Au cours de la réalisation de mon travail de mémoire de licence en sociologie, j’ai rencontré une difficulté qui m’a bouleversé pendant toute la recherche. Cette difficulté est liée à mon incapacité de nommer les participants de l’étude puisqu’il s’agit des producteurs des programmes Car Wash dans la ville de Port-au-Prince. Je me suis retrouvé dans un dilemme soit j’utilise une analyse générationnelle, c’est-à-dire de les catégoriser dans la 8e génération[1] d’Haïti soit j’utilise une analyse de classe en les catégorisant dans les classes populaires (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Par ailleurs, au cours d’une quête de document concernant notre objet d’étude, j’ai découvert une publication sur la page de Facebook des organisateurs. Ils ont mentionné clairement le concept « Malere » pour se nommer. Compte tenu de l’ordre universitaire colonial et occidentalocentré, je suis réticent de son usage dans ma recherche.
Parallèlement, j’ai visualisé une courte vidéo sur la page Facebook du professeur Jean-Marie Théodat au cours de laquelle des intellectuels parmi les plus reconnus et éminents du pays discutent sur la façon de nommer et conceptualiser les couches sociales en Haïti. Jean Casimir qui était parmi ces intellectuels formule une question fondamentale du point de vue épistémologique et de la sociologie de la connaissance. Il demande : « qu’est-ce qu’une classe dominante sans ses moyens de sa domination ? ». Cette interrogation est une remise en question de la catégorisation et la nomination des couches sociales en général, mais le concept de classe dominante et de classe dominée en particulier dans le contexte haïtien. Elle m’a permis d’identifier automatiquement un vide qui pourrait faciliter de nouvelle conceptualisation des couches sociales.
En outre, dans un discours qu’il a prononcé, titré « Habiter le rêve » au collège de France à l’occasion de l’inauguration de la chaire de la littérature de la francophonie en 2019, Duvivier Michelle Pierre-Louis a reconnu la non utilisation du concept malheureux par la majorité des auteurs haïtiens. Même si elle n’a pas explicité le problème qui sous-tend cette non utilisation de ce concept, elle a dit clairement : « peu d’auteurs se sont penchés sur le sens des mots, malere/malerèz, utilisé par les subalternisés, (…) ». Je pourrais questionner sur le silence du concept malheureux par des penseurs haïtiens. Cependant, je n’intéresse moins aux contraintes liées à l’utilisation de ce concept qu’à son début de systématisation par le géographe Georges Anglade et le sociologue Jean Casimir, deux penseurs majeurs dans les sciences sociales haïtiennes.
Ochan pou malere de Georges Anglade
J’ai fait ma première rencontre avec le concept malheureux dans un petit ouvrage de Georges Anglade titré Éloge de la pauvreté (1983). Avec la précision de l’auteur, ce titre se traduit en créole haïtien par Ochan pou malere. Ce texte est la transcription d’un discours que le géographe haïtien a fait à l’occasion de la réception du prix pour la murale d’Hispaniola. À travers ce petit bouquin d’une densité exemplaire, Anglade initie une systématisation du concept malheureux. Il entame ce processus par un travail de traduction et conceptualisation entre pauvreté, misère, pauvre et malheureux. Pour l’auteur, ces mots ne renvoient pas à la même charge sémantique et lexicale. De ce fait, pour le penseur de l’espace haïtien, pauvre dans la langue française ne traduit pas par Malere en créole.
Lors de cette occasion de la réception du prix international pour la catégorie « Atlas et cartes » en 1983, le géographe haïtien Georges Anglade esquisse une nouvelle théorie de la pauvreté en aboutissant au concept de désenveloppement. En effet, dans ce discours il a pris distance à la façon dont traditionnellement les penseurs abordent le phénomène de la pauvreté, de la misère, de la richesse et du développement. Cette rupture lui a permis d’élucider la différence entre la misère et la pauvreté. Dans ce cas, cette dernière n’est pas synonyme de la misère. Donc la pauvreté est le point de départ pour sa théorie de la gestion de la précarité.
Pour le penseur de l’espace haïtien, la pauvreté est le point de départ et aussi l’idéal. Autrement dit, elle fait le pont entre la richesse d’un petit nombre et la misère d’une majorité. Elle occupe ainsi le juste milieu. La pauvreté désigne la satisfaction ou encore le développement du nécessaire. C’est la raison pour laquelle, Anglade entame un éloge de la pauvreté.
Son éloge de la pauvreté se tourne autour d’une préoccupation centrale, « […], comment expliquer que 80% de la population haïtienne sont encore en vie ? » En créole haïtien, nous pouvons demander « kijan malere fè viv[2] ? » C’est de cela que son travail de traduction entre « pòv » et « pauvre » paraît fondamental. Ces deux termes ne sont pas transposables d’une langue à l’autre, c’est-à-dire de la langue française à la langue créole haïtienne. Ces deux termes ne sont pas similaires. En d’autres mots, il existe une différence considérable entre « pauvre » en français et « pòv » en créole. Le « pòv » est un mendiant. Il vit dans une extrême misère. On peut supposer que sa situation miséreuse lui a enlevé sa dignité. Étiqueter l’Haïtien précaire de « pòv » est une insulte. Cette étiquette charrie un mépris pour cette personne. Du coup, Anglade fait émerger le concept de « Malheureux/ Malere ». Celui-ci désigne selon Anglade une personne qui détient un minimum de subsistance et préserve en même temps son respect, sa dignité et son honneur. D’où la traduction de l’éloge de la pauvreté par ochan pour malere. Cette tentative de systématisation fait Anglade l’un des pionniers de l’introduction du concept malheureux dans la pensée sociale haïtienne.
Jean Casimir : du captif au malheureux
En dépit des efforts remarquables de George Anglade, Jean Casimir a poussé le plus la réflexion sur le concept malheureux. Il a accordé une place de choix à cette conceptualisation dans l’un de ces derniers ouvrages, titré Une lecture décoloniale de l’histoire du peuple haïtien ; du traité de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915). Toutefois, le sociologue Casimir a avoué que l’usage de ce concept dans la pensée haïtienne remonte à Baron de Vastey. Ce dernier a utilisé le concept malheureux environ quatre-vingt-dix fois dans son ouvrage le système colonial dévoilé (1814). Malheureusement, il fallait attendre Anglade (1983) pour une nouvelle apparition de ce concept dans les sciences sociales.
Dans son ouvrage, Casimir a au moins deux chapitres qui ont fait mention de ce concept ; il y a le chapitre deux stipulant « Un frein à la fabrication du malheureux » (2018 : 61-107). Dans ce chapitre, le sociologue Casimir parcourt le cheminement des Haïtiens depuis leur captivité jusqu’à l’occupation américaine. Il identifie les mécanismes mis en place par des Haïtiens pour mettre un frein à la fabrication du malheureux. De ce fait, il esquisse aussi la contradiction entre l’administration publique dirigée par des oligarques bicéphales et le peuple souverain. Malgré l’importance de ce chapitre, notre travail se porte fondamentalement sur le chapitre titré « pouvoir et beauté du peuple souverain ».
C’est dans le chapitre VIII, titré « pouvoir et beauté du peuple souverain » (Casimir, 2018 : 329-376) qu’il a éternisé et a proposé en même temps une définition de ce concept. Nous devons préciser que le concept malheureux intervient à un moment tardif dans la pensée de l’auteur. Son introduction dans l’œuvre de Casimir atteste l’évolution et le progrès de sa pensée. Toutefois, l’auteur de Pa bliye 1804 (2004) garde toujours sa préoccupation de départ tout en la perfectionnant. Il s’efforce « […], d’appréhender comment des Haïtiens [malheureux] arrivent à exister, à subsister et à vivre au sein des structures politiques qui refusent toute participation de leur part. » Cette idée traverse toute son œuvre et elle en est aussi la porte d’entrée. Sa préoccupation rejoint celle de Georges Anglade esquissée ci-dessous. Ces deux auteurs majeurs de la pensée sociale haïtienne voulaient ainsi comprendre et expliquer comment des malheureux haïtiens gèrent-ils la précarité séculaire ?
Dans sa tentative de systématisation, Casimir prend la société de Saint-Domingue comme illustration bien que certaines fois il se réfère au XIXe haïtien. Le malheureux se situe dans un environnement conceptuel comme le malheur, son opérateur, ses victimes et sa réponse. D’abord, l’empire colonial est la figure du malheur. Il est consubstantiel à la société de plantation. Cette dernière est un produit de l’État français moderne coloniale. Celui-ci met en place un ensemble de dispositifs pour transformer le captif en esclave. Ce processus d’esclavagisation est concomitant à l’invisibilité du mode de vie de l’Africain réduit en esclavage. Cet ordre colonial est supporté par une partie de la population que l’on appelle Affranchi. Cette couche sociale malgré sa supposée liberté est la prisonnière de l’ordre colonial et du public blanc. Donc, l’empire colonial fabrique de toute pièce la perle des Antilles qui schématise le malheur pour les captifs. Ensuite, le maitre est l’opérateur du malheur. Les propriétaires d’esclave en dépit de la différence de l’épiderme vivent du malheur des esclaves. Ils sont la pierre angulaire de la société coloniale et esclavagiste. Les attitudes de ces couches sociales, devenant une partie de l’oligarchie traditionnelle, ne changent pas vis-à-vis de couches populaires, les malheureux. Enfin, le captif bossale est le prototype du malheureux. Il est la victime du malheur. Son malheur est injustifiable. Pendant que l’Occident s’accélère la production du malheur, le captif de son côté s’opère pour un dépassement de ce malheur en proposant des réponses. Ces dernières aboutissent à la société contre-plantation, à la création des zones de sauvetage concrétisé dans la Révolution haïtienne.
Selon Casimir, le concept malheureux nous rappelle notre passé entant que captifs venant d’Afrique sur les bateaux négriers vendus comme force de travail. Mais ce concept nous permet aussi de nous distancier du piège de l’affranchissement personnel et individuel. Il renouvelle les liens de solidarité et de réciprocité entre les autres malheureux. Communément, le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. Dans ce cas, « (…), le captif et le malheureux contemporain se définissent comme ceux qui savent se survivre du système dominant – le manipulé- de façon à ne pas modifier leur être profond » nous a déclaré Casimir (2018 : 339).
En conclusion, cet article est un appel à la réflexion sur le concept malheureux dans le milieu intellectuel haïtien et aussi un appel à l’écoute des couches sociales populaires haïtiennes. Il ne vise pas apriori à résoudre un problème d’épistémologie et de la sociologie de la connaissance inhérent à la pensée sociale haïtienne. Ainsi, il nous vient à l’esprit de demander pourquoi et comment la majorité des penseurs haïtiens même les plus critiques font silence sur ce concept largement utilisé par les couches populaires haïtiennes ? Quelles sont les implications politiques de son usage dans les sciences sociales haïtiennes ? Quelles sont les différentes acceptations du concept malheureux ? Quelle est l’actualité de la systématisation de Jean Casimir ?
Pierre Jameson BEAUCEJOUR, sociologue
- Grille d’analyse proposée par Anglade pour étudier Haïti. La 8e génération haïtienne réfère aux personnes qui sont nées de 1990 à 2015 ↑
- Comment les malheureux vivent-ils? ↑