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La démocratie à l’épreuve de l’indianisme

couverture du livre

D’ordinaire, les recherches françaises sur le Mexique portent sur le Chiapas, les indiens zapatistes et le sous-commandant Marcos. Le politiste David Recondo a choisi d’observer et d’analyser une autre région indienne du Sud-Est mexicain : le Oaxaca, État le plus pauvre du Mexique après le Chiapas et le Guerrero, et où la minorité indienne est la plus importante. Majoritairement rurale, cette région est marquée par le phénomène migratoire. En autorisant en 1995 cet État à pratiquer ses « coutumes » de désignation des autorités municipales, le gouvernement fédéral a reconnu le particularisme du Oaxaca.

L’ouvrage allie une connaissance approfondie de cette région et de ses acteurs (grâce à un long travail d’enquêtes de terrain) à des outils théoriques destinés à l’analyse de la démocratie non occidentale. La démocratie « communautaire » est une forme hybride, s’inspirant des us et coutumes tout en étant influencée par le fonctionnement démocratique. La majorité y est recherchée non par le vote à bulletin secret, mais après de longs débats menant à un consensus. Elle diffère en cela de la démocratie occidentale, où le jeu électoral est individuel et concurrentiel, et le vote secret. Le livre montre comment la réforme électorale du Oaxaca a légalisé le vote public en 1995, puis a interdit les partis politiques dans les villages déclarés d’us et coutumes en 1997. Ce mode de désignation des autorités municipales selon un droit coutumier est pensé comme garant de l’unité (supposée) des communautés. L’assemblée villageoise devient alors le lieu de la délibération et de la décision au nom de tous, autrement dit le lieu d’une « souveraineté populaire ». Pour David Recondo, les nouveaux dirigeants indiens qui soutiennent cette réforme électorale se rapprochent, dans leur exercice du pouvoir, de la démocratie directe ou participative. Les autorités sont élues par le suffrage des citoyens même si celui-ci est le plus souvent public et collectif. L’élection n’est plus soumise, normalement, aux partis politiques et à ses représentants.

L’exemple du Oaxaca s’inscrit dans les discours indianistes latino-américains qui reflètent la possibilité d’une démocratie directe et participative. L’étude de David Recondo dépasse le cadre régional et aborde la question de la participation politique indienne en Amérique latine. Depuis le début des années 1990, l’affirmation des identités ethniques et les conquêtes politiques des peuples autochtones ont permis l’émergence sur le continent d’un « pouvoir indien », en Équateur et en Bolivie notamment. Ces conquêtes politiques au Mexique et en Amérique latine ont renouvelé les débats sur la démocratie, faisant cohabiter universalisme et démocratie communautaire. Les enjeux et les intérêts politiques, les limites et les contradictions du multiculturalisme sont ici mis en lumière par David Recondo.

L’auteur s’interroge notamment sur les facteurs, souvent contradictoires, qui ont mené les instances politiques régionales du Oaxaca à reconnaître aux populations indiennes un droit coutumier dans les années 1990. Il démontre notamment que cette évolution n’est pas le seul produit des mobilisations indiennes. Un contexte international favorable (la ratification de la convention 169 de l’OIT, le 500ème anniversaire de la découverte de l’Amérique) et le soulèvement zapatiste ont permis à la question de l’autonomie indigène de s’insérer dans les débats politiques locaux et nationaux. Cependant, d’autres facteurs ont également joué. L’auteur insiste sur la nécessaire prise en compte des acteurs politiques (État, partis, gouverneurs, etc.) et de leur stratégie pour comprendre la naissance et la réforme électorale dans le Oaxaca. L’enjeu pour le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel au pouvoir depuis 1929) était de maintenir une stabilité politique dans un contexte de remise en cause de son hégémonie. David Recondo s’intéresse ainsi aux stratégies des divers acteurs et questionne les conséquences de l’application de la réforme dans divers villages du Oaxaca entre 1995 et 2004. Certaines communes expérimentent de nouvelles règles de jeu politique, d’autres, au contraire, connaissent un renforcement de l’autoritarisme. Dans tous les cas, la perception et la pratique de la démocratie se sont transformées.

L’État mexicain et les communautés

Depuis la Révolution mexicaine (1910-1920), l’État a toujours respecté les coutumes locales et garanti l’intégrité territoriale des communautés. En échange, ces communautés apportaient leur soutien au parti officiel dans toutes les élections. À partir des années 1980, toutefois, le PRI s’est trouvé de plus en plus contesté. Les décennies 1970 et 1980 ont correspondu à une crise du modèle de développement national populiste conjuguée à une crise économique. Dans ce contexte, une élite indienne scolarisée, consciente de son indianité et habituée aux zones urbaines métisses, s’est mise à revendiquer un modèle alternatif de développement économique et d’organisation politique. Le président Salinas (1988-1994), voulant réformer l’article 27 de la Constitution mexicaine sur la propriété collective de la terre, proposa un projet de loi sur les droits des communautés indiennes. En 1991, le gouvernement mexicain modifia l’article 4 de sa Constitution reconnaissant le caractère pluriculturel de la nation. Cette reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle était avant tout symbolique. En effet, la modification concomitante de l’article 27 marquait la fin définitive des répartitions agraires et permettait aux paysans possédant des terres communales d’obtenir un titre de propriété privée, affaiblissant ainsi la gestion collective des terres. Ce changement constitutionnel réforma beaucoup plus en profondeur la société mexicaine. L’article 4 contrebalançait la réforme de l’article 27 touchant à l’identité même des populations indiennes.

Parallèlement, dès les années 1980, des organisations indianistes prônèrent l’autonomie dans la région Mixe du Oaxaca, demandant que les partis politiques, principalement le PRI, respectent les formes traditionnelles d’élection des autorités municipales. L’augmentation des candidats dissidents fit le jeu de l’opposition et la hausse des conflits électoraux entraîna une croissance de l’instabilité politique dans le Oaxaca. Le lien clientéliste traditionnel se décomposa. À partir de 1988, les partis d’opposition PAN (Parti d’action national) et PRD (Parti révolutionnaire démocratique) progressèrent dans l’ensemble du pays. L’État du Oaxaca – bien avant la réforme constitutionnelle de l’État national – fut le premier à reconnaître le caractère multiculturel de sa population, devenant un véritable laboratoire des nouvelles politiques indigénistes.

Le soulèvement zapatiste en 1994 a ensuite renforcé les mouvements contestataires indigènes du Oaxaca. Après 1994, la demande du droit à l’autodétermination s’est accompagnée d’une critique de l’État-parti (PRI) et du gouvernement. De nombreux mouvements indigènes sont alors passés dans l’opposition. Auparavant, il s’agissait pour ces organisations indiennes du Oaxaca d’établir des relations différentes avec le gouvernement fédéral et le PRI, non de changer l’État. Or le mouvement zapatiste a radicalisé la revendication indienne, dont les principales organisations ont influencé les réformes électorales même si elles n’en ont pas été les initiatrices. L’Église, des intellectuels et bien sûr des communautés indiennes elles-mêmes ont contribué à la modification du code électoral.

La réforme de 1995 : « la coutume faite loi »

La décision de réglementer les coutumes est venue directement du gouverneur de Oaxaca, Diodoro Carrasco, et non des partis politiques. Cette décision visait à assurer la stabilité politique dans son État, face au conflit zapatiste qui se développait dans l’État voisin et à la croissance de l’opposition. Le gouverneur cherchait à maintenir la légitimité de son gouvernement. Pour de nombreux villages du Oaxaca, le PRI n’était pas tant perçu comme un parti politique mais davantage comme une instance gouvernementale. Le débat sur la reconnaissance des droits coutumiers s’est accompagné d’un débat à l’intérieur même des partis politiques, essentiellement entre le PRD et le PRI, les plus implantés en zones rurales. « La coutume faite loi » (réforme votée en août 1995), pour reprendre la formule de David Recondo, témoigne de la crainte éprouvée par le gouvernement régional et le PRI ; inclure les Indiens dans les décisions et les programmes qui les concernent reflète le malaise des autorités politiques nationales. L’exemple chiapanèque a accéléré et intensifié une politique de reconnaissance des revendications indiennes dans le Oaxaca, amorcée au début des années 1990 mais cantonnée dans une dimension culturelle. La dimension politique et administrative est dès lors prise en compte et entendue.

La politique de décentralisation, initiée dès 1989, a de plus alloué des ressources aux municipalités alors que celles-ci fonctionnaient auparavant grâce au travail obligatoire et à la solidarité communautaire. La réforme du code électoral local en 1995 a permis la désignation des autorités municipales selon les us et coutumes. Une autre réforme de 1997 a interdit la participation des partis politiques dans les communes qui se sont déclarées régies par le droit coutumier. Ainsi, après ces deux réformes, le recours à l’invention des traditions a été activé par certains villages pour bénéficier de l’appellation de « municipalité coutumière ». Parallèlement, ces nouvelles lois électorales ont entraîné de nouveaux conflits de pouvoir. Certains acteurs ont vu dans la légalisation des coutumes le renforcement, ou du moins le maintien, du caciquisme et des gouvernements autoritaires. D’autres municipalités ont au contraire perçu l’autorisation des droits coutumiers comme un vecteur de modernité.

Les résultats de la réforme électorale du Oaxaca sont par conséquent variables. Les populations indiennes de la région ont fait un apprentissage singulier de la démocratie par le truchement de la légalisation des us et coutumes. Les conflits et les négociations lors des élections ont permis aux populations d’appréhender différemment la démocratie. Avec la réforme du code électoral, qui visait à réduire leur rôle et leur poids dans le fonctionnement des communes rurales indiennes, les partis politiques ont occupé une place plus limitée.

La démocratie communautaire

David Recondo souligne pour finir la différence supposée entre démocratie occidentale et démocratie communautaire (indienne). La première suppose un vote dont le résultat final reflète le choix de la majorité et où la minorité doit se plier à ce vote. La seconde est le fruit de longs débats ou chacun expose son point de vue, avant que l’autorité (les anciens ou personnes présidant l’assemblée) ne proclame une décision unanime, intégrant les différentes positions dans le but d’arriver à une entente. Il s’agit d’interpréter la volonté générale à travers les différentes opinions de la communauté ; aucune opinion ne prévaut mais une décision finale regroupe les diverses tendances. Toutefois, ce fonctionnement ne doit pas être idéalisé puisque les jeux de pouvoirs existent comme dans la démocratie occidentale. Ainsi, le vote public permet de faire valoir une majorité d’opinion, un consensus certes – la minorité devant se rallier à la décision –, mais la contrainte et la pression exercées ne peuvent être négligées. Comme l’auteur le précise, la conception et la pratique de la démocratie communautaire se distinguent du modèle libéral et de sa représentation de la démocratie.

Face aux défis engendrés par la mondialisation et le néolibéralisme, le recours à la figure de l’Indien par différents acteurs a été un moyen d’inventer de nouveaux modes d’exercice de la démocratie. D’une part, les peuples indigènes ont revendiqué des droits culturels et politiques, et affirmé une identité singulière leur permettant d’accroître leur visibilité sur la scène locale et nationale ; d’autre part, l’État a reconnu, dans de nombreux pays latino-américains, la pluralité ethnique de sa population. La politique est alors souvent « ethnicisée », sans nécessairement recourir à la création de partis indiens. L’exemple du Oaxaca témoigne donc de l’émergence de nouvelles conceptions et pratiques de la démocratie.

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