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Décoloniser l’école ?

« Comment saisir le moment postcolonial dans l’éducation ? » (p.9) est la question directrice de l’ouvrage de Marie Salaün qui traite de la question scolaire en contexte « postcolonial » et autochtone. La recherche de Marie Salaün a été réalisée à partir d’un terrain en Nouvelle-Calédonie renforcé avec le cas d’Hawaï’i des États-Unis. Elle considère la notion de postcolonial comme trompeuse en ce sens qu’elle indique une temporalité en rupture entre deux époques, car selon elle, « […] il n’est pas possible d’isoler des séquences complètement différentes de celles qui les précédaient directement. » (p.9) En effet, elle estime que l’histoire coloniale n’est pas linéaire et n’arrête pas avec l’indépendance juridico-politique d’un territoire ou l’accession au statut de citoyenneté d’individus en ayant été précédemment dépourvue. Ainsi, elle conçoit cette problématique à partir de ce qu’elle appelle la décolonisation inachevée des populations autochtones en considérant la prise en charge de leurs langues et de leurs cultures par l’institution scolaire d’aujourd’hui. Elle affirme que la prise en compte des langues et cultures autochtones est un aspect important pour questionner le moment postcolonial, car l’école est le lieu idéal pour comprendre l’hétérogénéité des référents contemporains qui influencent les modèles éducatifs.

Pour développer son argumentation, l’auteure analyse d’abord le conflit entre les principes d’égalité des citoyens dans les démocraties modernes et la reconnaissance de droits collectifs spécifiques, les droits des peuples autochtones. Elle se demande : « En quoi les droits des peuples autochtones remettent-ils en question le modèle de l’État-nation démocratique ? » (p.21) L’auteure argumente que la catégorie autochtone questionne la prépondérance des droits individuels que maintiennent les États modernes sur les droits collectifs, endossés par les peuples autochtones. Cette question de droits collectifs renvoie directement à la souveraineté. L’autodéfinissions qui est un critère important s’oppose souvent aux catégories, issues de la colonisation, élaborée par l’État. Le principe d’autodétermination est donc en conflit avec les modèles constitutionnels des États modernes. Malgré l’adoption de la France de la Déclaration sur les Droits des Peuples autochtones, elle a limité sa portée nationale en réduisant son applicabilité aux autochtones d’outre-mer. Les États-Unis ainsi que le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’avaient pas voté cette déclaration, ils s’opposaient au droit à l’autodétermination surtout les droits fonciers et l’accès aux ressources naturelles qui doivent relever de la prérogative l’État selon eux.

La tension entre l’égalité citoyenne dans les États modernes et l’affirmation des peuples autochtones se décompose en trois enjeux. Face aux gouvernements réfractaires à la cause autochtone prétextant qu’elle ne les concerne pas et l’absence d’une définition de la catégorie de Peuples autochtones, ces derniers réclament leur autodéfinissions. Ainsi, l’auto-identification est consacrée dans la conclusion du rapport Cobo et la convention 169 de l’Organisation internationale du Travail. Le second enjeu concerne la reconnaissance des droits collectifs, les États avancent qu’ils ne peuvent pas reconnaitre sur le plan national des droits collectifs. L’autodétermination est le troisième point d’achoppement entre les peuples autochtones et les États qui refusent d’accepter le statut de personnalité juridique internationale accordée aux groupes autochtones par la notion de « peuple ».

L’ouvrage aborde ensuite la complexité de la décolonisation de l’école en contexte autochtone. L’auteure se distancie d’une perspective qui conçoit une continuité historique entre « le colonial et le contemporain ». Ainsi, elle avance que « Littéralement dé-coloniser reviendrait à dé-faire le système scolaire que la colonisation a mis en place. » (p.57) Elle critique le fait que cette perspective de continuité laisse entendre que l’introduction des langues et cultures autochtones suffit pour décoloniser l’école.

Elle considère la façon dont les revendications autochtones remettent en question la mission de l’école qui est de produire l’identité nationale par la diffusion des valeurs démocratiques, faciliter l’harmonie sociale et appuyer l’émergence d’une identité commune. L’émergence de la question autochtone fait partie d’un processus global d’indigénisation. L’auteure établit une relation entre citoyenneté et éducation dans la mesure où l’école a pour vocation de former les membres de la communauté nationale. Elle constate pourtant qu’il y a une structure d’opportunités qui favorise une rupture avec la mission fondatrice de l’école moderne qui apparait en France et aux États-Unis au XIXe siècle.

Marie Salaün questionne les objectifs attribués à l’enseignement des langues et des cultures autochtones. Elle montre l’impossibilité de les hiérarchiser et met en évidence ce qu’elle appelle le dissensus dans le consensus. L’idée défendue est que le cumul des justifications s’abstient à interroger leur adéquation et laisse comprendre qu’il existe un accord là où il y a en revanche de grands désaccords. Les documents officiels distinguent trois niveaux de justification. Une justification pédagogique qui consiste à « […] favoriser le développement personnel et la réussite scolaire de l’enfant de langues maternelles ou d’origine, minoritaire (bilinguisme équilibré) » (p.108). Une justification patrimoniale qui implique de « […] participer, au côté des familles, à la sauvegarde d’un patrimoine linguistique et culturel souvent en danger (conservation linguistique). » (p.108) Et une justification politique qui correspond à « favoriser la compréhension entre les groupes, en reconnaissant des droits spécifiques aux minorités autochtones, séculairement marginalisés par le processus colonial (réparation des préjudices de la période coloniale). » (p.108) L’auteure ajoute l’aspect éthique de la promotion de la diversité culturelle correspondant au respect des droits linguistiques. Dans la réalité, la reconnaissance de l’égalité dans le milieu scolaire est difficile puisque la mission de l’école n’avait pas incorporé le principe de la diversité. En plus, selon l’auteure, les trois justifications sont légitimes, le problème se pose cependant lorsque l’on essaie de les faire tenir ensemble dans le cadre des réformes.

L’ouvrage approche également la tension entre les modèles théoriques, les expériences pratiques d’éducation pour les autochtones et les contraintes par rapport à l’acquisition d’une culture commune. Elle accorde une priorité à « […] l’évaluation des programmes adaptés aux réalités autochtones, vue ici, de par les controverses qu’elle soulève, comme révélatrice d’une situation contemporaine marquée par la disjonction entre l’idéologie linguistique et la structure institutionnelle. » (p.145) En étudiant l’expérience de l’introduction des langues et culture kanak à l’école primaire en Nouvelle-Calédonie (2002-2005), l’auteure parvient à un paradoxe qu’elle résume ainsi : « […] la justification pose que pour améliorer les résultats scolaires des élèves kanak, il faut introduire des langues maternelles kanak à l’école primaire… mais pour poursuivre l’introduction des langues maternelles kanak à l’école primaire, il faut améliorer les résultats des élèves et étudiants kanak en français et en mathématiques, qui sont les deux épreuves qu’ils ont le plus de mal à affronter au concours PE… » (p.157)

Marie Salaün discute finalement du conflit entre savoirs autochtones et savoirs scolaires. Elle pose la question de la commensurabilité et de la compatibilité de ces deux types de savoir au regard de la forme scolaire et du sens de la culture enseignée. Les savoirs autochtones comme savoirs sociaux ont une particularité qui, passés dans le système scolaire, vont être décontextualisés. Ainsi, il y a une relation problématique avec la culture vécue ainsi qu’avec les savoirs scolaires parce que les savoirs autochtones se construisent en refus de l’école telle qu’elle est et les connaissances qu’elle transmet.

L’auteure souligne qu’il existe une tendance à définir les savoirs autochtones en fonction des savoirs occidentaux, mais non pas pour ce qu’ils sont. En plus, la vision du monde autochtone qui place l’humain au centre de la nature, non au-dessus d’elle, est contradictoire à celle de la société occidentale contemporaine. Cette contradiction se manifeste aussi dans le champ de l’éducation où les principes d’une éducation autochtone sont souvent considérés comme contraires à l’éducation occidentale. Ainsi, l’auteure nous dit que, « […] la dimension “oppositionnelle” de l’éducation autochtone est donc un élément clef de la compréhension des arguments de ceux qui la défendent. » (p.227) Toutefois, pour l’auteure, une telle argumentation binaire et caricaturale n’est pas mobilisée par les autochtones, particulièrement les chercheurs.

En somme, les droits acquis par les peuples autochtones en tant que minorité nationale spécifique représentent un sérieux défi pour les démocraties modernes. En effet, affirme l’auteure : « […] le cas autochtone offre un terrain exceptionnel pour tester les limites du désir de concilier l’universalisme du droit des citoyens, la nécessité d’engager un processus de réparation des torts de la colonisation et la reconnaissance de la diversité culturelle en contexte scolaire. » (p.274) Ainsi, les questions scolaires posent donc le problème de la redéfinition des missions de l’école. La pertinence de cet ouvrage permet de questionner au-delà du contexte autochtone la vocation attribuée à l’école, voire à l’éducation en général compte tenu de la problématique des minorités et de la diversité culturelle dans les sociétés modernes contemporaines qui est de plus en plus en vogue en termes de revendication de droits spécifiques. L’auteure aide ainsi à réfléchir à la redéfinition de la mission attribuée à l’école voire à l’enseignement en général. Toutefois, l’auteure reste sceptique quant à la continuité historique des relations coloniales dans la société contemporaine et estime que c’est une « illusion d’optique » qu’il faut s’en débarrasser. Comment peut-on donc penser la décolonisation de l’école dans le contexte autochtone et contemporain en refusant de reconnaître la continuité historique des relations coloniales?


Salaün, Marie. 2013. Décoloniser l’école ? Hawai’i, Nouvelle-Calédonie. Expériences contemporaines. Rennes: Presses universitaires de Rennes.

 

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