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Lorraine Guay : le long parcours de l’action communautaire à la solidarité internationale

Cette entrevue réalisée par Pierre Beaudet avec Lorraine Guay est extraite d’un dialogue à trois publié dans le numéro 14 des NCS (automne 2015). L’entrevue au complet se trouve à : Entrevue avec Lorraine Guay et Jocelyne Bernier.

Où et quand a commencé ton aventure ?

Née à Verdun en 1943, j’ai grandi dans ce quartier à l’époque composé de francophones et d’anglophones de couches moyennes et populaires. En général, les anglophones étaient propriétaires des commerces et des logements, et les franco, locataires ! On vivait côte-à-côte, mais aussi face-à-face, les relations étant plutôt tièdes. Mon père, un « commis-voyageur », se promenait aux quatre coins de la ville pour vendre des « guenilles » comme il disait. Il était payé à la commission, et donc on n’était pas riches mais pas pauvres non plus. À l’époque, la tradition était de permettre aux garçons de poursuivre leurs études, mais moi, je voulais beaucoup étudier ! J’avais gagné une bourse de la Société St-Jean-Baptiste pour étudier avec les Sœurs Jésus-Marie de Longueuil. Mais pour continuer, il fallait aller comme pensionnaire. Mes parents n’en avaient pas les moyens.  Je me suis donc inscrite à l’École normale Eulalie-Durocher à St-Lambert même si je voulais être médecin ! À cette époque pour les filles du milieu ouvrier, le « choix » était limité : secrétaires, enseignantes, infirmières ou…femmes au foyer » !

L’éducation reçue t’a quand même donné des moyens…

L’École normale a été un milieu stimulant. C’est là que je me suis éveillée politiquement à travers la Jeunesse étudiante catholique, la JEC. Dans ce début de révolution tranquille, l’Église était divisée entre l’élite traditionnelle et des jeunes qui voulaient que ça change. La JEC prônait la prise en charge des enjeux étudiants–à travers le fameux VOIR-JUGER-AGIR-. On mettait en place le syndicalisme et le journalisme étudiants.  On lisait des livres à l’index en cachette ! Cela m’a causé plusieurs démêlés avec les religieuses et j’ai finalement été « mise à la porte » en plein milieu de mon avant-dernière année scolaire. À la suite des pressions du diocèse, on m’a laissé terminer mon diplôme sur l’avenue Mont-Royal…à la condition de ne participer à aucune activité parascolaire.

Les jeunes de l’époque commençaient à bouger …

Au sortir de l’École, je suis devenue animatrice au secrétariat national de la JEC où j’ai connu plusieurs copains et copines qui ont fait leur chemin par la suite comme Louise Harel, Robert Perrault, Léa Cousineau, Guy Lafleur. La JEC comptait alors  plusieurs milliers de personnes impliquées dans les associations étudiantes et le journalisme étudiant. La vision était chrétienne, mais dans son interprétation progressiste : il fallait s’attaquer aux causes structurelles des injustices et pas juste à leurs conséquences, en rupture avec la conception traditionnelle de « charité » En 1967, l’année de l’expo universelle, la JEC internationale tenait ses assises à Montréal. Une occasion unique où on rencontrait des jeunes chrétiens engagés dans la résistance, au Chili, au Brésil et ailleurs. Ils nous parlaient de sous-développement, de pillage du tiers-monde, de l’impérialisme. On était éblouis. On lisait Fidel Castro, Frantz Fanon et même la revue Parti pris !

Et puis, il y a eu 1968 …

En novembre 68, peu après les événements, je débarquais à Paris avec mon copain qui avait été élu secrétaire de la JECI. Nous étions dans la rue à toutes les semaines en solidarité avec le Brésil, le Chili, le Vietnam. Peu après, c’était la crise d’octobre et lors de la visite de Bourassa à Paris plusieurs mois plus tard, de nombreux québécois dont nous étions ont été surveillés de près. Le manifeste du FLQ nous avait touchés par son ton radical et son langage populaire. Pour autant, la dérive de l’action armée a été rebutante. Quant à une certaine extrême-gauche française, j’avais un malaise. Cet attachement à un communisme théorique, alors que l’Union soviétique emprisonnait ses dissidents, me semblait inacceptable.

Et au retour c’était l’insertion dans le mouvement populaire…

Aussitôt revenue au Québec en 1972, j’ai travaillé à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles, d’abord comme organisatrice communautaire, puis comme infirmière. La clinique était une initiative des étudiants progressistes en médecine de McGill. On se battait contre l’élite locale qui tenait la main haute sur la caisse populaire, contre le pouvoir médical, contre les autorités de tous bords tous côtés. En même temps, on a créé une coalition avec d’autres cliniques pour résister au projet du gouvernement libéral d’avaler les initiatives communautaires dans les CLSC. Tout en étant d’accord avec l’idée des CLSC dont l’inspiration venait en grande partie des cliniques populaires, nous voulions conserver l’autonomie de nos cliniques, qui agissaient sur une base autogérée comme à la Pointe, à Saint-Henri, à la Clinique St-Jacques. On se définissait comme « rouges » et « experts »; on voulait changer les rapports de pouvoir, y compris au niveau médical, qui était une chasse gardée des « experts ». L’idée était (et reste) que les citoyens et les citoyennes doivent prendre en main leur santé, car la maladie, ce n’est pas une simple pathologie, mais très souvent une conséquence d’un système pourri.

La priorité est toujours restée vers le travail à base…

Un peu plus tard dans les années 1970, une convergence s’est créée autour du Rassemblement des citoyens de Montréal, le RCM, avec des militants de groupes populaires, des syndicalistes, des intellectuels, des femmes, des anglophones et des francophones lassés du système dominé par le maire Drapeau. À Pointe St-Charles nous avions décidé d’investir ce parti dont le programme correspondait aux aspirations du quartier. Finalement, Marcel Sévigny a été élu comme conseiller municipal avec l’équipe de Jean Doré en 1986. C’est la seule fois où j’ai été membre d’un parti politique. Mais au bout du compte, mon insertion dans la vie et la société, c’était toujours la Clinique. Non seulement cela a été un bon milieu de travail, mais ça m’a ramenée à une communauté qui a des besoins, mais aussi des rêves, des volontés de résister. La clinique, c’était un milieu de vie, ouvert jour et nuit, où on venait consulter, se rencontrer, socialiser. La Clinique remettait en question le pouvoir médical et travaillait à promouvoir l’implication active des citoyennes et des citoyens les plus vulnérables. « Tout le pouvoir aux citoyens…mais pas n’importe quels citoyens » était alors un des slogans très populaire.  La clinique était aussi un incubateur de pratiques novatrices en santé et en travail social. Elle a été impliquée dans la solidarité internationale. Ainsi après le coup d’État au Chili, nous avons non seulement participé aux manifestations contre Pinochet soutenu par les USA, mais nous avons accueilli de nombreux chiliens dans le quartier.

Parlant solidarité, tu as décidé de faire le saut…

Tout en travaillant et en militant à la clinique, j’ai toujours continué de m’impliquer dans la solidarité internationale. En 1980, j’étais allée au Nicaragua dans la première brigade de solidarité avec les Sandinistes. En 1983, dans le cadre du mouvement québécois de solidarité avec le Salvador, j’y suis allée pendant huit mois comme infirmière dans une des zones contrôlées par la guérilla du Front Farabundo Martí de libération nationale. La résistance salvadorienne faisait face à une extrême-droite très puissante qui contrôlait le pays avec l’aide des terribles escadrons de la mort et soutenue inconditionnellement par les États-Unis. Bien que soumis à des bombardements intensifs et à des attaques de l’armée salvadorienne, les paysans résistaient courageusement. Je garde un souvenir indélébile de ces moments à la fois très difficiles (j’ai manqué mourir quelques fois) et merveilleux de solidarité que m’ont manifesté ces femmes et ces hommes qui construisaient peu à peu une autre société plus juste, plus démocratique.

Et puis, il y a eu ton implication dans le domaine de la santé mentale

En 1987, je considérais que j’avais fait mon temps à la clinique même si j’adorais mon boulot. J’ai quitté tout en continuant à m’impliquer au conseil d’administration pendant un certain temps. Un peu plus tard, j’ai été engagée comme coordonnatrice du Regroupement des ressources alternatives en santé mentale, un carrefour d’une centaine de groupes locaux créant des alternatives à la psychiatrie dominante. Cela correspondait à un virage où de plus en plus de groupes locaux impliqués dans des luttes spécifiques sentaient le besoin de se regrouper dans des regroupements provinciaux pour s’entraider, partager leurs expériences, mener des campagnes coordonnées pour les droits sociaux, pour les femmes, jeunes,  le logement, les réfugiés, etc.

Ce domaine était tout un enjeu …

La psychiatrie au Québec a toujours fait partie du système médical conventionnel, elle est là pour « soigner des patients qui souffrent de « maladies » ». Les grands asiles psychiatriques ont occupé cette fonction jusqu’au début de la Révolution tranquille quand les révélations de Jean-Charles Pagé (un interné de St-Jean-de-Dieu) avec son livre-choc Les fous crient au secours », de même que les mobilisations des groupes de défense de droits et les actions d’intervenants plus « modernes »,  ont sonné le début de la désinstitutionalisation. Entre-temps, les départements de psychiatrie des hôpitaux ont remplacé ces anciennes institutions d’internement, mais sans changer substantiellement le rôle de la psychiatrie biomédicale : « stabiliser » les malades par la médicamentation. Dans la population, le regard sur les personnes vivant des problèmes de santé mentale n’a pas beaucoup évolué : on les croit « dangereux », on s’oppose à les voir circuler dans son propre quartier…leur présence dévalorisant la valeur des maisons !!!!

La bataille pour une « autre » santé mentale en fin de compte…

Le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale cherchait à accueillir « ailleurs et autrement » les personnes concernées et s’inscrivait en rupture avec la psychiatrie dominante proposant de comprendre les troubles non pas comme des dysfonctionnements exclusivement cérébraux ou physiologiques, mais comme des expériences humaines liées aux trajectoires de vie personnelles, aux conditions de vie, aux contraintes systémiques (pauvreté, inégalités hommes-femmes, exclusion, etc.).  Des groupes très diversifiés : défense de droits, entraide, insertion au travail, hébergement, art, etc.et animés par des « malades mentaux » eux-mêmes que l’institution avait condamnées à la chronicité-, des animateurs communautaires, des artistes, des intervenants de diverses disciplines, etc. ont littéralement créé des pratiques novatrices qui préfiguraient les services d’aujourd’hui.

En 1995, le Québec se préparait à un deuxième référendum. C’était un grand enjeu pour toi…

Plusieurs groupes populaires ne voulaient pas être trop identifiés. Mais la plupart ont participé activement aux commissions mises en place par Parizeau sur l’avenir du Québec.  Et avec d’autres, ils ont eu une influence sur la formulation d’un projet de société d’orientation social-démocrate qu’on retrouve dans « Le cœur à l’ouvrage »[1]. Pour ma part, je me suis investie dans les Partenaires pour la souveraineté, une coalition non partisane qui réunissait les groupes pro-souveraineté tels des syndicats, et des collectifs surgis de la base, autoorganisés comme « les femmes pour la souveraineté, « les pompiers pour la souveraineté », les « religieuses pour la souveraineté ». Il ne s’agissait pas de forcer des organisations à se prononcer et donc à se diviser, mais plutôt de favoriser les rassemblements de citoyen-ne-s sur une base personnelle.

Et pourtant cela a été un échec …

Une ou deux semaines de campagne de plus et on l’aurait probablement gagné. De plus en plus, le peuple prenait la parole. Pour autant, la campagne était trop braquée sur les chefs. On voulait tellement qu’il y ait plus de jeunes, plus de femmes, plus d’immigrants. Parizeau était d’accord, mais pas les deux autres. Et il y a eu l’opération malhonnête de l’État fédéral, dont le fameux « love-in » à Montréal, où les participants étaient en congé payé pour nous supplier de rester dans leur cher Canada. En réalité cependant, ce ne sont pas les « autres » qui nous ont battus. C’est nous-mêmes. C’est l’insuffisance de la participation populaire. C’est le vote pour le « non » dans la région de Québec. On n’était pas encore assez déterminés et unis, et on a perdu.

Mais le pire est survenu après …

Ce qui nous a jeté par terre, cela a été la déclaration de Parizeau. Faire porter le blâme sur les immigrants a été une erreur monumentale, qui a terni la belle bataille populaire qui avait été menée. C’était non seulement une deuxième défaite, mais un retour en arrière. J’ai d’ailleurs écrit ce soir-là, comme plusieurs d’ailleurs,  à Parizeau pour lui dire ma façon de penser. Malheureusement, cela s’est aggravé après son départ. Avec l’arrivée du conservateur Lucien Bouchard, tout a bifurqué. On avait vu son arrogance pendant la campagne référendaire. Son intronisation a porté un coup fatal au PQ.

Malgré cela, au tournant des années 1990, il y a un rebond du mouvement populaire …

La Marche des femmes Du pain et des roses contre la pauvreté et la violence, en 1995, peu de temps avant le referendum, a été un point tournant. Cette Marche a galvanisé le mouvement des femmes et suscité la mobilisation du mouvement populaire : il y a quand même eu 25,000 personnes à Québec pour l’arrivée des marcheuses ! Pour l’époque, c’était énorme. Cette marche a été un tel succès que l’idée d’internationaliser le processus a fait son chemin et donné naissance à la Marche mondiale des femmes en 2000. C’était juste après Seattle en 1999 et juste avant le premier Forum social mondial à Porto Alegre en janvier 2001, des événements auxquels nous avons participé très activement. Nous sentions l’arrivée de temps nouveaux pour un « autre monde possible » comme le rappelait sans cesse le fameux slogan du mouvement altermondialiste. Mais cela n’allait pas sans lutte au sein même de ce mouvement. J’étais à Genève à l’époque, en tant que représentante de la Marche mondiale des femmes et nous devions travailler fort pour faire accepter à nos collègues masculins que la lutte principale n’était pas contre le seul système capitaliste, mais aussi contre le système patriarcal, qu’il y avait imbrication et renforcement réciproque de ces systèmes. Vaincre le capitalisme n’allait pas automatiquement entraîner la fin du patriarcat… dur à faire accepter ça !!!!

Tu as continué en travaillant à construire des coalitions…

À l’initiative de Françoise David, en janvier 2003, nous avons créé D’Abord Solidaires, un mouvement de citoyens et de citoyennes déterminés à faire échec à la droite. Ce nouvel acteur social allait contribuer à (re)mobiliser des gens de gauche. Il a d’ailleurs joué un rôle significatif aux côtés du Collectif pour un

Québec sans pauvreté et du Forum social Chaudière-Appalaches dans la formation d’un « Réseau de vigilance » qui a coalisé dans la lutte contre le gouvernement libéral de Jean Charest l’ensemble des forces sociales du Québec: syndicats, mouvements communautaires, groupes de femmes, écologistes, étudiants, etc.  Dès 2004, le Réseau a été très actif dans l’organisation de manifestations amorcées par le réseau des CPE. Charest a dû remballer sa « réingénierie ».

C’est dans cette période que l’idée a émergé de construire une force politique …

J’étais sceptique face au projet de création d’un nouveau parti politique d’autant plus qu’il y avait déjà l’Union des forces progressistes (UFP). Je comprenais la préoccupation de Françoise David, mais j’ai préféré continuer d’expérimenter la pratique citoyenne de D’Abord Solidaire. C’était mon option de fond et ça le demeure encore. Une des raisons de ma tiédeur concerne le système électoral québécois bipartisan, qui s’avère très difficile à changer malgré les efforts déployés depuis près de 45 ans et plus récemment par le Mouvement pour une démocratie nouvelle. Sans un mode de scrutin de type proportionnel,  je pense que la concurrence de formations politiques « à gauche » pave la voie à une monopolisation du pouvoir de longue durée par les Libéraux ou la CAQ. Une autre de mes préoccupations est que les mouvements progressistes ont longtemps dénigré le terrain municipal. Il y avait, il y a encore selon moi, un manque de vision dans cette posture. Les gauches en Europe et en Amérique latine ont investi les municipalités avec des avancées intéressantes en termes de politiques sociales et économiques.

Construire et animer des coalitions, ce n’est pas toujours évident …

Travailler ensemble exige de chaque groupe et individu de mettre ses structures et modes de fonctionnement à l’épreuve de visées communes, ce qui ne va pas de soi ! Les grosses organisations plus structurées, possédant plus de ressources, ont toujours beaucoup de difficulté à considérer les groupes plus « petits » comme des acteurs sociaux ayant une égale importance dans les combats communs. Par ailleurs les plus « petits » peinent à reconnaître que le membership et les responsabilités ne sont pas les mêmes. Accepter l’égalité dans l’asymétrie est donc un défi pour toutes les coalitions, de même que le temps consacré aux débats, le règlement des inévitables conflits et « joutes de pouvoir », le choix de porte-paroles, le partage des ressources. En pensant aux concertations passées et aux nouvelles formes d’organisation collective, on conclut qu’il faut éviter de s’installer dans la permanence et la rigidité des structures, mais plutôt à s’investir ensemble dans l’effervescence et la durée des combats à mener.

Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

Les luttes sont longues et nécessitent une pluralité de mouvements capables de susciter la mobilisation citoyenne. Nous sommes peut-être sortis de la « nostalgie des grands récits »[2], des rêves d’un « grand soir lumineux », mais certainement pas de l’aspiration à « un autre monde possible ».  Je reconnais l’importance des partis politiques, mais j’ai choisi de poursuivre mes engagements dans des mouvements citoyens et dans le travail de solidarité internationale.  Et puis, des jeunes particulièrement inspirants sont là !


NOTES

[1] Le camp du changement (1995). Le cœur à l’ouvrage. Bâtir une nouvelle société québécoise.

[2] Colette St-Hilaire (1994) Le féminisme et la nostalgie des grands Récits. Cahier de recherches sociologiques no. 23 p 79-113.

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