Chantal Ismé, Viviane Michel, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021.
Respectivement militante féministe[1] et présidente de Femmes autochtones du Québec.
L’important n’est pas ce qu’on fait de nous,
mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous.
– Jean Paul Sartre
Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.
– Frantz Fanon
Si la pandémie de COVID-19 n’épargne personne sans égard au sexe, à l’origine ethnique ou socioéconomique, elle frappe de manière particulière certains groupes dans la société. Il n’existe pas de données discriminées selon le groupe ethnique au Québec, puisqu’elles ne sont pas colligées de cette façon. Cependant, quoiqu’il ne soit pas possible d’établir la prévalence de la COVID-19 selon le groupe ethnoculturel, des analyses, des sondages et le croisement de données permettent de dévoiler certains impacts de la pandémie sur les communautés ethniques minoritaires et les communautés autochtones.
En effet, la pandémie a porté à son paroxysme des inégalités sociales fondées sur le sexe, l’ethnicité et la « race », accroissant un peu plus l’écart entre les privilégié·e·s et les marginalisé·e·s. Au Québec, les communautés ethniques minoritaires et autochtones, en raison notamment de conditions de vie déjà difficiles, sont parmi les plus vulnérables à la propagation de la COVID-19 et à ses répercussions. Deux regards croisés sur deux réalités différentes, mais convergentes seront portés afin de mettre en lumière le vécu de ces deux communautés, en particulier celui des femmes. Un éclairage sera également jeté sur la façon dont elles se mobilisent pour trouver des solutions aux embûches causées par la pandémie.
Une communauté autochtone fragilisée
Les communautés autochtones[2], d’une manière générale, connaissent une aggravation des problèmes de santé mentale à cause d’un changement soudain d’habitude et de vie amené par le confinement. L’isolement et la séparation des familles qui ont toujours été unies provoquent un état de déprime intense. De plus, les règles de sécurité et leurs restrictions obligatoires – défense de se regrouper, couvre-feu – viennent restreindre la liberté de mouvement si chère aux peuples autochtones.
Plus spécifiquement, pour la communauté de Uashat mak Mani-Utenam[3], le retour en classe a été problématique après l’annonce de la réouverture des écoles par le gouvernement au mois de mai 2020. D’un côté, les parents étaient inquiets d’envoyer leur progéniture à l’école, car les risques de contamination étaient encore très élevés, de l’autre côté, ceux qui étaient en télétravail n’avaient plus accès à la garderie. Il en a résulté un confinement des enfants, ce qui pose un problème de conciliation travail-famille dans des logements exigus. En dépit des mesures de prévention, il y a eu huit cas de COVID-19 lors de la première vague dans cette communauté de 4500 habitants. Un cas s’est ajouté lors de la deuxième vague.
La réalité est tout autre en milieu urbain. Les personnes itinérantes autochtones qui n’ont pas d’endroit où se réfugier à Montréal se retrouvent avec toute la ville pour elles, livrées à elles-mêmes. Tout le monde était confiné sauf elles. Comment appliquer les consignes contre la COVID quand on a accès à quasi rien ? Comment se laver les mains fréquemment quand on ne peut le faire qu’occasionnellement ? Comment changer de masque pour éviter une contamination circulaire si l’on n’en a qu’un ? Comment aller chercher des services avec ancré en soi le regard haineux des personnes qui les dispensent ? La capacité de résister à l’assaut du virus est moindre vu l’état de vulnérabilité préexistante.
Les personnes qui vivent en ville et les étudiants et étudiantes ne se dirigent pas vers les CLSC par crainte de stigmatisation et préfèrent aller dans les centres d’amitié autochtone. Pris en étau entre un confinement solitaire en ville et la suspicion de leur communauté qui les voit comme un danger en dépit des tests de dépistage de la COVID, ces personnes vivent un grand désarroi.
La COVID touche aussi durement la dimension spirituelle des peuples autochtones. Certaines pratiques continuent certes, comme la tenue de feux sacrés de quatre jours pour renforcer la pensée positive et la conviction que tout va bien aller ou encore les chants au tambour dans les rues et dans les stationnements. Ces rituels facilitent le respect des règles de distanciation physique. Par contre, les tentes de sudation, les pow-wow, les danses du soleil, les rassemblements spirituels de guérison ne peuvent plus avoir lieu. Ces rites et pratiques de guérison sont très importants pour l’équilibre psychique des Autochtones. Leur absence contribue à augmenter la fragilité face à la pandémie.
Des communautés ethniques minoritaires encore plus affaiblies
Les statistiques de la Direction régionale de santé publique de Montréal (DRSPM) montrent clairement que certains quartiers où il y a une forte présence de minorités ethniques sont plus durement touchés par la pandémie[4]. Au début, les quartiers cossus étaient plus touchés, à cause de gens revenant de voyage. Mais rapidement, on observe un déplacement de la maladie vers les quartiers précaires qui fournissent généralement la main-d’œuvre de nettoyage et de soins pour les plus riches. La réalité des communautés ethniques minoritaires est similaire à celle des Autochtones dont le réseau de soutien est également la famille. L’isolement est d’autant plus difficile dans les quartiers précaires que les familles partagent des logements exigus et insalubres sans possibilité d’aller prendre de l’air. Les seuls loisirs de certaines communautés consistent à se rencontrer lors de soirées culturelles ou d’événements comme les mariages, les baptêmes, les bals, les funérailles, etc. Ces rencontres ne sont plus possibles, ce qui augmente l’isolement et la déprime.
Généralement, les membres des communautés ethniques minoritaires entretiennent une relation étroite avec leur pays d’origine. Ces personnes y retournent pour diverses raisons : visite, spiritualité, affaires, mortalité, loisirs. La COVID, en les privant de ces moments de ressourcement, augmente la nostalgie et le sentiment de détresse. Par ailleurs, les craintes relatives à la santé de la famille restée au pays d’origine engendrent un grand stress.
La pandémie a des conséquences dévastatrices pour les personnes nouvellement arrivées au Québec. Parfois, elles venaient à peine d’avoir un emploi et ont été les premières mises à pied. N’ayant pas fait le nombre d’heures nécessaires pour avoir droit au programme fédéral de la Prestation canadienne d’urgence (PCU), elles se retrouvent sans ressources, avec un accès limité aux services d’aide qui fonctionnent au ralenti.
Les organismes communautaires se retrouvent également touchés par la crise actuelle. Comme ces organismes viennent en aide aux plus vulnérables, la réduction de leurs services affecte et affaiblit automatiquement leurs bénéficiaires.
Les femmes et les hommes sans statut, étudiants ou travailleurs temporaires, en plus d’une précarité accrue, vivent l’angoisse de l’incertitude quant à leur présence en sol québécois[5]. L’absence d’emploi et l’exclusion de la PCU les rendent également vulnérables à l’exploitation sexuelle ou au travail forcé[6].
Certains membres des minorités ethniques, occupant des emplois atypiques et peu valorisés, traditionnellement des ombres invisibles dans l’espace public, sortent tout à coup dans la lumière quand tout le monde se met à l’abri et qu’elles et ils doivent continuer à faire rouler le système. Du coup, les rues et les transports en commun, sources supposées de contagion, sont laissés à leur « aise » à ces travailleuses et travailleurs essentiels. Cette nouvelle visibilité amène avec elle une forme de discrimination vécue avec plus d’acuité, car elle est ironiquement une source d’évitement systématique. Des communautés, dont la communauté asiatique, ont vu le nombre d’actes discriminatoires à leur égard augmenter radicalement alors que certains les associent au virus et les voient comme des vecteurs de contamination.
Les commerçants et les entreprises des minorités ethniques, généralement de petites entreprises familiales, investissent grâce à des prêts ou à leurs propres économies. Le ralentissement économique provoqué par la pandémie les affecte de façon critique et peut amener à la dépression ou au suicide.
Laisser parler les chiffres
Selon Statistique Canada, en août 2020, le taux de chômage variait entre 12,7 % et 17,9 % chez certains groupes de minorités visibles, comparativement à 9,4 % chez la population non autochtone non membre d’une minorité visible[7]. Trente-six pour cent des répondants autochtones ont déclaré que la pandémie avait eu une incidence sur leur capacité de répondre à leurs obligations financières ou à leurs besoins essentiels, comparativement à vingt-cinq pour cent des répondants non autochtones[8].
La pandémie rend ces communautés déjà vulnérables encore plus fragiles sur les plans émotionnel, économique et social. La COVID a mis à nu les disparités et les multiples inégalités dans la société. Elle renforce les structures sociales de discrimination.
Les femmes des minorités ethniques et les femmes autochtones encore plus touchées
La pandémie révèle de façon particulière des réalités trop souvent occultées, les inégalités socioéconomiques vécues par les femmes autochtones, immigrantes ou racisées.
Les femmes des minorités ethniques et racisées sont plus vulnérables devant les conséquences de la COVID-19, notamment parce qu’elles sont surreprésentées dans les emplois du domaine de la santé et services sociaux. En effet, « 46 % des Montréalaises ayant contracté le coronavirus (si l’on exclut les aînées en CHSLD et en résidence) sont des travailleuses de la santé – contre 19 % des hommes[9] ». Et selon Statistique Canada (2017), 80 % des personnes immigrantes faisant partie du personnel aide-infirmier, aide-soignant et préposé aux bénéficiaires au Québec sont des femmes racisées[10]. Parmi elles, on note une surreprésentation des femmes noires et philippines. La première travailleuse de la santé à mourir de la COVID-19 fut une femme philippine, Victoria Salvan, qui était une préposée aux bénéficiaires[11].
Ces femmes constituent aussi l’essentiel du personnel des services dits essentiels. On les retrouve dans les garderies restées en service, généralement mal payées. Elles sont aux caisses dans les épiceries ou les pharmacies. Souvent, il s’agit d’emplois à horaire atypique et en contact direct avec le public, ce qui présente donc plus de risques de contamination pour les travailleuses et de propagation dans leur milieu (maisons, quartiers).
Il est connu que les femmes des minorités ethniques, en particulier les femmes noires, forment en majorité des ménages monoparentaux. De plus, elles gagnent moins, occupant souvent des emplois non stables et non sécurisés du secteur informel, de sorte qu’elles ont moins de possibilités d’économiser. Leur capacité à absorber les chocs économiques comme en cette période de pandémie est donc moindre. Dans un autre registre, les femmes monoparentales infectées par la COVID-19 ne peuvent s’offrir une vraie quarantaine ou prendre soin d’elles-mêmes, obligées qu’elles sont de s’occuper de leurs enfants.
La réalité des femmes autochtones vient confirmer le fait que la pandémie exerce un poids disproportionné sur des pans de la population qui vivent déjà une grande précarité[12]. Elles vivent beaucoup de stress et d’anxiété : 46 % d’entre elles comparativement à 32 % d’hommes selon une enquête participative de Statistique Canada[13]. Le regroupement Femmes Autochtones du Québec (FAQ)[14] souligne sa grande inquiétude relativement à une plus grande exposition des femmes à la violence, notamment à la violence conjugale. La nouvelle réalité de la pandémie oblige les victimes à se retrouver confinées avec leurs agresseurs sans possibilité d’accès aux services. Prises quasiment en otage, elles ne peuvent plus sortir, ni texter, ni même téléphoner.
En matière de prévalence de la COVID-19, il est difficile de connaître l’écart entre les Autochtones et le reste de la population, car les statistiques ne sont pas discriminées. Toutefois, les données recueillies par Services aux Autochtones Canada (SAC) suggèrent une légère surreprésentation des femmes autochtones qui ont reçu un résultat positif à la COVID-19 au Québec[15].
La pandémie touche durement Femmes autochtones du Québec comme la plupart des organismes qui donnent des services. Afin d’éviter de contaminer la communauté de Kahnawake où se trouve son bureau et pour la sécurité de son personnel, elle a dû opter pour le télétravail. Cette décision vient la couper du terrain, ce qui déstabilise ses différentes structures. Des contraintes technologiques rendent difficile le regroupement des membres. La prépondérance du virtuel reste un grand défi, car les femmes ne peuvent pas toutes se doter de matériel informatique, surtout les Aînées (Kukum). Le risque de perdre ses membres devient une inquiétude. C’est l’unique organisation donnant des services aux femmes sur le territoire.
Des difficultés, mais une agentivité persistante, inébranlable
Si la pandémie a aggravé plusieurs problèmes des communautés autochtones et ethniques minoritaires, elle dévoile aussi la capacité mobilisatrice et novatrice de ces dernières. Le mode de vie traditionnel reprend ses droits dans la communauté Uashat mak Mani-Utenam. La collectivité est mise à contribution et offre une réponse solidaire à la pandémie. Une équipe COVID fut mise sur pied dans le cadre d’un plan d’action avec des intervenantes et intervenants sociaux et des bénévoles du secteur de la santé. On a créé un plan d’urgence psychologique afin d’intervenir si le confinement pèse trop lourd et pour rejoindre les personnes seules. En matière de sécurité, on a érigé une guérite pour restreindre les allées et venues dans la communauté et on a décrété un couvre-feu afin d’éviter les fêtes et les rassemblements dans les domiciles. Comme les aîné·e·s sont plus susceptibles d’isolement et plus vulnérables à la COVID, une équipe va leur livrer un repas chaud à domicile chaque jour. Cela permet d’avoir de leurs nouvelles. Des bons d’achat alimentaires sont remis aux familles à revenus modestes. Pour éviter la propagation du virus, on distribue des produits désinfectants, des gants et des masques à chaque domicile. Le chef communique avec la communauté par vidéo, au moyen de communiqués ou d’émissions à la radio communautaire pour informer des mesures prises et des services accessibles.
Les communautés ethniques minoritaires ont également déployé plusieurs astuces pour se protéger et survivre aux effets ravageurs de la pandémie. On fait largement usage de tisanes et de remèdes traditionnels tant à titre préventif que curatif. Le réseau de solidarité entre compatriotes est aussi mis à profit pour s’épauler, que ce soit pour le partage de l’épicerie, les courses, les appels téléphoniques pour prendre des nouvelles et se rassurer mutuellement, etc. Les organismes dans les quartiers les plus touchés déploient toutes sortes de stratégies innovantes pour garder le contact avec les résidentes et les résidents tout en diminuant les risques. Il a fallu cependant se tourner rapidement vers le virtuel. Comme chez les Autochtones, on a distribué des repas chauds, des masques, des gants et du matériel informatique.
Conclusion
Les pauvres, les femmes et les minorités visibles attrapent la COVID-19 en plus grand nombre. Il y a une corrélation entre la proportion de minorités visibles dans un voisinage et le nombre de cas de COVID-19. Les femmes autochtones, immigrantes ou racisées sont aussi plus durement frappées par les conséquences du confinement : violence conjugale ou familiale, risques plus élevés de contamination, statut précaire, accès limité et moindre aux soins de santé et au marché de l’emploi, discrimination accrue, racisme, etc. Ces vécus exigent d’examiner rapidement les causes systémiques de ces inégalités et d’entreprendre leur éradication.
On doit prendre des mesures concrètes pour remédier aux répercussions immenses de la COVID-19 sur les Autochtones et les minorités ethniques ou racisées. Voici quelques pistes :
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Ralentir la contamination des communautés précaires et, pour ce faire, effectuer une collecte de données, les ventiler et les discriminer par sexe, ethnicité et autres critères socioéconomiques afin d’avoir des outils pour guider les mesures de prévention.
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Améliorer l’accès aux soins de santé et les adapter aux réalités socioculturelles de ces communautés pour réduire les vulnérabilités. Il est urgent aussi de former le personnel des établissements et organisations aux biais inconscients et aux préjugés qui contribuent à perpétuer les inégalités sociales et le racisme.
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Garantir une subvention adéquate aux organismes communautaires qui sont en première ligne pour donner l’aide à ces communautés et qui se trouvent fragilisés par la pandémie.
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Mettre en place des comités consultatifs composés de différents acteurs et actrices, dont les populations concernées qui ont des expériences et des outils à partager et à valoriser.
La crise actuelle permet de mieux comprendre la crise structurelle de l’économie néolibérale, résultat de politiques d’austérité qui frappent particulièrement les plus vulnérables de la société. Cette crise appelle avec acuité à la nécessaire solidarité entre les opprimé·e·s afin de faire converger nos luttes et nos pratiques émancipatrices.