Beverly J. Silver, Corey R. Payne[1], Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021
Professeure et doctorant en sociologie à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore (É.-U.)
Une nouvelle ère de chaos mondial et systémique ?
Alors que dans les années 1990, les États-Unis étaient considérés quasi universellement comme la seule et inébranlable superpuissance du monde, l’idée que l’hégémonie étatsunienne était en crise profonde, en phase potentiellement terminale, a fait son chemin jusqu’à devenir dominante avec l’effondrement financier de 2008. Depuis l’élection de Trump en 2016, la vision selon laquelle nous assistons à l’effondrement irrémédiable de l’hégémonie américaine s’est largement répandue, du fait des conséquences, voulues ou non, des actions de Trump pour « rendre à l’Amérique sa grandeur » (Make America Great Again).
La période actuelle est dorénavant largement perçue comme étant à la fois une crise de l’hégémonie américaine et une crise profonde du capitalisme mondial, d’une ampleur inédite depuis les années 1930.
Lorsque les historiennes et les historiens se pencheront sur l’année 2019-2020, deux signes majeurs d’une crise systémique profonde se dégageront : premièrement, la vague de contestation sociale qui a balayé le monde à la suite de la crise financière de 2008, et qui a atteint un premier sommet autour de 2011, puis qui s’est intensifiée avec un crescendo en 2019; deuxièmement, l’échec des États occidentaux à répondre de manière adéquate à la pandémie mondiale de la COVID-19, ce qui a sapé la crédibilité de l’Occident, et particulièrement celle des États-Unis aux yeux de leurs propres citoyens et citoyennes, et de ceux du reste du monde.
Vers la fin de 2019 – avant que la crise de la COVID-19 ne devienne visible – il semblait que le mouvement de contestation sociale à l’échelle planétaire serait l’événement marquant de la décennie, compte tenu du « tsunami de manifestations qui a balayé l’ensemble des six continents et qui a submergé à la fois les démocraties libérales et les impitoyables autocraties[2] ». Alors que l’agitation se répandait dans les villes, de Paris à La Paz et de Hong Kong à Santiago, les annonces d’une « année mondiale de la contestation » ou de « l’année du manifestant » faisaient les gros titres des journaux partout dans le monde[3]. Déjà en 2011, le magazine Time avait déclaré que « le manifestant serait leur personnalité de l’année[4] » au vu de l’agitation populaire qui s’étendait tout autour du globe, du mouvement Occupy Wall Street et des mouvements opposés à l’austérité en Europe jusqu’au Printemps arabe et aux mouvements de grève en Chine.
L’ampleur des vagues de contestation sociale à l’échelle planétaire de même que l’incapacité d’une puissance hégémonique sur le déclin à satisfaire les demandes des classes populaires sont autant de signes manifestes que nous sommes au cœur d’une période marquée par l’effondrement de l’hégémonie mondiale. En effet, comme nous l’avons soutenu ailleurs[5], les périodes antérieures d’effondrement d’un système hégémonique à l’échelle mondiale furent aussi caractérisées par une contestation de masse des classes populaires sous la forme de grèves, de révoltes, de rébellions et de révolutions et par l’incapacité des puissances hégémoniques (Pays-Bas, puis Royaume-Uni) sur le déclin à assumer un certain leadership.
L’hégémonie et l’analyse du système-monde
Si l’on conceptualise l’hégémonie comme un « régime légitimé par une puissance dominante », alors l’ampleur et la profondeur de la contestation sociale constituent un signe évident que la légitimité de la ou des puissances dominantes a été fortement ébranlée. Cette double dynamique – la contestation mondiale et la pandémie à l’échelle de la planète – a en outre mis à nu la stupéfiante incapacité des classes dirigeantes à concevoir – et encore moins à mettre en œuvre – les changements nécessaires pour répondre adéquatement aux revendications des masses ou à satisfaire leurs demandes croissantes pour leur survie et leur sécurité.
Un régime hégémonique combine en pratique deux éléments : le consentement (par leadership) et la coercition (par domination). Cependant, les cibles du consentement et de la coercition sont différentes. Comme l’écrit Gramsci :
La suprématie d’un groupe social se manifeste de deux manières par la « domination » et par un « leadership » intellectuel et moral. Un groupe social domine les groupes antagonistes qu’il tend à « liquider » ou peut-être à soumettre par la force; il dirige les groupes alliés ou sympathiques à sa cause[6].
Dans le cas d’hégémonies mondiales stables, la dimension du consentement prédomine. La contestation sociale y est relativement peu fréquente et s’inscrit dans des normes légales, à l’exemple des grèves balisées par des négociations collectives institutionnalisées. Dans le cas de crises de l’hégémonie mondiale – comme à l’heure actuelle –, la contestation sociale tend à s’accentuer et à prendre des formes de moins en moins balisées, alors que la réponse des classes dirigeantes prend de plus en plus une forme coercitive[7].
Les périodes de stabilité de l’hégémonie mondiale sont caractérisées par une situation dans laquelle la puissance dominante peut, de manière crédible, diriger le système-monde dans une direction qui non seulement sert ses propres intérêts, mais qui est également perçue comme au service d’un intérêt plus général, ce qui favorise de ce fait le consentement[8].
Cependant, lors des périodes d’effondrement de l’hégémonie, comme c’est actuellement le cas, ces prétentions de la puissance dominante à agir dans l’intérêt général apparaissent de plus en plus creuses et intéressées, y compris aux yeux des « groupes alliés et sympathiques à sa cause ».
Néanmoins, Giovanni Arrighi affirme que la disposition des groupes et des États subordonnés à accepter une nouvelle puissance hégémonique, ou même une puissance purement dominante, devient particulièrement grande au cours des périodes de « chaos systémique », c’est-à-dire dans les « situations, apparemment irrémédiables, d’absence totale d’organisation[9] ».
À mesure que le XXIe siècle progresse, les faits s’accumulent et témoignent que le monde est entré dans une nouvelle « ère de chaos systémique – analogue, mais non identique au chaos systémique de la première moitié du 20e siècle[10] ». Également, les faits montrent que les classes dirigeantes recourent de plus en plus aux solutions coercitives[11] – ce qui, d’un point de vue à la fois théorique et historique, ne peut qu’accentuer le chaos systémique.
À l’inverse, un pas fait en direction de l’hégémonie mondiale et qui s’éloignerait du chaos systémique nécessiterait que la puissance qui aspire à devenir hégémonique soit capable, d’une part, de reconnaître, par-delà l’intérêt du groupe ou de l’État dominant, les revendications des groupes sociaux, qui se distinguent par leur classe et d’autres principes de catégorisation, dont leur statut (au sens wébérien)[12], d’autre part, de mener le système-monde à travers une série de transformations qui, au moins en partie, répondent avec succès à ces revendications. Les transformations qui parviennent à élargir et à approfondir le consentement transforment la « domination pure et simple » en hégémonie.
La contestation sociale à l’échelle planétaire et la demande d’hégémonie mondiale
L’effondrement des fondements sociaux de l’hégémonie mondiale des États-Unis
L’idée d’une « accélération de l’histoire sociale » que l’on retrouve dans le titre de notre texte se rapporte au fait que les contradictions sociales propres à chaque hégémonie (de la domination des pays néerlandais à celle du Royaume-Uni, puis de celle-ci à celle des États-Unis) ont émergé plus rapidement en passant d’une hégémonie à l’autre. Ainsi, les périodes d’hégémonie mondiale d’une relative stabilité sont devenues de plus en plus courtes.
Cette accélération de l’histoire sociale et l’approfondissement de la complexité sociale s’observent lorsque l’on compare la trajectoire de l’hégémonie mondiale étatsunienne avec celle des précédentes hégémonies. Comme dans les cas néerlandais et britannique, l’ancrage de l’hégémonie américaine ne reposait pas uniquement sur sa prépondérance comme puissance économique et militaire, mais dépendait aussi de sa capacité à fournir des solutions réformistes à une série de contestations révolutionnaires. Cependant, le pacte social qui allait soutenir l’hégémonie américaine à la suite de la Seconde Guerre mondiale – le contrat social de la consommation de masse pour les travailleuses et les travailleurs du Nord global et la décolonisation avec la promesse de développement pour le Sud global – avait une étendue plus vaste à la fois géographique et sociale, et a ainsi davantage remodelé la structure de classe que les pactes sociaux sur lesquels s’étaient établis tant l’hégémonie néerlandaise que britannique[13].
L’hégémonie américaine a aussi été la plus brève parce que ses réponses aux contestations révolutionnaires du XXe siècle se sont révélées insoutenables dans le contexte du capitalisme mondial. Mettre complètement en œuvre les promesses d’une consommation de masse pour la classe ouvrière du pouvoir hégémonique et de ses alliés, et celles d’un développement « rattrapage » pour le tiers-monde aurait rapidement conduit à une réduction des profits[14]. C’est pourquoi la crise initiale de l’hégémonie américaine à la fin des années 1960-1970 a résulté de l’entrelacement d’une crise de la profitabilité du capital et d’une crise de légitimité. Car une série de mouvements – des vagues de grèves militantes dans les pays développés jusqu’aux efforts du tiers-monde pour établir un « nouvel ordre économique international » – exigeait dans les faits la réalisation plus rapide et plus complète des promesses implicites et explicites de l’hégémonie américaine.
L’expansion financière et la contre-révolution néolibérale qui a débuté dans les années 1980 ont temporairement résolu cet entrecroisement de crises. Il en est résulté une Belle Époque[15] américaine dans les années 1990, puisque puissance et profits étaient rétablis. Toutefois, comme ce fut le cas des Belles Époques néerlandaise et britannique, cette résurgence du pouvoir et de la profitabilité s’avéra n’être pour ces hégémonies, selon l’expression de Braudel[16], qu’un signe avant-coureur de l’« automne » plutôt qu’un nouveau printemps.
La financiarisation et le projet néolibéral ont marqué le déplacement de l’hégémonie vers la domination, avec le basculement du consentement vers la coercition. Ceux qui avaient été intégrés au pacte social hégémonique au milieu du XXe siècle comme partenaires juniors – principalement les ouvriers masculins œuvrant à la production de masse dans les pays du centre – en étaient maintenant éjectés, alors que de nouveaux groupes, de plus en plus militants, et de nouvelles classes se « créaient », et qui ne pouvaient pas aisément être satisfaits par l’ordre hégémonique en déclin – notamment une classe de travailleuses et de travailleurs[17] de plus en plus grande et précarisée dans le Sud global, et une classe de travailleuses et travailleurs immigrants dans le Nord global.
b) Les fondements sociaux d’une (potentielle) hégémonie mondiale au XX1e siècle
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Contester les inégalités entre les pays
À la différence des précédentes hégémonies, toute nouvelle hégémonie mondiale au XXIe siècle devra apporter un changement significatif à l’équilibre du pouvoir entre l’Occident et « le reste du monde »[18]. Toutes les hégémonies passées étaient occidentales de deux façons. D’une part, l’Occident avait acquis une prédominance écrasante comme puissance économique et militaire vis-à-vis du reste du monde. D’autre part, le consentement (propre à l’hégémonie) s’appliquait aux classes et aux groupes alliés au sein des États occidentaux, alors que la coercition (propre à la domination) prévalait, à quelques exceptions près, dans le monde non occidental.
Certes, devant la montée des mouvements de libération nationale dans la première moitié du XXe siècle, les États-Unis menèrent une transformation du système-monde qui favorisa la décolonisation et normalisa de jure la souveraineté nationale. Néanmoins, les principaux leviers de la puissance économique et militaire demeurèrent fermement entre les mains des États-Unis et de leurs alliés occidentaux. Avec la montée de la puissance économique de pays non occidentaux, particulièrement de la Chine, mais pas uniquement, un ordre mondial stable et dominé par l’Occident n’est plus possible. La nouvelle hégémonie mondiale devra apporter une plus grande égalité entre le Nord et le Sud global.
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Contester les inégalités au sein des pays
Un problème récurrent qui a animé les mouvements de contestation au cours de la dernière décennie est l’extrême inégalité sociale. Bien que les « étincelles » aient été « apparemment modestes » – une augmentation de tarif du métro au Chili, une taxe sur les appels WhatsApp au Liban, une réduction des subventions sur l’essence en Iran et en Équateur et une augmentation du prix du pain au Soudan et des oignons en Inde –, ces soulèvements « expriment le fait qu’une majorité sans cesse croissante de la population mondiale en a assez de l’augmentation du coût de la vie, des faibles salaires [et] de l’érosion du financement public[19] ».
Le début du XXIe siècle a aussi été marqué par le retour des conflits de travail, mais dans de nouveaux sites géographiques et industriels. Des vagues majeures de grève portées par de nouvelles classes de travailleuses et de travailleurs – particulièrement dans l’Asie du Sud-Est – ont eu lieu, résultant de la restructuration néolibérale de l’économie mondiale[20]. La Chine, particulièrement, apparaît comme le nouvel épicentre de ces agitations ouvrières à l’échelle mondiale.
Même dans le Nord global, on assiste à une augmentation du militantisme syndical dans des secteurs où des classes de travailleurs ont pris de l’expansion en taille et en importance au cours des dernières décennies, soit les travailleuses et travailleurs immigrants et racisés, qui sont présents principalement dans les emplois précaires et faiblement rémunérés des secteurs d’activité essentielle. De cette façon, la lutte pour les droits des personnes immigrantes devient intimement liée à la lutte pour les droits du travail[21].
La croissance de nouvelles classes de travailleurs dans le Nord et le Sud global s’est effectuée concurremment avec le « démantèlement » des classes ouvrières industrielles syndiquées, bien payées et très majoritairement blanches qui constituaient les partenaires juniors de l’ordre hégémonique du milieu du XXe siècle. Abandonnés par le capital pour des localisations meilleur marché ou, dans le cas des employé·e·s du secteur public, voyant leur couverture sociale s’éroder, ces travailleuses et travailleurs ont mené une série de luttes défensives. Les contestations post-2008 contre l’austérité sont particulièrement marquantes à ce titre, mais elles sont loin d’être les seuls exemples de telles luttes[22].
Ainsi, l’affirmation de Wallerstein selon laquelle le capitalisme ne pouvait accommoder « et la demande du tiers-monde (de relativement peu pour chacun·e, mais pour un grand nombre) et [celle de] la classe ouvrière occidentale (de beaucoup pour chacun·e mais pour un petit nombre relatif)[23] » se trouve vérifiée. Cette situation exclut de voir un nouvel ordre hégémonique s’imposer en proposant un simple retour au modèle antérieur.
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Combattre les dommages environnementaux et les changements climatiques
Toutes les hégémonies mondiales antérieures du capitalisme historique se sont appuyées sur l’externalisation des coûts de la reproduction du travail et de la nature. Le monde naturel fut traité comme un apport à coût nul, alors que la profitabilité au niveau du système dépendait du fait de payer la vaste majorité des travailleuses et travailleurs du monde en deçà du coût total de la reproduction de leur force de travail. L’externalisation des coûts pour la reproduction de la force de travail et de l’environnement a été poussée à l’extrême par le modèle du mode de vie américain ou l’American way of life, qui a reposé sur un recours intensif aux ressources et sur un fort gaspillage[24].
La menace pour le vivant que représente la promesse hégémonique d’universaliser le mode de vie américain a été soulevée par les militantes et militants environnementaux qui luttent contre les changements climatiques, et dont le mouvement a pris de l’ampleur au cours de la dernière décennie, pour culminer avec la grève mondiale des jeunes et des étudiantes et étudiants en septembre 2019.
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Satisfaire les demandes pour la sécurité physique et la dignité