Canada, mais aussi ailleurs, sont aussi plus vulnérables et plus à risque de contracter et de propager la COVID-19. En outre, ils rencontrent de plus grandes difficultés à avoir accès à un test de dépistage et à être traités, soit parce que ce sont des travailleurs sans statut, donc à la merci de leur employeur, ou encore parce les employeurs eux-mêmes refusent que leurs employés subissent un test. La multiplication des foyers d’éclosion en Ontario l’été dernier illustre que les mauvaises conditions d’emploi (insalubrité, impossibilité de maintenir une distance de deux mètres, non-accès à des mesures de protection, etc.) mettaient grandement à risque ces travailleurs[7].
Les mêmes mesures pour tous ?
Pour faire face à la pandémie, les gouvernements ont dû adopter des mesures draconiennes. Mais celles-ci n’ont pas été appliquées également et ont eu des impacts différenciés. Pendant que les grandes entreprises du système agroalimentaire ont pu tirer profit de ces mesures, les artisans de ce même système étaient durement touchés. La fermeture des marchés publics et les restrictions à la mobilité des travailleurs migrants ont fortement affecté les petits producteurs qui approvisionnent les marchés publics partout dans le monde. Les agriculteurs, on le voit, sont très vulnérables aux perturbations économiques; l’impossibilité d’accéder aux marchés et la volatilité de la demande peuvent dès lors les mettre en faillite ou les empêcher de réaliser des investissements-clés – ce qui se répercute sur l’approvisionnement alimentaire.
La fermeture de marchés publics en Afrique – notamment au Burkina Faso, au Rwanda, au Sénégal, en Afrique du Sud et au Zimbabwe – a coupé des voies d’approvisionnement vitales pour des communautés et supprimé des débouchés pour les fermiers. Alors qu’on fermait les marchés publics, les entreprises alimentaires, les grandes surfaces et les grandes chaînes obtenaient des exemptions de confinement, ce qui a considérablement aggravé la crise sans nécessairement contribuer à nourrir les gens.
Une conséquence généralisée : l’augmentation de la faim
Avant la crise de la COVID-19, 820 millions d’êtres humains souffraient déjà de sous-alimentation, tandis que 2 milliards de personnes étaient touchées par l’insécurité alimentaire. Également, des millions de personnes vivent dangereusement près du seuil de pauvreté : elles ne disposent pas des moyens physiques et économiques pour se procurer de la nourriture, étant donné leur isolement social, des restrictions de mouvements, des interruptions de l’approvisionnement, de la perte de revenus, et cela, malgré des hausses de prix relativement modestes.
Même dans les pays riches, comme le Canada, l’accès à une saine alimentation est fragile pour des millions de familles, principalement celles qui dépendent des banques alimentaires. Durant la pandémie, ces dernières éprouvent d’ailleurs de grandes difficultés compte tenu de la demande accrue et du manque de personnel, notamment à cause de l’absence des bénévoles plus âgés, qui sont plus à risque. La COVID-19 fait ressortir également la vulnérabilité des personnes déjà isolées avant la crise – tout particulièrement les personnes âgées – et celles qui ne peuvent accéder aux magasins d’alimentation ni à la vente en ligne. Cette crise affecte aussi la qualité de l’alimentation. Par crainte de perturbations dans la chaîne d’approvisionnement, les gens cèdent à la panique et se tournent davantage vers les aliments fortement transformés et à longue durée de conservation; les fruits et légumes frais deviennent moins disponibles dans certaines chaînes d’approvisionnement conventionnelles.
La pandémie de COVID-19 a exposé la grande fragilité des systèmes alimentaires mondiaux face aux chocs de cette nature. Elle a rappelé que la nourriture n’est pas un produit comme les autres. Le changement de modèle réclamé de longue date par nombre d’acteurs des systèmes alimentaires – des mouvements sociaux et des populations autochtones aux petits producteurs en passant par les syndicats – est plus urgent que jamais.
Solutions
Si la crise nous a fait voir les vulnérabilités des systèmes alimentaires dans le monde, elle aura aussi permis d’entrevoir de nouveaux modèles de systèmes alimentaires, des modèles plus résilients. On a pu voir des communautés se regrouper pour combler les lacunes des systèmes alimentaires. Par exemple, des organisations paysannes au Burkina Faso ont mis sur pied un service de livraison sur WhatsApp qui a permis d’apporter des paniers de légumes locaux et bio directement à leurs clientes et clients. Les jeunes producteurs agroécologiques membres du projet Formagro de SUCO au Pérou ont pour leur part élaboré un catalogue virtuel de leurs yaourts organiques fruités et organisé leur distribution à domicile en suivant les règles de biosécurité. Ces deux initiatives sont des exemples d’innovations communautaires en temps de pandémie.
Ces deux exemples, ainsi que celui des fermiers de famille, illustrent le concept de circuit court. Comme le souligne la FAO[8] les circuits courts rétablissent le lien entre les producteurs et les consommateurs et fournissent des solutions novatrices pour un mode de vie qui tient compte des limites de notre planète, et ce, tout en établissant les fondements sociaux d’un développement inclusif et durable. En fait, une authentique sortie de crise pour les systèmes alimentaires exige une approche systémique qui associe sécurité alimentaire, développement du territoire et développement économique. Et cela passe nécessairement par le développement de circuits courts.
Les autorités publiques tentent aussi de mettre de l’avant des mesures extraordinaires pour garantir la production de nourriture et son approvisionnement. Par exemple, le gouvernement Legault a parlé d’augmenter la production en serre au Québec, et les abonnements aux fermiers de famille ont eu un succès inespéré l’été dernier. Le gouvernement a aussi lancé, le 22 octobre dernier, son Plan pour une agriculture durable (PAD)[9] et ce plan pourrait être un pas vers l’autonomie alimentaire du Québec.
Si ces exemples démontrent à quel point les crises peuvent être des moments transformateurs, il ne faut pas se leurrer : les acteurs du monde agroalimentaire tentent de maintenir le statu quo sous prétexte de répondre à la crise. Le PAD représente un des écueils possibles, car ce plan ne fait pas mention des circuits courts, une absence pour le moins étonnante car contraire aux principes des systèmes alimentaires viables. En effet, une économie circulaire vise à rétablir le lien entre les producteurs et les consommateurs en accordant la priorité aux marchés locaux et en favorisant le développement économique local. On en vient donc à mettre en doute les finalités du plan : produire quoi, comment et, surtout, pour qui ?
Comme le mentionne la docteure Florence Egal, la marchandisation des aliments se reflète dans les politiques agricoles qui sont construites sur l’offre : « On va produire ça, on va le transformer, et après on va faire de la publicité pour que les gens l’achètent[10] ». Bien que le plan québécois ne soit pas explicitement formulé de cette façon, l’absence des circuits courts est une grave omission. Le PAD semble soutenir la production écoresponsable d’aliments, mais ceux-ci ne sont pas a priori destinés à nourrir la population québécoise.
Pourtant, les solutions viables à cette crise penchent plutôt du côté de la reconstruction des systèmes alimentaires publics. Comme le dit l’organisme GRAIN, « Si une chose positive ressort de cette crise, c’est peut-être l’opportunité de reconquérir et de réaffirmer des systèmes publics dans nos pays, après des décennies de privatisation et de pouvoir envahissant des entreprises. Ces systèmes doivent soutenir et s’appuyer sur les solutions que les communautés locales fournissent déjà[11] ».
Conclusion
La pandémie de la COVID-19 nous aura démontré que le modèle agro-industriel qui repose, entre autres, sur l’apport de travailleuses et de travailleurs migrants et qui fournit des produits destinés prioritairement aux marchés internationaux ne peut subvenir aux besoins des populations en temps de crise. Pour nourrir le monde, il faut que des systèmes alimentaires coexistent, ce qui assure également leur résilience. La crise aura aussi clairement démontré que les produits agricoles ne sont pas des produits comme les autres et que la marchandisation des aliments est un échec. Les politiques agricoles doivent être basées sur les besoins des populations en aliments sains, abordables, culturellement acceptables et cultivés localement, et non pas sur un calcul marchand de profit.
[1] Notre traduction. Food Share est une organisation communautaire de Toronto qui supporte des initiatives alimentaires locales (cuisine, jardin, épicerie communautaires) et qui mène des activités de plaidoyer et d’éducation populaire qui visent la justice alimentaire.
[2] GRAIN, « Des millions de personnes forcées de choisir entre la faim ou le Covid-19 », 19 mai 2020, <https://www.grain.org/fr/article/6466-des-millions-de-personnes-forcees-de-choisir-entre-la-faim-ou-le-covid-19#sdfootnote1sym>.
[3] Ibid.
[4] NDLR. Pendant la pandémie, le gouvernement Legault qualifie d’anges gardiens le personnel soignant qui travaille en première ligne dans les établissements de santé pour personnes âgées.
[5] Daphné Cameron, « COVID-19 : 58 employés infectés à l’usine Olymel de Princeville », La Presse, 2 novembre 2020.
[6] GRAIN, 19 mai 2020, op. cit.
[7] Thilelli Chouikrat, « L’enfer des travailleurs agricoles sans statut en Ontario », Radio-Canada, 2 juillet 2020.
[8] Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Les 10 éléments de l’agroécologie. Guider la transition vers des systèmes alimentaires et agricoles durables, 2019,
<http://www.fao.org/3/I9037FR/i9037fr.pdf>.
[9] Gouvernement du Québec, Agir, pour une agriculture durable. Plan 2020-2030, Québec, 2020, <https://www.quebec.ca/gouv/politiques-orientations/politique-bioalimentaire/agriculture-durable/>.
[10] Françoise Ruby, « Repenser et transformer le système alimentaire pour réparer nos dégâts », magazine 100°, 29 janvier 2020, <https://centdegres.ca/magazine/sante-et-societe/repenser-et-transformer-le-systeme-alimentaire-il-est-plus-que-temps-de-reparer-nos-betises/?fbclid=IwAR1a2nEvqAWx-8UUX4i7OKaQq200V-GhTALPIPvwMOYe8XLw7o94ues7NYE>.
[11] GRAIN, 19 mai 2020, op. cit.