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Le parcours du livre Pour une écologie du 99 % : une contribution à l’éducation populaire écosocialiste

L’ÉCOSOCIALISME, UNE STRATÉGIE POUR NOTRE TEMPS - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 28 - Automne 2022

Le 21 septembre 2021 sortait notre ouvrage Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme[1], coécrit avec Alain Savard. On peut concevoir ce livre comme un projet d’éducation populaire aux perspectives anticapitalistes. D’abord essentiellement un objet de papier, ce livre a finalement trouvé au Québec un certain écho dans le débat public et dans le mouvement écologiste, ce qui nous a permis d’en transmettre oralement les principales idées. Dans cet article, nous préciserons quelles étaient les intentions de notre projet d’écriture et nous tenterons de réfléchir à la façon dont nos interventions ont été reçues. Nous dresserons un premier bilan de cette expérience pour mieux tracer l’avenir de la voie anticapitaliste du mouvement pour la justice climatique.

Les intentions du livre

Ce livre est le produit d’une double volonté : répondre aux besoins émergeant des débats du mouvement écologiste et intervenir pour insuffler à celui-ci une orientation anticapitaliste, en particulier dans le mouvement des grèves climatiques. Par le biais de notre implication au sein du collectif La Planète s’invite au parlement et du Front commun pour la transition énergétique, nous avons remarqué qu’une certaine confusion régnait dans le mouvement vert, en ce qui concerne des notions clés d’économie politique critique. Cette confusion a très certainement des conséquences sur les orientations politiques et stratégiques des militantes et militants pour le climat, de même que sur leurs organisations. Il nous semblait urgent de contribuer à lever ces ambiguïtés.

À notre connaissance, aucun livre n’avait réussi, ni par son argumentation ni par ses qualités de vulgarisation, à s’attaquer aux principaux mythes entourant le capitalisme et l’impossibilité de le remplacer. L’ouvrage What Every Environmentalist Needs to Know About Capitalism[2] de John Bellamy Foster et Fred Magdoff, au titre évocateur, fut l’une de nos inspirations et le point de départ de notre réflexion. Cependant, malgré sa volonté de vulgarisation, l’auteur nous paraissait reproduire les écueils des ouvrages universitaires : absence de dynamisme dans la forme et trop nombreuses citations apologétiques de Marx. À cela, il faut ajouter qu’il ne s’aventurait aucunement sur le terrain de la nécessaire planification démocratique de l’économie ni même sur les perspectives d’action politique.

L’objectif premier de notre ouvrage fut donc de rendre « digeste » et accessible au plus grand nombre une compréhension anticapitaliste de la crise écologique, de montrer qu’il était possible d’organiser notre économie autrement et de défendre les pratiques d’organisation politique les plus prometteuses en vue de dépasser le système économique actuel. Mettre de nouveau à l’avant le concept de « capitalisme » ne fut pas une mince affaire, comme en témoigne notre difficulté à faire parler de notre ouvrage plus largement dans les médias de masse, à l’exception de quelques entrevues[3].

Nous avons pensé notre projet comme un ouvrage de vulgarisation. Plutôt que de prendre notre propre univers théorique comme point de départ, nous sommes partis des termes mêmes avec lesquels notre public cible formule les problèmes. Le livre est structuré en chapitres qui traitent de différents « mythes », autant de lieux communs du débat écologiste actuel. Nous avons porté une attention particulière à la forme du livre, dans un souci d’accessibilité : production de nombreux graphiques et schémas, renvoi des notes en fin d’ouvrage, absence de références à de grandes autorités scientifiques afin de faciliter la transmission de nos idées. Nous avons également tenté de rester le plus proches possible du registre du dialogue argumentatif (argument-objection-réfutation). Nous avons cherché les occasions de démontrer la pertinence de notre perspective, en évitant le plus possible de supposer que notre lectorat était d’emblée favorable à nos idées. En fin d’ouvrage, nous avons également produit un glossaire des principaux termes techniques, une annexe sur les moyens de s’initier à l’engagement ainsi qu’une bibliographie commentée.

Sur le plan du vocabulaire, nous avons tenté de limiter les référents théoriques et les « étiquettes » du militantisme traditionnel. Trop souvent, celles-ci servent plus à renforcer le sentiment d’appartenance des convaincu·e·s qu’à élargir la masse critique nécessaire pour transformer la société. Étant donné que la gauche écologiste est dans une phase de (re)construction, nous avons cru bon sortir de l’entre-nous en privilégiant le partage du contenu plutôt que l’orthodoxie terminologique.

De surcroît, nous avons intégré une dimension artistique au projet grâce aux dessins de Clément de Gaulejac. Ceux-ci permettent de renouveler l’iconographie anticapitaliste traditionnelle en donnant à penser par un autre moyen que l’argumentation. Dans le livre, les dessins entrent en dialogue avec le texte et contrebalancent l’effet de lourdeur que pourrait ressentir le lectorat devant les forces qui constituent le capitalisme. En mettant en scène le Capital et le Capitaliste, deux personnages inséparables dignes d’une série comique, la lectrice ou le lecteur est encouragé à se moquer d’eux, parfois même avec dérision, et à les trouver ridicules, de sorte que lui-même puisse gagner en courage.

La réception et la diffusion des idées du livre

De manière générale, notre livre a connu un accueil enthousiaste à la fois dans les milieux militants de gauche et dans certains milieux institutionnels, scolaires et médiatiques. À la suite de sa publication, nous avons effectué une trentaine d’interventions publiques touchant au total plusieurs centaines de personnes sous la forme de conférences, d’entrevues dans les journaux ou à la radio, de participation à des événements dans les salons du livre ou dans les institutions scolaires, et par le biais de lettres ouvertes. La plupart de ces activités n’avaient pas été planifiées avant la publication et ont été le fruit de demandes suscitées par la lecture de notre ouvrage. D’autres interventions sont déjà prévues pour les mois à venir.

Alors que notre propos était d’abord destiné aux jeunes grévistes du climat, nous avons été agréablement surpris de la réception favorable de nos idées dans les cercles et lors d’événements destinés à un plus vaste public. Les nombreuses invitations dans les médias de masse, dans les salons du livre et dans les établissements scolaires, nous laissent croire que notre propos survient à un moment propice. Cela témoigne aussi d’une ouverture du débat politique et écologiste à des perspectives plus radicales, ouverture favorisée par les mobilisations de 2018 et 2019 en faveur de la justice climatique. Nous croyons que les écosocialistes doivent saisir cette occasion.

Notre ouvrage remet explicitement en question le capitalisme, c’est pourquoi nous avons été étonnés qu’il soit reçu de façon si positive. Dans le cadre de nos interventions, nous avons été frappés par l’absence de réactions négatives par rapport à notre posture clairement anticapitaliste. Nous avions appréhendé une certaine hostilité de la part du public, mais les questions provoquées par nos présentations ont surtout porté sur des aspects techniques : Que penser des voitures électriques ? de l’hydrogène ? du potentiel des énergies renouvelables ? ; sur des aspects stratégiques : Que faire des élections ? Faut-il envisager l’action directe ou des actions de sabotage ?; ou sur des aspects plus larges comme : Est-il trop tard pour agir ? Cependant le cadre de réflexion à l’intérieur duquel se sont déroulés les échanges fut a priori considéré comme légitime. Personne n’a formulé de défense explicite du capitalisme ni même la possibilité de le réformer. Peu de participantes et de participants se sont montrés sceptiques quant à la nécessité ou au désir de se doter d’un système économique socialement plus juste et écologiquement plus viable. Nous croyons que le cadrage « scientifique » (en référence à l’état des savoirs scientifiques) plutôt que militant de la question a facilité la transmission de certaines de nos idées.

La manière dont le livre a été reçu peut aussi être interprétée comme un indice de la crise de légitimité du capitalisme. Un récent sondage[4] vient corroborer cette crise de légitimité. Réalisé auprès de plus de 34 000 travailleuses et travailleurs répartis dans plus de 28 pays et conduit par la firme de communication Edelman, ce sondage rapporte que 56 % des répondants sont d’avis que « le capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui fait plus de mal que de bien dans le monde ». Ces chiffres, qui montent à 69 % en France, à 75 % en Thaïlande et à 74 % en Inde, témoignent d’un désaveu clair du capitalisme. L’aggravation de la crise écologique joue probablement un rôle important dans cette nouvelle donne politique.

Notons tout de même que certains mythes ont été plus coriaces que d’autres à « déboulonner ». Nous avons rencontré des illusions bien enracinées, surtout celle que « la consommation détermine la production », mais aussi les idées néolibérales de la « souveraineté du consommateur » et de la « responsabilisation individuelle ». La persistance opiniâtre de ces idées a montré toute la force du travail idéologique dominant qui tend à individualiser les problèmes écologiques et sociaux.

En outre, lors de nos présentations, de nombreuses questions et commentaires du public témoignaient d’une forme de découragement et de désorientation politique. L’incapacité à penser aisément les voies de la résistance au capitalisme exprime bien la difficulté actuelle à penser l’action collective, conséquence probable d’une pratique sociale de plus en plus individualiste. L’absence de canaux politiques facilement accessibles pour l’implication citoyenne, notamment dans les syndicats, peut certainement en être tenue responsable.

Une éducation populaire à poursuivre dans le cadre de la lutte écosocialiste

Ce livre ne constitue pas une proposition théorique nouvelle, aucune idée originale n’y figure, à l’exception peut-être de quelques perspectives stratégiques. Il s’agissait avant tout d’une synthèse permettant aux idées écosocialistes d’étendre leurs frontières pour les diffuser dans l’espace public. Pour y arriver, nous avons opté pour un dépoussiérage de la rhétorique socialiste afin de la rendre plus attrayante dans sa forme, tout en préservant la force de ses arguments. Nous avons laissé à d’autres le travail d’exégèse qui cherche à prouver que Marx était vraiment écologiste, nous avons écarté le langage hermétique d’universitaires et l’autoréférentialité dérangeante. En parlant, par exemple, de « démocratie économique » et du « 99 % », nous avons tenté de jouer le rôle de passerelle entre le débat au sein du grand public et l’univers écosocialiste.

Nous pensons qu’il est nécessaire de renouveler et d’élargir le mouvement socialiste et de l’ancrer dans le XXIe siècle, en raison de sa faiblesse actuelle. La reconstruction d’un mouvement de masse a besoin que certaines idées pénètrent à nouveau la culture populaire. Cette pénétration ne peut se faire qu’en reprenant certains des codes culturels dominants et en les adaptant à la stratégie socialiste. Peut-être faudrait-il même considérer s’impliquer avec sérieux et professionnalisme dans la diffusion vidéo sur le Web, afin de rejoindre un plus large auditoire.

Notre stratégie peut se comprendre comme une forme de « populisme écologique ». Nous avons cherché à souligner l’antagonisme qui existe entre l’élite antitransition, le « 1 % », et le groupe du « 99 % ». D’un côté, une minorité, composée de criminels climatiques de l’industrie fossile et de leurs complices, est outrageusement responsable de la crise écologique. Elle s’acharne activement à ralentir ou à saboter les efforts populaires pour sortir de la dépendance aux hydrocarbures. De l’autre côté, le groupe du 99 %, dont l’empreinte écologique est souvent involontaire ou contrainte, n’a qu’une responsabilité négligeable dans la crise climatique. Sans être sociologiquement homogène, le groupe du 99 % est susceptible de former une large coalition politique dans son opposition à l’élite.

Ce que nous appelons le populisme écologique est avant tout une stratégie rhétorique qui consiste à adopter un ton plus frondeur et à démasquer le rôle social de nos adversaires. Elle implique de penser nos actions et nos revendications en gardant en tête la dimension irréductiblement conflictuelle dans laquelle est engagé le mouvement pour la justice climatique. Son slogan pourrait être : « La culpabilité environnementale doit changer de camp ». En visant en priorité l’industrie fossile et en soutenant la nécessité de son expropriation et de sa fermeture définitive, nous croyons élargir une brèche déjà ouverte dans le débat public, en favorisant la diffusion de la critique anticapitaliste, notamment celle de la propriété.

La rédaction de notre livre ainsi que nos interventions s’inscrivent dans notre volonté de favoriser l’organisation par la base de mobilisations de masse plutôt que le lobbyisme et la concertation. Notre livre s’est révélé être une clé pour nous ouvrir les portes de nouveaux publics. Le bon accueil de notre discours nous fait croire qu’il est nécessaire de poursuivre ce travail d’éducation populaire et de persister dans cette voie.

La mise sur pied d’un camp annuel de formation écologiste, possiblement structuré autour du Front commun pour la transition énergétique, est une avenue à explorer. Ce camp aurait plusieurs avantages. Il permettrait de former le mouvement vert aux perspectives d’économie politique critique sur l’écologie. Il pourrait aussi servir de rassemblement convivial grâce aux échanges d’idées, au partage d’expériences et à la socialisation. Il serait enfin l’occasion de tisser des liens de confiance entre les participants et les participantes et de favoriser leur sentiment d’appartenance au mouvement écologiste, ce qui pourrait contribuer à augmenter leur niveau d’implication.

Par ailleurs, il faudrait élargir les grèves climatiques au-delà des institutions scolaires. Un travail important de réseautage et d’éducation populaire doit se poursuivre dans d’autres milieux de travail. Amorcée par les Travailleurs et travailleuses pour la justice climatique (TJC), cette voie devrait être considérée comme une priorité stratégique. Malheureusement, nous n’avons pas reçu beaucoup d’invitations à engager le débat avec des travailleuses et des travailleurs, syndiqués ou pas. Il nous faudrait faire davantage d’efforts en ce sens, en particulier, tisser des liens de confiance avec des employé·e·s des industries polluantes pour construire une stratégie de grève qui frappe au cœur des grandes corporations capitalistes et de leurs infrastructures fossiles actuelles, et pas seulement de leurs nouveaux projets d’investissement, par exemple GNL-Québec. C’est un défi immense et absolument urgent.

Notre livre se veut une modeste contribution en éducation populaire. Par la voie d’interventions surtout orales, nous avons pu faire rayonner nos idées là où elles n’auraient peut-être pas circulé. Chacune de nos démarches nous a permis d’agir concrètement pour que les idées écosocialistes s’emparent des masses et se constituent un jour en une force historique. Il faudra d’autres actions concrètes pour construire notre mouvement sur ce long chemin de la lutte pour la justice climatique et écologique.

Frédéric Legault, professeur de sociologie au Collège Ahuntsic et doctorant à l’UQAM et Arnaud Theurillat-Cloutier, professeur de philosophie au Collège Brébeuf et doctorant en sociologie à l’UQAM.


NOTES

  1. Publié par Écosociété à Montréal.
  2. Publié en 2011 par Monthly Review Press à New York.
  3. Il est significatif que sur le Web, dans la présentation écrite d’une de nos entrevues réalisées à la radio de Radio-Canada, on ait effacé le terme « capitalisme » du sous-titre de l’ouvrage.
  4. Edelman, Edelman Trust Barometer 2020, Global Report, 78 p.

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