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Le phénomène Occupons : l’Agora moderne

Malgré une couverture médiatique axées davantage sur les aspects sécuritaires des campements plutôt que les idées brassées par ces derniers, le phénomène Occupons, reçoit toujours un appui favorable de la population comme en témoigne le dernier sondage Nanos montrant que 60% des Canadiens et 70% des Québécois sont « favorables » ou « plutôt favorables » au mouvement. Quelques remarques sur l’origine et la portée de ce phénomène.

Couramment associé au mouvement des « indignados » en Europe ou aux révolutions arabes, le phénomène Occupons représente, dans un premier temps, l’expression spontanée d’un cri de désarroi de la part de ceux qui refusent d’être de simples victimes, en l’occurrence, de la démocratie libérale capitaliste. S’il est vrai qu’il existe toujours des instigateurs derrière des mouvements de masse, ceux-ci ne mobiliseront jamais assez si un sentiment puissant d’indignation ne circule pas déjà parmi une large frange de la population. Profondément heurtées matériellement et psychiquement, l’angoisse et la colère des gens débordent dans les rues ; versent là où il reste un semblant d’espace public, autrefois lieu de véritable délibération politique. Il y a donc un premier fait d’ensemble : une sorte de souffrance collective, un sentiment d’injustice généralisée qui se répand parmi ceux qui refusent d’être les simples victimes des crises qui frappent le système actuel. Ce sentiment interpelle une masse critique faisant émerger une posture commune qui incite à l’action. En ce sens souffrir ensemble est le premier pas vers une subjectivation politique. C’est une expérience collective fondatrice qui permet de questionner le réel, remettre en question les possibles politiques.

Mais cette explosion spontanée se manifeste, par définition, à travers des formes multiples, des causes individuelles et collectives diverses. Autrement dit, s’identifient au phénomène Occupons des chauffeurs d’autobus, des enseignants, des sans-abris, des infirmières, des étudiants, des intellectuels, des libraires, et même des banquiers et des vétérans du Vietnam. Le symbole du contrôle du pouvoir à travers l’économie et la finance que représente Wall Street canalise l’insatisfaction de gens aux allégeances politiques variées, parfois opposées. Le symbole choisi, deuxième dénominateur commun, rassemble négativement, à travers une même cible ; ce qui est perçu comme l’origine systémique des problèmes sociaux des 99%. Bref, se développe une souffrance collective qui désigne un même coupable des malheurs matériels des gens.

Dans un deuxième temps, cependant, cette injustice structurelle liée à la place démesurée de la « haute finance » dans nos vies, fait émerger une réflexion plus profonde sur les valeurs même qui régissent nos sociétés, sur les normes internalisées devenues invisibles car profondément enraciné dans le quotidien des gens. Le dépassement de soi, le bien-être personnel, le bonheur individuel cessent d’être les sacrosaints principes régissant impérativement nos vies. Des questions comme le sacrifice personnel au nom d’une cause qui nous dépasse deviennent soudainement légitimes d’être pensées et discutées.

Toutefois, des difficultés apparaissent lorsqu’il est question de regrouper positivement les mobilisés. Divisés sur les différentes façons de penser une société juste, chaque occupant exprime son opinion propre qui ne coïncide pas toujours avec celle des autres. Des consensus sont néanmoins atteints et se sont traduits par la mise en place d’Assemblées générales, d’actions ciblées comme les marches, des formations sur le fonctionnement de l’économie, la création d’équipes médicale et, dans le cas de New York, l’énonciation de valeurs fondatrices retrouvées dans la Déclaration de l’occupation de la ville de New York. Plutôt que de proposer une liste de demandes spécifiques, les occupants investissent un espace public en édifiant une microsociété qui, guidée par l’idée de justice, interroge les normes et les valeurs sur lesquelles reposent les rapports sociaux actuels. Autrement dit, par-delà leurs divergences, pour une grande partie des occupants et occupantes, l’important est d’essayer de mettre une communauté en mouvement : une communauté qui réfléchit sur elle-même, qui questionne des principes, des valeurs et des institutions, en apparence inébranlables dans nos sociétés actuelles, et propose d’autres manières de fonder un commun, de faire société. Ce processus d’appropriation d’un espace public afin de le transformer en véritable Agora grecque, donne un sens politique au phénomène. À travers une remise en question des règles du jeu actuelles, il permet une interrogation plus large sur nos modes de vie et nos comportements individuels. Cette expérience en soi est déjà une victoire significative du phénomène Occupons. Ainsi, les critiques du mouvement qui dénoncent l’absence de demandes communes spécifiques, devraient davantage observer les occupations comme l’incarnation vécue de ces exigences.

Être dans l’idéologie, c’est croire que la réalité est auto-évidente. Qu’elle est donnée en soi, immuable. Que l’on peut saisir le réel une fois pour toute, sans l’interroger constamment. Que des concepts comme la tolérance, par exemple, ont toujours teinté les discours militants contre la discrimination raciale et sexuelle. Comme le dit Zizek[1], Martin Luther King n’aurait jamais pensé construire le mouvement des droits civils en affirmant que les blancs doivent apprendre à être plus « tolérants » envers les noirs. En ce sens, être radical, ou interroger la racine des choses, signifie remettre en question ces évidences données du réel. Et cette remise en question, dans sa forme la plus radicale, se présente sous la forme du vécu quotidien de ceux et celles qui la réfléchissent et en prennent acte.



[1] Slavov Zizek, entrevue accordée à Tom Ackerman, Al Jazzera, 29 octobre 2011.

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