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Les biens communs pour repenser l’altermondialisme

Attac jusqu’ici a plutôt parlé de biens publics mondiaux (BPM). Mais on observe l’émergence, un peu partout, des biens communs, ainsi qu’un foisonnement de mouvements citoyens autour de cette question. Comment s’y retrouver ? Je commencerai par développer une analyse des biens publics, pour en arriver à celle des biens communs. J’emprunterai des exemples issus en particèulier de l’agriculture.

Qu’est-ce qu’un bien public ?

Commençons par des définitions classiques d’économie. Samuelson définit dès les années 50 le bien public comme non exclusif et non rival : il est impossible d’en exclure quiconque de l’usage (notamment par les prix). Et quand un consommateur use de ce bien, il est impossible d’empêcher un autre consommateur d’en user. C’est le cas classique du réverbère : une fois les investissements réalisés, il est impossible d’exclure quiconque de bénéficier de sa lumière et quand on l’utilise, ça n’empêche personne d’autre de l’utiliser également. Mais il y a un problème dans ce cas : dans un marché classique, personne n’est incité, n’a intérêt à produire ce bien, puisqu’il n’est pas possible de faire payer les utilisateurs et que chacun peut se comporter en “passager clandestin”, c’est-à-dire que chacun peut user du bien sans faire l’effort d’en payer le prix. Dans un marché classique, la production du bien public est donc considérée comme sous-optimale, ce qui légitime une action non marchande, par exemple de l’Etat.

Les biens publics mondiaux concernent quant à eux des biens publics qui ont une portée mondiale. Leur sous-production génère des conséquences négatives sur toutes les populations du monde. Les Etats seuls sont alors défaillants pour les gérer. Notons que pour le Programme des Nations Unies pour le Développement (comme pour d’autres organisations internationales et économistes comme Stiglitz qui ont porté cette question), le caractère public de ces biens publics mondiaux ne vient pas de leurs qualités intrinsèques (caractère non rival, non exclusif), mais de choix socio-politiques au nom d’un « intérêt général mondial » : paix, stabilité financière, protection de l’environnement, santé, connaissances… Il est alors proposé, par exemple, que des fonds soient versés aux pays pauvres pour qu’ils puissent participer à l’effort collectif nécessaire. Les biens publics mondiaux nécessitent alors une coopération internationale des Etats et des ONG. Mais il est proposé que les firmes soient tout autant associées à ce qui est appelé une « nouvelle gouvernance »… et rien n’est dit sur la façon de gérer les biens publics mondiaux et sur leur propriété. Une telle approche est ainsi tout à fait compatible, si on prend l’exemple de l’air pur comme bien public mondial, avec la mise en place des marchés de droits à polluer et toutes les dérives qui les accompagnent.

Une notion de bien public récupérée par les partisans du néolibéralisme économique

Les biens publics se sont généralisés dans le vocabulaire des élites économiques et politiques. En témoignent les débats actuels sur l’avenir de la Politique agricole commune : les biens publics sont au centre des discours et propositions, en particulier de la part de la Commission européenne. Ce qui permet dans ce cas de se refaire une image “verte” à peu de frais. Pourquoi les partisans du néolibéralisme économique (ici appelés néolibéraux) reprennent-ils cette notion ?

Tout d’abord, ils en restent à une définition très restrictive des biens publics, réduite à leur caractère intrinsèque (non exclusif et non rival). Ainsi, par exemple dans les débats sur l’agriculture, l’air et la biodiversité sont quasiment seuls concernés. Par ailleurs, les néolibéraux considèrent les biens publics comme une défaillance de marché, qu’il faut résoudre. Pour la résoudre, il faut privatiser autant que possible ces biens, pour se rapprocher de la situation optimale d’une concurrence libre et parfaite, mais également pour permettre une gestion efficace de ces biens. Ainsi, Hardin, dans un article célèbre (“The Tragedy of Commons”), montre que le libre accès aux pâturages ne peut mener qu’à la dégradation de ces biens parce que chacun se comporte en “passagers clandestins”. Les néolibéraux en concluent qu’il faut privatiser ces biens, comme les pâturages, ou encore les chemins et les paysages, seuls moyens pour que certains – leurs propriétaires – acceptent de continuer à les gérer. Evidemment, on passe ici totalement sous silence la “tragédie des privés”, le fait notamment que des propriétaires privés polluent et surexploitent les biens naturels pour augmenter leurs profits.

Dans certains cas bien délimités, ces néolibéraux acceptent l’idée que l’Etat rémunère les agents privés pour s’occuper de ces biens publics… ce qui signifie cependant donner une valeur monétaire à ces biens (par exemple la biodiversité), dans un univers où tout, petit à petit, devient monétarisé, même ce qui pouvait paraître le plus improbable.

Faut-il reprendre dans le mouvement altermondialiste la notion de bien public et la définition qu’en a faite Samuelson ?

Je pense qu’il faut garder cette définition. Ce qui est essentiel est d’en faire une question politique : il s’agit de faire en sorte que de plus en plus de biens deviennent non exclusifs et non rivaux, c’est-à-dire que chacun d’entre nous puisse y avoir accès sans que les prix nous en empêchent, et que nous puissions user de ce bien sans que ceci n’empêche d’autres d’en user. Dès lors, le caractère non exclusif des biens rejoint les luttes pour l’accès pour tous aux droits humains fondamentaux. Le caractère non rival des biens implique quant à lui des devoirs. Ainsi, les biens naturels sont a priori rivaux, car leur usage peut se faire au détriment d’autres. Pour leur conférer un caractère non rival, il s’agit de gérer et d’user de ces biens naturels de façon à ce que les autres, générations présentes et futures, puissent également en user (c’est le cas par exemple de l’eau d’irrigation, gérée historiquement par de nombreuses associations d’irrigation).

Mais tout en gardant cette définition, ne faudrait-il pas changer de vocabulaire et ne plus utiliser dans le mouvement altermondialiste le terme de bien public, mais de bien commun ? Ceci pour deux raisons. La première raison repose sur le fait que le terme de bien public provient d’un anglicisme qui porte à confusion : les “public goods” (définis par leur caractère non exclusif et non rival) ne doivent pas forcément être gérés par la puissance publique, comme laisse entendre la traduction de “biens publics” qui en est faite. Parler plutôt de biens communs signifie que l’Etat n’est pas l’alpha et l’oméga, et que la gestion par une communauté qui se donne des règles collectives peut, dans certains cas, être aussi efficace, voire davantage. C’est le cas aujourd’hui des communautés constituées autour des logiciels libres comme, dans le passé, des multiples modes de gestion collectives des biens naturels comme les terres, que les sociétés ont développé essentiellement au niveau local. Cette gestion collective existe aujourd’hui encore en Europe de façon marginale, par exemple dans les highlands écossais avec les crofters, et reste une idée portée dans les luttes locales de réquisition collective des terres, en France et ailleurs. Ainsi, parler de biens communs est une façon de dépasser, dans certains cas, le dyptique Etat-marché et d’associer les mouvements locaux et autogestionnaires, ceux qui luttent pour retrouver une autonomie locale contre les expropriations des terres, des forêts, des semences, de l’eau… par les multinationales ou par d’autres pays riches, des expropriations qui ont lieu partout sur la planète et particulièrement au Sud.

Evidemment, tout ceci n’est pas simple et peut susciter de nombreux débats sur les périmètres de la communauté légitime pour gérer tel ou tel bien commun :

* en fonction des droits associés aux biens communs. Ainsi, si on considère que chacun doit avoir le même accès à une éducation et à une santé de qualité avec des standards minimums au sein d’un même Etat, alors celui-ci devient légitime pour être garant et gérer ces biens communs.

* en fonction des biens communs en question. Ainsi, si ces biens sont mondiaux, comme l’air et les forêts, et que la façon dont ils sont gérés dans chaque Etat a des répercussions sur toute la planète, alors ces biens doivent être gérés dans le cadre d’une instance mondiale et démocratique. Ceci fait écho aux revendications pour une réforme démocratique des Nations Unies, en lien avec des Etats responsables. Mais cette gestion peut tout à fait être partagée avec des communautés locales. Ainsi, les peuples indigènes d’Amérique latine demandent à juste titre de pouvoir gérer eux-mêmes les forêts avec lesquelles ils vivent depuis des siècles, et qu’ils gèrent de façon à pouvoir renouveler les ressources dont elles regorgent.

La seconde raison pour utiliser le terme de bien commun repose sur la possibilité, sur un plan stratégique, de nous démarquer de la vision néolibérale des biens publics et de nous associer à de multiples mouvements constitués autour de la question des biens communs :

* mouvements qui ont des pendants en économie, par exemple autour des travaux d’Orström, prix nobel d’économie en 2009, et qui montre que les biens communs peuvent être gérés et sauvegardés de façon efficace par des règles collectives au sein de communautés ;

* mouvements sociaux qui réunissent les défenseurs des logiciels libres, de l’éducation, de la santé et de la recherche publiques, de connaissances et d’une culture auxquelles nous pouvons tous avoir accès. Mais aussi les défenseurs des semences paysannes, les opposants au brevetage du vivant, enfin tous ceux qui sont pour une gestion et une propriété collectives des biens naturels, eau, air, sols, forêts, etc. Ces mouvements réunissent notamment les luttes contre les droits de propriété intellectuelle, qui ont des ennemis concrets et organisés, à l’image de l’Industry Advisory Committee on Trade Negociations, piloté dès les années 70 par IBM, Monsanto ou encore Pfizer pour imposer les brevets.

Les biens communs, un nouveau paradigme pour repenser un projet d’émancipation ?

Autour des biens communs convergent de nombreux mouvements citoyens, entre mouvements sociaux et écologiques, mais aussi entre mouvements qui luttent au niveau global pour des instances multilatérales et démocratiques, au niveau national pour une réaffirmation d’un Etat social, et au niveau local pour une autonomie retrouvée des communautés. Autour des biens communs convergent également mouvements du Sud et du Nord, sachant que concernant la gestion collective des biens communs, les populations du Sud ont sans doute énormément à nous réapprendre, dans une logique de coopération inversée.

face à ce que beaucoup de mouvements ont appelé une “crise de civilisation” au dernier Forum social mondial de Belem, les biens communs mettent à bas l’idéologie néolibérale jusque dans ses valeurs les plus profondes. Les biens communs supposent de ne plus considérer l’être humain comme un homo oeconomicus uniquement préoccupé de sa propre utilité et de ses richesses monétaires et matérielles, qu’il doit possèder en propre, comme un être individualiste en compétition permanente avec les autres pour s’assurer son propre pouvoir matériel, mais comme un individu dont le bonheur repose sur la satisfaction de ses besoins comme de celui des autres, des besoins qui sont également des besoins en liens sociaux, culturels, éducatifs, etc. Et c’est cet individu qui est capable de gérer, dans une communauté donnée et de façon collective, les biens communs de façon soutenable.

Pour conclure, les biens communs peuvent être au coeur d’un nouveau projet d’émancipation, idéologique, culturel et intellectuel, capable de convaindre une grande partie de la société, au coeur enfin du mouvement altermondialiste, mouvement qui s’est résolument tourné vers la recherche d’alternatives, et qui est le seul aujourd’hui à pouvoir porter un projet d’émancipation à un niveau international et avec suffisamment de convergences entre l’ensemble des mouvements citoyens.

Bibliographie :

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