Un dialogue difficile dès l’origine
Au moment de son avènement, le socialisme européen s’inscrit dans les grandes luttes démocratiques et sociales européennes. Pour Marx, le capitalisme est à la fois l’obstacle que doivent surmonter les mouvements socialistes et la matrice d’une réorganisation fondamentale de la société. Marx pense que le capitalisme est « révolutionnaire » parce qu’il confronte l’ordre ancien (le féodalisme), mais aussi parce que, par nature, il bouscule les rapports sociaux(1). D’autre part il crée ses propres fossoyeurs, les prolétaires modernes, qui vont mettre fin à l’accumulation du capital et même à l’État. Cette vision optimiste de Marx inspirée en partie d’Hegel fait en sorte que la marche de l’histoire se joue en Europe dans les pays industrialisés, alors qu’ailleurs, les peuples sont essentiellement des spectateurs. Plus encore, le capitalisme européen de par ses poussées impérialistes ouvre la voie. En Inde notamment, au-delà des prédations et des massacres, le colonialisme britannique, estime Marx, impose des transformations nécessaires.
Après l’échec des révolutions européennes du dix-neuvième siècle cependant, Marx tempère ses élans sur la « marche inéluctable » de l’histoire. Il observe que l’histoire n’est pas linéaire, qu’il n’y a pas d’évolution « naturelle » vers une certaine modernité. D’autre part estime-t-il, le capitalisme dans sa version occidentale n’est pas la seule voie. Les formations sociales évoluent en fonction des luttes de classes, du rôle des États et des organisations, de la conjoncture économique, des facteurs culturels et historiques. Peu à peu, une conclusion s’impose à Marx : si le capitalisme transplanté dans la périphérie prend des aspects singuliers, les résistances anticapitalistes sont elles-mêmes singulières. Dans sa correspondance avec la socialiste russe Véra Zassoulitch, Marx affirme que la lutte en Russie, à la fois anticapitaliste et antiféodale, pourrait (au conditionnel) porter, en germes tout au moins, une société émancipée à partir des anciennes communes rurales, « régénérées » pour construire les fondements d’une société capitaliste(2) .
L’impasse de la « question coloniale »
Au tournant du vingtième siècle, les partis socialistes en Allemagne, en Angleterre et en France, devenus de grandes forces parlementaires. La nouvelle Deuxième internationale, tout en espérant l’avènement du socialisme, constate, sans vraiment s’y opposer, la nouvelle conquête du monde qui s’opère en Afrique, en Asie et dans les Amériques. Tout en adoptant des professions de foi internationalistes, les socialistes restent ambigus, voire hésitants. Les nations opprimées n’ont qu’à être patientes, car le socialisme, lorsqu’il triomphera en Europe, pourra les libérer. Cette opinion est à peu près partagée par tout le monde, tant la social-démocratie institutionnalisée des grands partis européens que les secteurs plus radicaux tels Rosa Luxembourg pour qui le socialisme doit promouvoir une stratégie de lutte « classe contre classe »(3), et combattre les projets nationalistes qui ne contribuent en rien à l’émancipation : « Dans la société de classe, il n’y a pas de nation en tant qu’entité sociopolitique homogène. En revanche dans chaque nation, il y a des classes et aux intérêts et aux “droits” antagonistes »(4) .
Une rupture inattendue
Au tournant des années 1910, le carnage de la Première Guerre mondiale change la donne. Bien qu’elle se déroule surtout en Europe, la guerre devient mondiale et s’étend dans les colonies et les autres pays que les impérialistes convoitent. Autre élément du drame, la social-démocratie abandonne l’internationalisme. Mais il y a cependant une grosse exception : c’est la Russie.
Depuis la révolution de 1905 dans l’empire tsariste, l’impitoyable répression ne fait plus peur aux masses. En périphérie, les nationalités ne cessent de se révolter. L’opposition fragmentée se réorganise. Aussi en février 1917, un régime qui perdure depuis presque 400 ans tombe comme un château de cartes. Aussitôt surgie du néant, la révolution soviétique est confrontée. Elle est menée par un secteur très avancé du prolétariat et de l’intelligentsia, mais ce pays est semi-féodal, très majoritairement paysan. Sous l’influence de Lénine, ces deux réalités sont réconciliées via une alliance révolutionnaire et démocratique qui met de l’avant les revendications des paysans.
Plus tard, Lénine approfondit sa démarche. La révolution socialiste, pense-t-il, ne surviendra pas de l’Europe, malgré l’importance des forces socialistes, mais des vastes masses opprimées de l’ « Orient ». Le capitalisme contemporain, sous sa forme impérialiste, y est confronté par une révolte sans limites. Également estime-t-il, les nations colonisées ne sont pas seulement des victimes, mais des acteurs centraux de la lutte des classes à l’échelle mondiale(5). Loin d’être un « front secondaire » qui doit patiemment « attendre » la révolution dans les pays capitalistes avancés, le mouvement de libération dans les colonies « menace le capital dans ses domaines d’exploitation les plus précieux »(6) . Lénine rappelle que « 70 % de la population du globe appartient aux peuples opprimés qui, ou bien se trouvent placés sous le régime de dépendance coloniale directe, ou bien constituent des États semi-coloniaux »(7) . C’est là où la lutte décisive sera localisée, estime-t-il. De plus précise-t-il plus tard, les pays colonisés ne sont pas « condamnés » d’avance à passer à travers l’« étape » du capitalisme, car ils peuvent, sous l’impulsion des masses prolétariennes et rurales radicalisées, construire un pouvoir socialiste et soviétique.
En 1919, la nouvelle Internationale communiste est mise en place. Lors de son quatrième congrès, elle affirme soutenir « tout mouvement national-révolutionnaire dirigé contre l’impérialisme »(8). L’inflexion est accentuée avec le Congrès des peuples d’Orient convoqué à Bakou en septembre 1920 et où l’on retrouve des mouvements d’une quarantaine de colonies. Au nom de l’Internationale, Grigori Zinoviev appelle à une lutte pour mettre fin à un monde divisé entre peuples opprimés et peuples oppresseurs(9). Peu à peu, cette perspective d’un virage « vers l’Est » se renforce. En 1922, l’Internationale estime que l’insurrection est imminente :
L’Internationale communiste soutient tout mouvement national-révolutionnaire dirigé contre l’impérialisme. Toutefois, elle ne perd pas de vue en même temps que, seule, une ligne révolutionnaire conséquente, basée sur la participation des grandes masses à la lutte active et la rupture sans réserve avec tous les partisans de la collaboration avec l’impérialisme peut amener les masses opprimées à la victoire(10).
La base populaire de cette révolution en germe est paysanne :
Le mouvement révolutionnaire d’Orient ne peut être couronné de succès que s’il est basé sur l’action des multitudes paysannes. C’est pourquoi les partis révolutionnaires d’Orient doivent déterminer leur programme agraire et exiger la suppression totale du féodalisme et de ses survivances qui trouvent leur expression dans la grande propriété foncière et dans l’exemption de l’impôt foncier. Aux fins d’une participation active des masses paysannes à la lutte pour l’affranchissement national, il est indispensable de proclamer une modification radicale du système de jouissance du sol(11).
Les mouvements révolutionnaires en Orient doivent faire deux choses en même temps :
Deux tâches confondues en une seule incombent aux partis communistes coloniaux et semi-coloniaux : d’une part, ils luttent pour une solution radicale des problèmes de la révolution démocratique bourgeoise ayant pour objet la conquête de l’indépendance politique ; d’autre part, ils organisent les masses ouvrières et paysannes pour leur permettre de lutter pour les intérêts particuliers de leur classe et utilisent à cet effet toutes les contradictions du régime nationaliste démocratique bourgeois. En formulant des revendications sociales, ils stimulent et libèrent l’énergie révolutionnaire qui ne se trouvait point d’issue dans les revendications libérales bourgeoises(12) .
L’héritage
Cet appel de l’Internationale reçoit un grand écho. Un peu avant et surtout après la mort de Lénine (1924), des forces révolutionnaires se mettent en place sous le drapeau de l’anti-impérialisme. Quelques partis communistes sont créés, notamment en Chine et dans quelques autres pays coloniaux.
Mais en URSS, le débat s’enlise. Devant la mort imminente de Lénine, le Parti communiste revient à une posture hostile aux nationalismes et aux luttes de libération nationale, notamment dans cet Orient soviétique où les Républiques membres de l’URSS réclament davantage d’autonomie. En partie à cause de ces convulsions internes, la stratégie de l’Internationale piétine en Asie. Le « modèle » soviétique centré sur le prolétariat urbain conduit à des défaites terribles, comme en Chine en 1927. Plus tard l’URSS abandonne la possibilité d’une révolution mondiale, y compris en Orient. Pour autant, l’héritage de Lénine n’est pas liquidé sur la question de l’anti-impérialisme et de la révolution en Orient puisque d’autres mouvements en Chine, au Vietnam et ailleurs reconstituent des alliances démocratiques et révolutionnaires.
(1)Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, dans Œuvres choisies, tome 1, Moscou, Éditions du progrès, 1970. pages 100-142.
(2)Karl Marx, « Lettre à Véra Zassoulitch », dans Centre d’études et de recherches marxistes, Sur les sociétés précapitalistes, textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970.
(3)Gilbert Badia, « L’analyse du développement capitaliste chez Rosa Luxembourg », Institut Giangiacomo Feltrinelli, Histoire du marxisme contemporain, tome 2, Paris, UGE, 1976, p. ???.
(4)Rosa Luxembourg, « La question nationale et l’autonomie », dans Haupt, Löwy et Weill, op. cit., p. 194.
(5)Vladimir I. Lénine, « Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamentales de l’Internationale communiste », Œuvres complètes, tome 33 (avril-décembre 1920. < http://www.marxists.org/francais/lenin/oeuvres/vol_31.htm >.
(6)Vladimir I. Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Œuvres choisies, tome 1, Moscou, Éditions du progrès, 1971, p. 752.
(7)Vladimir I. Lénine, « Rapport de la commission nationale et coloniale au deuxième congrès de l’IC », Œuvres choisies, tome 3, Moscou, Éditions du progrès, 1968, p. 467.
(8) Thèses générales sur la question de l’Orient, Quatrième congrès de l’internationale communiste, 1922, < http://www.marxists.org/francais/inter_com/1922/ic4_08.htm >.
(9)Congress of the Peoples of the East (1920), < www.marxists.org/history/international/comintern/baku/ch00.htm >.
(10)Quatrième congrès de l’Internationale communiste, Thèses générales sur la question de l’Orient, < www.marxists.org/francais/inter_com/1922/ic4_08.htm >
(11)Idem
(12)Idem
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