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Face à la crise de l’éducation : résister

Jean Trudelle, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 26, L’école publique au temps du néolibéralisme, automne 2021.
Jean Trudelle est professeur retraité et militant syndical[1].
L’école québécoise va mal : il suffit de lire les pages de cette revue pour s’en convaincre, si tant est qu’un doute subsistât. Le projet d’une école émancipatrice et démocratique semble tout à fait soluble dans le néolibéralisme.
De larges pans du système scolaire se dégradent peu à peu depuis longtemps, résultat d’une incurie systématique. Les problèmes abondent et ils sont graves : l’inacceptable ségrégation scolaire; la lourdeur de la tâche des personnels scolaires, ce qui en amène plusieurs à abondonner ; la démocratie défaillante des institutions scolaires, qui va de pair avec un brouillage des responsabilités ; l’injustifiable omerta imposée à tous les personnels, de la maternelle jusqu’aux ministères ; l’envahissement mercantile et sans balises des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’école ; l’insuffisance de moyens pour soutenir les élèves les plus démunis ; le piètre état du parc immobilier ; le matériel scolaire insuffisant ; la remise en cause de plus en plus fréquente, par des élèves et leurs parents, des contenus et des méthodes employées en classe, une attitude qui phagocyte l’enseignement et sa mission culturelle ; le peu de considération et de moyens pour l’éducation des adultes et la formation professionnelle.
Depuis des lustres, on ne fait même plus semblant, à Québec, de se préoccuper de ce que peut recommander le Conseil supérieur de l’éducation, pourtant créé spécifiquement pour éclairer les gouvernements sur l’état et les besoins du système. On fait plutôt appel, pour la galerie, aux Ricardo Larrivée et Pierre Lavoie[2] de ce monde, il faut bien montrer qu’on se préoccupe de l’école. On entretient le mirage qu’un « institut d’excellence » – qui peut s’opposer à la recherche de la qualité ? – pourrait apporter beaucoup au milieu de l’éducation, pour généraliser de bonnes pratiques. Comme si l’école souffrait surtout d’un problème de mauvaises pratiques !

Comment résister ?

Ce portrait ressemble fort à une dystopie scolaire annoncée, en tout cas sur le plan du rôle émancipateur que l’on voudrait voir pour l’école. Mais comment résister ? Comment réagir ?
Ces dégradations de la situation ont suscité, au cours des dernières années, plusieurs mouvements spontanés de résistance citoyenne. Pour l’essentiel, ce sont des regroupements volontaires motivés par l’indignation face à un aspect ou l’autre de la situation actuelle et mus par la volonté de réveiller les consciences… avec pour chacun fort peu de moyens. Ce sont des groupes dans la lignée de celui des Profs contre la hausse, créé lors du Printemps érable en 2012.
Le mouvement Je protège mon école publique est le premier de ces regroupements spontanés, et probablement celui qui, jusqu’ici, a eu le plus de résonnance. Né à l’école Saint-Jean-de-Brébeuf dans le quartier Rosemont à Montréal, il a été lancé par Pascale Grignon, une mère de deux enfants qui fréquentaient cette école. Révoltée par les coupes incessantes de budgets alors que les besoins augmentaient avec le nombre d’élèves, elle a décidé d’agir.
Comme parent, elle était persuadée de la nécessité d’impliquer ses pairs, convaincue que la plupart d’entre eux ignoraient la gravité de la situation. Elle a eu l’idée d’une chaîne humaine autour de l’école pour la protéger symboliquement des attaques. L’idée a fait boule de neige : un groupe d’échange a été créé, un modus operandi diffusé et, au fil des mois, plus de 125 000 personnes ont participé à des manifestations semblables dans près de 600 écoles.
L’implication des parents est centrale, selon elle[3] : quand les syndicats essaient de défendre l’école, c’est trop souvent perçu comme un simple affrontement entre employeurs et employé·e·s.
D’autres initiatives ont suivi celle de Mme Grignon. À Gatineau, ayant constaté dans son quartier les ravages d’une sélection précoce qui, dès la fin du primaire, préparait déjà une forme de ségrégation au sein de la population scolaire, Stéphane Vigneault a créé le Mouvement L’école ensemble, un collectif qui entend lutter contre la ségrégation scolaire, notamment en réclamant la fin des subventions publiques à l’école privée. Ce collectif a fait un travail remarquable. Ressassant les chiffres du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), il a, en particulier, réussi à en extraire de sérieuses indications sur les piètres résultats du Québec en matière d’égalité des chances[4]. Le groupe a pu porter cette cause à l’UNESCO et travaille actuellement à un projet de « carte scolaire », dont l’objectif serait de contrer la partition des élèves québécois et de favoriser la mixité scolaire à l’école primaire et secondaire.
Il y a eu d’autres groupes : Profs en mouvement, à la suite des efforts de Jessica Dorval, qui a déposé au bureau du ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, 70 témoignages d’enseignantes et d’enseignants épuisés et réclamant des améliorations aux conditions d’exercice de leur profession ; Profs à bout de souffle, qui a tenté, au cours des derniers mois de la négociation du secteur public 2021, d’appuyer des mobilisations intersectorielles. À Sherbrooke, Nathalie Fehir, alors enseignante en maternelle, décontenancée de l’imposition forcée des maternelles 4 ans tous azimuts dans des conditions qui faisaient fi des besoins des enfants, a eu l’idée de suggérer un symbole de résistance, le port d’un losange jaune, pour afficher une opposition, notamment celle de parents qui appuient les personnes à qui ils confient leurs enfants chaque jour. L’idée a été reprise dans plusieurs régions du Québec.
Après cinquante années passées à oeuvrer dans le milieu de l’éducation, Suzannne-G. Chartrand a pris sa retraite… mais pas question de rester les bras croisés[5] ! Elle a réuni en 2017 un groupe de femmes et d’hommes engagés qu’elle savait préoccupés par l’avenir de l’école québécoise. Le lancement d’un appel public a mené à la création du collectif citoyen, Debout pour l’école!, qui s’est donné comme mission de bien cerner et de documenter les principales lacunes du système, de proposer des solutions et d’intervenir sur la place publique. Une pétition, centrée sur des demandes d’amélioration des conditions de travail en éducation, a obtenu plus de 10 000 signatures; plusieurs lettres d’opinion, signées de membres de ce collectif, ont paru dans les journaux. Le groupe prépare actuellement un livre[6] qui paraîtra l’an prochain.

Un engagement épuisant

Plusieurs éléments rendent très ardu le travail de ces groupes citoyens qui fonctionnent presque tous avec les moyens du bord. Sans autres recours que l’imagination, les réseaux sociaux et les lettres aux médias, il n’est pas facile d’échapper à un certain sentiment d’impuissance. On comprendra que, dans ces conditions, l’action politique devient épuisante et souvent frustrante. La pétition de Debout pour l’école ! n’a même pas reçu du ministère de l’Éducation le moindre accusé de réception ! Dans une conjoncture où les « gains » se mesurent souvent à l’aune de reculs moins importants que ceux redoutés, davantage qu’à celle de véritables améliorations, l’apparente absence de résultats tangibles nuit beaucoup à la mobilisation et, à la longue, les énergies s’étiolent.
Ajoutons au contexte la présence de puissants lobbys – défendant qui l’école privée, qui la nécessité des tablettes numériques pour tous, qui l’immense pertinence qu’aurait un institut d’excellence… – et le prétendu devoir de loyauté, au nom duquel on musèle celles et ceux qui voudraient témoigner. En atteste la saga de Kathya Duffaut, licenciée après avoir décrit la situation intenable qui sévissait dans son école et ensuite placée sur une « liste noire », incapable de se retrouver un emploi comme enseignante malgré la pénurie que l’on sait !
Finalement, comment ne pas relever que les efforts de protestation se trouvent cantonnés à une partie de la population, celle qui se voit forcée d’utiliser l’école qu’on dit maintenant « ordinaire ». Le caractère public du système d’éducation s’étant érodé, les fractures sociales observées au sein des effectifs scolaires sont le reflet exact de l’univers des parents. Tant et aussi longtemps qu’il reste possible de bonifier un service public moyennant déboursé, le rôle attendu de l’État glisse vers celui d’un service minimal qu’il appartient aux individus de compléter, plutôt que celui d’offrir obligatoirement à toutes et tous le même service de qualité. Évidemment les critiques se voient amputées d’autant au sein de la population : si on en a les moyens, il est beaucoup plus facile d’envoyer son enfant à l’école privée – ou au public dans un projet particulier sélectif et payant – que de militer pour une meilleure école publique. Parions que la position d’un gouvernement serait intenable si tous les enfants du Québec étaient tenus de fréquenter les classes dites « ordinaires ». Le système scolaire public peut craquer, le gouvernement a beau jeu de faire l’autruche, encouragé en cela par le silence des familles capables de l’éviter.

Des syndicats discrets

Les multiples regroupements spontanés qui veulent agir pour une meilleure éducation témoignent d’un profond malaise face à ce qu’est devenu le système scolaire. Doit-on lire, derrière ces nombreuses initiatives de résistance, une critique du mouvement syndical, jadis plus engagé sur le plan social et dont on pourrait attendre plus d’intensité dans les revendications pour une meilleure école ?
Sans être toujours explicite, il est clair qu’au sein des groupes citoyens et de leurs sympathisantes et sympathisants, une certaine déception est palpable quant aux organisations syndicales, que d’aucuns aimeraient voir beaucoup plus proactives. Plusieurs membres des groupes citoyens cités plus haut ont déjà milité syndicalement et déplorent, parfois très ouvertement, un syndicalisme perçu comme de plus en plus bureaucratique. Il existe d’ailleurs plusieurs réseaux de militantes et militants syndicaux qui tentent, de l’intérieur, de promouvoir un syndicalisme plus engagé.
D’autres, comme le chroniqueur Sylvain Dancause à Québec, font écho à cette critique du travail des syndicats, en insistant sur le fait que les interventions syndicales sont corporatistes, ou en tout cas perçues comme telles ou taxées de l’être. Dancause voit là l’explication du peu d’audience des discours syndicaux sur l’éducation, dans la population ou au gouvernement. Sur cette base, il propose la mise sur pied d’une association professionnelle d’enseignantes et d’enseignants, qui pourrait intervenir sur des sujets proprement « pédagogiques ». Quelle attention aurait une telle organisation, au nom de qui pourrait-elle s’exprimer, et surtout, quels sujets sont à ce point éloignés des conditions de travail qu’ils excluent d’office la parole syndicale, cela reste à voir.
Qu’elle soit due à une effective bureaucratisation ou à une mauvaise perception du travail des syndicats, il est difficile de ne pas admettre une forme d’érosion du rôle social des syndicats depuis une trentaine d’années. Ce n’est pas ici l’endroit d’en discuter les causes, mais cette situation contribue certainement à la difficulté de trouver, en éducation, les leviers nécessaires pour faire bouger les choses. Et la question reste entière : comment fédérer les énergies disponibles pour ce faire ?

De nouveaux états généraux ?

Plusieurs intellectuels ont signalé que la nature, la profondeur et la complexité des problèmes qui affectent l’éducation sont telles que cela commanderait une réflexion d’ensemble, large et approfondie, sur les grandes réfections à entreprendre. Le monde scolaire, tout comme la société dans laquelle il s’insère, a connu de profonds changements au fil des ans : une mise à jour de la mission de l’école serait de mise.
Il ne faut donc pas se surprendre de voir périodiquement ressurgir l’idée de nouveaux états généraux sur l’éducation, ou la mise sur pied d’une commission d’enquête qui pourrait ressembler à la Commission Parent des années soixante. Parce qu’au-delà des vastes chantiers qu’il faudrait entreprendre, il serait tout aussi impératif que les changements soient le fruit d’un consensus social. L’école appartient à tout le monde, c’est la société dans son ensemble qui doit appuyer la mise en oeuvre des responsabilités qu’on lui confie. Il faut, d’une certaine manière, « re-collectiviser » l’école.
Mais peut-on vraiment espérer qu’un gouvernement caquiste consente à mettre en place un tel exercice ? Poser la question, c’est y répondre. Le premier ministre Legault a de l’éducation la même la vision comptable qu’il en avait comme ministre de l’Éducation au début des années 2000. La société civile obtiendrait-elle, à force de pressions, l’organisation d’une telle commission ? On peut aussi parier à l’avance sur son détournement, son instrumentalisation ou la mise aux tablettes de ses conclusions.
Faut-il tenter, sur une base citoyenne, d’organiser un tel projet ? Malgré l’envergure du travail, c’est ce qu’examinent, au moment d’écrire ces lignes, les groupes citoyens nommés plus haut, avec une poignée d’intellectuel·le·s engagés de l’éducation. Une telle entreprise serait impensable sans le concours d’une bonne partie de la société civile ; mais il n’est pas interdit de penser qu’un nombre suffisant d’organisations (le Conseil supérieur de l’éducation, des organisations syndicales et étudiantes, l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, des partis politiques de l’opposition…) puissent adhérer à l’idée pour que sa réalisation voie le jour. Ce serait une belle occasion, pour les syndicats par exemple, de faire la preuve de leur engagement social en collaborant à l’entreprise.
Quel impact aurait un large forum, entièrement citoyen, sur l’avenir de l’éducation ? Difficile de le dire, mais on peut rêver… Et le terreau semble fertile.

[1] Jean Trudelle a été professeur de physique au Collège Ahuntsic et il fut président de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) de 2009 à 2012. Il milite actuellement dans le groupe Debout pour l’école!
[2] Voir par exemple : Denis Lessard, « Trois vedettes pour réinventer l’école », La Presse, 30 mars 2017.
[3] En Colombie-Britannique, le syndicat national des enseignants (British Columbia Teachers’ Federation) a réussi à empêcher l’introduction de tests standardisés dans une épique bataille, en faisant justement campagne auprès des parents et en réussissant à les impliquer.
[4] Mouvement L’école ensemble, L’injuste système d’éducation québécois, rapport, 2019, <https://d3n8a8pro7vhmx.cloudfront.net/coleensemble/pages/63/attachments/original/1569348915/Rapport_L’injuste_syste%CC%80me_d’e%CC%81ducation_que%CC%81be%CC%81cois.pdf?1569348915>.
[5] Voir son « parcours militant » dans ce numéro des NCS.
[6] L’article « Projets particuliers et ségrégation scolaire » de ce dossier des NCS est un résumé d’un chapitre de ce livre dont le titre sera : Une autre école est possible et nécessaire.

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