Hobsbawm, dans son Âge des extrêmes, dit quelque part que « quand les hommes sont face à une chose à laquelle le passé ne les a nullement préparés, ils tâtonnent à la recherche de mots pour nommer l’inconnu, même lorsqu’ils ne peuvent ni le définir ni le comprendre. » Longtemps la préposition « post », ajoute-il, a servi à désigner ce qui nous arrivait, ce vers quoi nous allions : postindustriel, postmodernité, postcapitalisme. Aujourd’hui, c’est la préposition « alter » qui remplit cet office : altermondialisme, altermodernité, altersocialisme. L’autre monde que nous désirons, celui de l’au-delà du capitalisme, n’a pas de nom.
Le mot « communisme » peut-il encore servir ? J’ai parlé un jour de « réinvention du communisme ». C’était un paradoxe : pourquoi garder le mot si la réinvention laisse penser qu’il faut tout reprendre à zéro ? Nous sommes encore pris dans cette tension : le communisme a été le nom de l’émancipation sociale, de l’épanouissement de chacun et de tous, du combat pour la démocratie ouvrière, mais il a été aussi celui du contraire de l’émancipation, celui d’une oppression criminelle, de l’arbitraire d’un État terroriste, de la police de la pensée. Le communisme est beaucoup plus qu’une idée, c’est un mouvement social-historique très puissant, pluri-séculaire, mais dont les réalisations ont été aux antipodes de l’espérance libératrice de ses promoteurs : surexploitation de la main d’œuvre, surétatisation de la société, faible efficacité économique, étouffement des libertés et de la culture. Le communisme, d’objectif des opprimés est devenu objet de répulsion. Nous sommes des sachants, comme disent les juristes. Nous savons les crimes de Staline, l’un des plus grands massacreurs d’authentiques communistes. Mao, pour ne rien dire de Pol Pot et de sa bande d’assassins, ne vaut guère mieux. A l’exception des fanatiques et des bigots, nous savons les crimes commis au nom du communisme. Le communisme reste une énigme peu explorée par les sciences sociales et la philosophie. Platon en serait l’inventeur disent certains philosophes, il en aurait eu « l’idée ». D’autres ont longtemps pensé que Jésus était l’un des premiers communistes. C’était un lieu commun à l’époque du jeune Marx, parmi les communistes allemands qu’il avait rejoints. Mais tous les socialistes qui l’avaient précédé étaient loin de vouloir la « communauté des biens » à la manière des premiers chrétiens dont parle l’Évangile de Luc. Marx, en s’appuyant sur les socialistes les plus « modernistes », en particulier les saint-simoniens, a retourné le sens du communisme, il l’a libéré de son caractère régressif et rétrograde d’idéal abstrait vers laquelle il fallait revenir, il l’a situé dans l’avenir comme un objectif politique de la classe ouvrière ayant des fondements dans les tendances immanentes du développement matériel des sociétés, comme un « mouvement réel » orienté vers une étape supérieure de l’histoire humaine. En prétendant faire la science de sa nécessité historique, et contrairement à ce que s’acharnent à soutenir les défenseurs de l’orthodoxie, Marx n’a pas rompu avec l’idéalisme, il l’a reconduit selon une version à la fois déniée et plus sophistiquée pour faire tenir tous les bouts d’un « système ». Mais Marx a une pensée stratégique, beaucoup plus matérialiste, pour laquelle les sujets historiques qui se développent, les discours qui orientent l’action, les projets d’avenir sont inséparables de la lutte. Le communisme n’est pas une « idée » abstraite, c’est une dimension du combat que mènent les dominés, un nom dans lequel ils se reconnaissent entre eux et se constituent ensemble comme sujets de la lutte pour leur émancipation. Lorsque ceux qui se battent contre l’oppression ne se reconnaissent plus dans ce mot, il faut en changer. Il faut en changer aussi parce que l’évolutionnisme très présent chez Marx n’est plus crédible aujourd’hui. De même que Marx a dépassé le communisme religieux et philosophique qu’il avait trouvé devant lui, il nous faut réinventer une politique du commun, débarrassée de la croyance dans une sorte de nécessité historique du communisme. Réinventer, en réalité, ce n’est pas partir de rien. C’est se demander comment étendre la démocratie à toutes les sphères sociales, à toutes les institutions, sans oublier les partis révolutionnaires eux-mêmes, qui doivent être des modèles et des laboratoires d’une société réellement démocratique. En ceci c’est renouer avec les combats des premiers communistes.