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Parcours militant : Paul Cliche

Paul Cliche est un pilier du mouvement populaire et de la gauche au Québec depuis les années 1966. Journaliste politique, il est au premier rang pour observer la révolution pas-si-tranquille; puis, avec la CSN, il s’engage dans le « deuxième front » et les explorations politiques sérieuses du mouvement syndical. Au début des années 1970, il travaille à mettre sur pied un parti de gauche à Montréal, mais la Crise d’octobre bousille tout. À la retraite depuis 1996, il s’est engagé dans la démarche qui l’a mené du Rassemblement pour une alternative politique (RAP) jusqu’à l’Union des forces progressistes (UFP) et finalement à Québec Solidaire. L’entrevue a été réalisée par Pierre Beaudet.

 

« L’aventure » de Paul Cliche commence dans la Beauce…

Je suis né le 12 mai 1935 à Saint-Joseph-de-Beauce dans une famille d’allégeance libérale faisant partie de la petite bourgeoisie de la région de la Chaudière. Les Cliche y forment un clan tissé serré. Les assemblées familiales ressemblent à des débats contradictoires où les arguments fusent de part et d’autre pendant des heures. Un de mes oncles, propriétaire d’une imprimerie, publie l’Aiglon, le journal libéral de la région. Deux autres de profession libérale se distraient de leurs tâches pour rédiger les éditoriaux. Je passe une partie de mon enfance dans ce lieu magique où l’odeur de l’encre d’imprimerie m’imprègne de façon indélébile. Quand Duplessis arrive au pouvoir en 1944, l’imprimerie ferme boutique, car les contrats vont à un partisan de l’Union nationale. Le long règne de l’Union nationale débute et s’étirera jusqu’en 1960.

Quel est ton parcours d’études? 

Après mes études primaires au collège des Frères maristes de St-Joseph, j’entreprends en 1948 mon cours classique au Collège de Lévis. C’est une institution traditionnelle où on enseigne les humanités gréco-latines et la philosophie thomiste et où la mission est de former l’élite de demain. Le collège baigne dans une atmosphère disciplinée et nationaliste, où dominent l’idéologie cléricale, la censure des lectures et un conservatisme alimenté par des prêches durant d’interminables offices religieux. Des prêtres à l’esprit ouvert lisent toutefois le Devoir, un journal que je lis dès l’âge de 16 ans et où on peut suivre les débats publics et les luttes syndicales. C’est toute une ouverture au monde pour un adolescent qui commence à sortir de sa coquille. Un jour, le collège invite Pierre Laporte, alors correspondant parlementaire à Québec. Laporte figure sur la liste noire de Duplessis, car il a dévoilé le scandale du gaz naturel, une première attaque contre son régime. Comme on m’a chargé de l’accueillir, ce dernier me demande de lui trouver un endroit tranquille afin qu’il puisse rédiger son article pour le numéro de lendemain. En  lisant ce dernier dans le journal moins de 24 heures plus tard, je suis sidéré et dès lors, je rêve de devenir journaliste… au Devoir si possible. Ce vœu se réalisera 11 ans plus tard!

Tu te retrouves à l’université…

À la fin de mon cours classique, mon père, agent d’assurances, voudrait bien que je devienne avocat comme mes oncles et mon cousin Robert. Je le déçois en m’inscrivant en sciences sociales. Je ne peux concevoir ma vie comme avocat de province à plaider des procès de clôture, étouffé dans ce cadre étroit où avocats, notaires, médecins, industriels et commerçants constituent, à mes yeux de contestataire, une caste de privilégiés se contemplant le nombril et planant égoïstement au-dessus des préoccupations du monde ordinaire. J’entre alors dans une institution  qui constitue un des principaux foyers de résistance intellectuelle au duplessisme, la Faculté des sciences sociales de l’université Laval, fondée par le dominicain Georges-Henri Lévesque. Ce personnage courageux, précurseur de la Révolution tranquille, résiste à Duplessis qui  tente de couper les fonds à la faculté! En même temps, pour gagner mes études, je travaille à temps partiel au quotidien Le Soleil de Québec. Au début, je couvre les chiens écrasés et les opérations policières dans les bas-fonds de Québec, ce qui m’apprend des tas de choses. Des sessions au Palais de justice pour couvrir les comparutions quotidiennes, je passe aux conférences des clubs sociaux qui ont lieu au Château Frontenac autour d’une bonne table.

Quelle est l’atmosphère intellectuelle à Québec?

Malgré mes journées de 12 heures, j’étudie beaucoup. J’apprends à gérer mon temps et à porter attention aux aspects organisationnels des choses. Avoir des idées est une chose, les réaliser en est une autre. Toujours est-il qu’en sciences sociales, il y a des têtes pensantes comme Léon Dion, Fernand Dumont, Gérard Bergeron, Jean-Charles Falardeau. Elles sont plutôt fédéralistes, en partie en réaction au nationalisme obtus pratiqué par Duplessis. Petit à petit perce toutefois la notion nouvelle d’un nationalisme progressiste qui s’exprimera après la victoire libérale de 1960. Des étudiants plus radicaux comme Rémi Savard et Gabriel Gagnon regardent du côté de la social-démocratie et grâce à eux, je deviens membre du Parti social démocratique, la branche québécoise du CCF (l’ancêtre du NPD). Je discute aussi avec mon cousin Robert, impressionné par J. S. Woodsworth, pionnier du mouvement social-démocrate canadien et fondateur du CCF. Il s’intéresse aussi à la social-démocratie scandinave[1].

Ce n’est pas évident de tenir tête à Duplessis…

Au Québec de la grande noirceur, on a l’impression avec Duplessis d’être dans un trou noir. Le Parti libéral est toujours disloqué, ce qui laisse tout l’espace à la droite. N’empêche que ça bouillonne : ça commence dans le domaine artistique dès 1948 avec le manifeste Refus global et ça se répand dans la société, notamment dans le mouvement syndical. Après la grève de 1949 à l’Asbestos, il y a une série de grandes luttes syndicales. Grâce à Michel Chartrand, alors président du PSD, on réussit à faire reconnaitre l’existence de la nation québécoise. En 1958, je deviens président de l’association étudiante de la faculté, puis, peu après, directeur du journal étudiant Le Carabin, qui multiplie les insolences envers Duplessis. En sciences sociales, on fait (déjà !) la grève pour obtenir l’abolition des droits de scolarité. On manifeste devant le Parlement, mais le mouvement ne s’étend pas aux autres facultés de l’Université Laval. Entre temps à l’Université de Montréal, l’assemblée étudiante mandate trois de ses membres (Francine Laurendeau, Bruno Meloche et Jean-Pierre Goyer) pour soumettre leurs griefs au Premier ministre Duplessis. Les trois patientent pendant six mois sans rencontrer le Chef, qui refuse de les recevoir parce qu’il n’a pas le temps, dit-il. Cet épisode laisse une empreinte durable dans l’opinion publique.

En 1959, on sent le changement venir…

En  septembre1959, lors d’une élection partielle au lac-St-Jean, je milite pour Michel Chartrand qui se présente pour le PSD. C’est au dernier jour de cette campagne que survient le décès de Maurice Duplessis, ce qui est un vrai coup de tonnerre. En apprenant la nouvelle, le coloré Maurice Bellemare pleure à chaudes larmes. Trois mois plus tard, le successeur de Duplessis, Paul Sauvé, change de ton et parle de renouveau. Avant d’aller plus loin, il meurt subitement et   est remplacé par le ministre du Travail. Antonio Barrette, un ex-cheminot qui n’a pas la stature voulue pour le poste de Premier ministre. Entre temps, j’amorce ma dernière année universitaire pendant laquelle je rédige une thèse sur le système électoral québécois tout en lisant avidement  le Devoir et Cité libre, où se côtoient Pierre Elliott Trudeau, Gérard  Pelletier, Pierre Dansereau. Pour eux, le nationalisme québécois est intrinsèquement conservateur et réactionnaire. Mon opinion par contre, c’est qu’il y a moyen de pratiquer un nationalisme progressiste à l’encontre du nationalisme identitaire axé sur la survivance. C’est alors qu’en juin 1960 est élue l’« équipe du tonnerre » du Parti libéral, Jean Lesage en tête, avec des réformistes comme René Lévesque et Paul Gérin-Lajoie. Le soir de l’élection, en voyage de noces à Mont-Tremblant, je fais preuve d’un enthousiasme délirant. Aujourd’hui, on a de la misère à imaginer la chape de plomb qu’a fait peser sur notre société pendant 16 ans ce mélange de nationalisme ultra-conservateur et de cléricalisme. Peu après, ma vie bascule. L’Action, un quotidien de Québec, m’offre de devenir son correspondant parlementaire. Je me retrouve aux premières loges des grands débats. L’engouement pour ce projet libéral est énorme parmi la nouvelle génération. En 1961, je renonce à entreprendre un doctorat en sociologie et j’accepte l’invitation de Jean-Louis Gagnon, rédacteur en chef de La Presse, pour devenir responsable du cahier régional de Québec. Par la suite, en 1962, Gérard Pelletier qui a succédé à Gagnon, me convainc de déménager à Montréal pour devenir responsable du pupitre du cahier de nouvelles politiques fédérales et provinciales qu’il vient de lancer à l’intérieur de la grosse Presse. J’accède un peu plus tard au poste de chef de pupitre en charge de l’édition du soir.

Le centre de gravité se déplace…

Jusqu’au milieu des années 1960, l’équipe du tonnerre mène le jeu. Des réformes importantes se succèdent à un rythme accéléré : nationalisation de l’électricité sur l’initiative de René Lévesque; création du ministère de l’éducation et expansion rapide du système d’éducation sous l’impulsion de Gérin-Lajoie; création de la Caisse de dépôt et placement sur le plan économique; droit de négociation dans la fonction publique suivi d’une syndicalisation rapide alors que la CSN double presque ses effectifs; « La Reine ne négocie pas avec ses sujets » déclare Lesage, mais Jean Marchand, en fin de mandat à la CSN, le fait changer d’avis. Dans le monde des médias, Jean-Louis Gagnon et son successeur Gérard Pelletier croient à la nécessité du journalisme d’enquête et à la liberté d’expression. La Presse embauche de nombreux apprentis journalistes que j’ai côtoyés, frais émoulus de l’université : Pierre O’Neill, Guy Ferland, Pierre Godin, Louis Martin, ainsi que Jacques Guay provenant de l’université de Montréal. L’actualité syndicale prend une place importante. Ce sont de belles années; on a l’impression que tout est possible…

Mais l’élan est brisé…

Dès 1964, Lesage met les freins. Il rompt peu à peu les ponts avec René Lévesque en le mutant des richesses naturelles aux affaires sociales. Le lobby des élites, sous la domination des grands capitalistes anglophones de Montréal, revient à la charge : on ne peut pas faire ceci, on ne peut pas faire cela. Il y a encore des personnalités énergiques dans le gouvernement, notamment Georges-Émile Lapalme qui fait un travail impressionnant au ministère de la Culture dont il est le premier titulaire, mais qui tire sa révérence avant l’élection de 1966.

C’est là que les journalistes de La Presse tombent en grève…

En juin 1964, ça brasse à la Presse. Les typographes et les journalistes sont mécontents. Au début, les typographes sortent en grève. Nous respectons évidemment leurs piquets de grève, puis, à contrecœur, nous débrayons aussi. Notre conflit dure sept longs mois. Les négociations achoppent sur la liberté d’expression des chroniqueurs. Nous réalisons alors que nous avons été victimes d’une manœuvre politique. Nous avons été contraints de nous mettre en grève à un moment que nous n’avions pas choisi. Depuis 1963, La Presse publie la chronique La démocratie au Québec, sous la signature des journalistes Richard Daignault et Dominique Clift, qui égratignent le Premier ministre Lesage. Un autre journaliste engagé, Michel Van Schendel, apporte des primeurs d’ordre économique qui déplaisent aux éléments conservateurs du cabinet Lesage. Exaspéré, Lesage lance un jour à un de nos journalistes : « Nous nous retrouverons bientôt dans la rue «. On ne prend pas cette menace au sérieux mais, drôle de coïncidence, elle se réalise quelques mois plus tard. La ligne est mince entre les détenteurs du pouvoir politique et les propriétaires des grands médias capitalistes. Durant la grève, on publie notre propre journal, La  Presse libre, avec l’appui de la CSN où Richard Daignault vient d’entrer comme directeur de l’information. Le climat est survolté, mais l’expérience est inoubliable. Je deviens membre fondateur du Parti socialiste du Québec (PSQ), une scission du NPD sur la question constitutionnelle. Je collabore brièvement à la revue Révolution québécoise fondée par Pierre Vallières, alors journaliste à La Presse, et son camarade Charles Gagnon, mais je m’en retire vite, n’étant pas d’accord avec leur attrait de plus en plus prononcé pour l’emploi de méthodes terroristes. De toute façon, je n’ai pas beaucoup de temps pour m’investir à fond dans les projets politiques. Après la grève, les choses se précipitent. La Presse me met dehors, tout comme plusieurs autres collègues! Quelques jours plus tard, je me retrouve toutefois au Devoir, réjoui et honoré, avec un salaire diminué de 40%!

C’est un peu une apothéose…

Ce journal est la bible de ma génération. Michel Roy, le directeur de l’information, aime l’idée de moderniser le journal, d’ouvrir des portes et de lancer des débats. Avec le directeur Claude Ryan,  plus conservateur, moins motivé par les projets de la révolution tranquille, il réorganise le journal où je deviens correspondant à la tribune parlementaire après l’élection de l’Union nationale en 1966.

La révolution tranquille au début, ce n’est pas le projet indépendantiste…

Il y a une grande convergence entre les partisans de la modernité, qui veulent sortir le Québec de la stagnation, et des nationalistes progressistes. Tous s’entendent pour constater que l’état d’arriération du Québec découle, non seulement du régime duplessiste, mais aussi de la structure politique du Canada. Il faut moderniser, mais surtout il est nécessaire, comme le dit le slogan du PLQ, de devenir « maitres chez nous ». À la même époque émerge le projet indépendantiste du conservateur Chaput. Je ne peux pas dire que ça m’attire beaucoup, mais mon sentiment change après l’entrée en scène d’André d’Allemagne et de Pierre Bourgault, fondateurs du Rassemblement pour l’indépendance politique (RIN). Je vote pour ce parti à l’élection de 1966 où les libéraux cèdent le pouvoir à l’Union nationale de Daniel Johnson même s’ils obtiennent plus de votes que cette dernière.

On arrive aux grandes confrontations …

Au sein du PLQ, les couteaux sont sortis et à l’automne 1967, Lévesque démissionne avec ses compagnons d’armes lors d’un congrès du parti. Fidèle à son image, Robert Bourassa se montre indécis jusqu’à la dernière minute, mais se range finalement du côté fédéraliste, car il a de bonnes chances de succéder à Lesage. Parallèlement, le départ pour Ottawa des « trois colombes » (Trudeau, Pelletier et Marchand) indique aussi que des confrontations majeures se préparent.

Est-ce que cela ouvre la porte à la gauche?

Le PSQ, comme le PSD avant lui, ne décolle pas. On néglige d’accorder de l’importance à l’aspect organisationnel. On pense qu’un corpus programmatique est suffisant pour gagner une élection et on se casse la gueule. Il a fallu attendre l’Union des forces progressistes et Québec Solidaire pour qu’on se sorte de cette tendance à l’inflation verbale et à l’atrophie organisationnelle.

Tu t’apprêtes à franchir une nouvelle étape?

Mes conflits avec Claude Ryan se multiplient. C’est un fédéraliste « pur et dur », qui succèdera à Robert Bourassa en 1976. Il est surtout un être intolérant et puritain aux idées conservatrices, qui abhorre que « ses » journalistes laissent transpirer leurs idées progressistes, et encore plus indépendantistes. J’endure de moins en moins son habitude exécrable de me faire venir de Québec durant mon repos dominical pour me passer un savon[2]! En l’espace de 36 mois, une quinzaine de journalistes quittent le journal. Fin 1968, Richard Daigneault m’invite à rejoindre la CSN. C’est un tournant majeur dans ma vie : d’observateur de la vie politique, je deviens en quelque sorte un acteur…du moins en puissance.

Tu arrives à la CSN au moment où l’orientation de la centrale change…

Quand Marcel Pepin succède à Jean Marchand comme président de la CSN en 1965, la centrale amorce un virage. Lors du congrès de 1966, Pepin affirme qu’il faut lutter pour une « société à l’image et pour l’avantage des millions de travailleurs qui constituent l’immense majorité de la population ». Plus tard en 1968, il fait adopter l’idée d’un « deuxième front » pour que les syndicats débordent le champ traditionnel de la convention collective pour déboucher sur l’action socio-politique. Les conseils centraux dans les régions, assistés par le Secrétariat d’action politique au niveau central, commencent à mettre sur pied des comités d’action politique dans les syndicats. L’idée n’est pas d’organiser un parti, mais d’inciter les syndiqués à participer aux luttes politiques, à commencer par celles dans les municipalités. Un autre champ d’action est le développement du mouvement coopératif.

Quelles sont les manifestations concrètes du « deuxième front »?

Entre-temps, je rejoins au secrétariat d’action politique l’équipe de Pierre Vadeboncoeur, qui est conseiller du président, et d’André L’Heureux. Nous participons à tous les congrès des 23 conseils centraux. Parallèlement, on organise des campagnes nationales, par exemple en faveur de la création d’un régime universel d’assurance maladie ou pour l’assurance-automobile[3]. Une autre initiative vise la nationalisation des clubs privés de chasse et de pêche situés sur des territoires publics et fréquentés par de riches touristes américains et la bourgeoisie d’ici. La campagne donne lieu à plusieurs occupations de clubs privés et est ponctuée par des arrestations, dont celle de Michel Chartrand[4]. Nous collaborons aussi avec le service du budget familial animé par l’ACEF en guerre contre les prêts usuraires. Préfigurant l’arrivée du FRAPRU, le Secrétariat publie une brochure à grand tirage sur la problématique du logement où on réclame la construction de 40 00 logements publics à prix modique par an. Sur le plan de l’information, la CSN appuie l’hebdomadaire de gauche Québec Presse où j’occupe pendant quelques mois le poste de DG.

Comment se concrétise l’action politique au niveau municipal?

Le « deuxième front » est en marche. Lors des élections municipales de 1969, les militants(es) des comités d’action politique de la CSN se joignent à ceux et celles de la FTQ et de la CEQ. Ils font élire des candidats pro-travailleurs dans une demi-douzaine de villes (Sept-Îles, Baie-Comeau, Alma, Sorel, St-Hyacinthe, St-Jérôme, etc.). À la suite de ce succès, on organise au cours de l’hiver 1970 une vingtaine de colloques régionaux intersyndicaux, auxquels plus de 2 500 militants(es) participent et où s’ébauche une plate-forme. Quelque 400 militants(es) participent au colloque de Montréal, incluant des représentants de comités de citoyens et d’associations populaires. En 1968 finalement, des comités de citoyens s’unissent pour créer le Mouvement d’action politique (MAP), qui devient le 12 mai 1970 le Front d’action politique, le FRAP; j’en suis élu président. Lors du congrès de fondation, Pierre Vadeboncoeur déclare que le moment est arrivé de mettre les salariés au pouvoir. En réalité, notre objectif pour l’élection municipale de 1970 est de s’implanter dans le plus grand nombre possible de quartiers; c’est pour cette raison que nous ne présentons pas de candidat à la mairie. La prise du pouvoir constitue l’objectif de l’élection suivante, une fois que nous serons implantés à la grandeur de la ville. D’emblée, on compte des associations dans Saint-Jacques, Saint-Henri, Hochelaga-Maisonneuve, Saint-Louis et Pointe St-Charles. Leur nombre doublera en l’espace de quelques semaines (Rosemont, Ahuntsic, Villeray, Côte-des-Neiges, St-Édouard et Papineau).

C’est là que survient la Crise d’octobre…

À l’automne 1970, ça se présente bien pour le FRAP. Les médias sont plutôt favorables.  Un sondage réalisé par l’agence CROP, publié dans le quotidien The Montreal Star,  indique que 57% des électeurs connaissent le parti et que 31% estiment qu’il constitue une opposition valable. Le nombre d’adhérents double. Drapeau sent la pression monter. Il a même le culot d’intervenir auprès du président de la CSN, Marcel Pepin pour que ce dernier convainque le FRAP de se retirer de l’arène politique en échange de la promesse de lui laisser le champ libre aux élections suivantes. Foutaise! Entre temps, il y a des rumeurs. On pressent une crise, mais on ne sait pas quelle forme elle prendra. Le 5 octobre 1970 a lieu l’enlèvement du diplomate britannique James Cross par le FLQ qui a encore l’allure d’un gang de Robin des bois. Lors de mon porte-à-porte dans Rosemont, des gens me disent que ce n’est pas une mauvaise idée de « mettre un Anglais en pénitence ». Je suis pour ma part méfiant. Au sein du FRAP, des gens font du bruit pour demander une action « révolutionnaire ». Plus tard, la direction du FRAP se divise. Un premier groupe, minoritaire dans le parti, mais majoritaire dans les instances, veut appuyer plus explicitement le FLQ en évitant de se prononcer sur la question du terrorisme. Le deuxième groupe, formé de moi-même, du vice-président Émile Boudreau et de la majorité des candidats, veut se distancier de l’action felquiste : d’accord avec les objectifs, mais pas avec les moyens. Les médias, évidemment, nous tapent dessus. Drapeau en rajoute, comme le ministre fédéral Jean Marchand, l’ancien président de la CSN : « le FRAP est la couverture légale du FLQ »…

La mort de Laporte change la donne…

Le 7 octobre 1970, le manifeste du FLQ est publié. Le 10, le ministre Pierre Laporte est kidnappé. Dans la nuit du 15 au 16 octobre,  le gouvernement Trudeau proclame la Loi sur les mesures de guerre suspendant les libertés civiles. La Sûreté du Québec arrête 457 personnes en quelques heures. L’armée occupe la ville. La police me harcèle, mais je ne suis pas arrêté, contrairement à mes collègues Henri Bellemare dans Saint-Jacques et Jean Roy dans Saint-Louis. Quand la police annonce la mort de Laporte, c’est la pagaille. Des « radicaux » du FRAP aux motivations obscures – dont un certain Jean Grenier, responsable de l’organisation – veulent qu’on endosse ce geste! La campagne électorale se termine en queue de poisson. Grenier veut même qu’on se retire de la course, mais la majorité refuse de faire faux bond aux militants. La crise ne nous empêche tout de même pas d’obtenir 16 % du vote dans l’ensemble de la ville même si nous n’avons présenté de candidats que dans les deux tiers des quartiers. Dans la soirée du 25 octobre, Drapeau célèbre sa victoire à l’hôtel de ville : « on a sauvé la ville des terroristes ». Lors de son discours où il perd littéralement la tête, les partisans de Drapeau s’éloignent de moi comme si j’étais un pestiféré.

C’est le début de la fin pour le FRAP…

D’avoir été manipulé par les médias et la police est désagréable. Pire encore est le climat de division qui s’installe au sein du FRAP. Grenier sème la zizanie; il entraîne avec lui plusieurs jeunes militants de bonne foi, mais inexpérimentés. Il dénigre tout ce qui a été fait, ce qui est facile dans le climat de défaite. Je reviens alors à mes fonctions à la CSN, mais le retour n’est pas joyeux. Marcel Pepin, qui n’a jamais appuyé l’expérience du FRAP, me met en quarantaine. Je suis également épuisé. En janvier, voyant que la bisbille ne fait qu’empirer, je démissionne de mon poste de président du FRAP. Entre temps, un grand nombre de militants partent aussi. L’idée d’un parti progressiste de masse est remplacée par celle d’un mouvement marxiste d’avant-garde, selon laquelle une poignée de militants durs vaut mieux qu’une masse de militants mous. Moi, je vois surtout qu’on perd nos membres. Le FRAP se désagrège rapidement. Les marxistes d’En Lutte, Charles Gagnon en tête, prennent la relève.

Malgré le coup d’octobre 1970, le mouvement de masse repart …

En 1971, je travaille au Conseil central de Montréal, présidé par mon mentor Michel Chartrand. Décrié comme un anarcho-syndicaliste, ce dernier incarne l’opposition de gauche à la CSN. Il fait rager l’aile droite de la centrale qui fait scission en 1972 pour fonder la CSD. Il est même « tabassé » par des fiers-à-bras lors d’une séance du Conseil confédéral. Ses relations avec Pepin ne sont pas cordiales. Ce dernier ne pose aucun geste d’appui à son endroit lors de son long emprisonnement en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. Chartrand lui reproche surtout de ne pas croire réellement au « deuxième front ». Malgré son personnage public tonitruant et ses coups de gueule, Chartrand est dans le privé un humaniste, un lecteur invétéré, épris d’art et amateur de bonne chair. Il sait inspirer ses troupes, sans mettre de pressions indues. Je me souviens de m’être fait chicaner par lui, qui n’a pourtant pas un caractère toujours facile. À sa mort en 2010, je me sens orphelin. Entre temps, dès le printemps 1971, des grèves éclatent. On prépare une stratégie d’affrontement pour les négociations dans le secteur public. Des structures de mobilisation sont mises en place. Les comités d’action politique du « deuxième front » se recyclent dans le « premier front ». Autour du slogan « Nous le monde ordinaire », on présente des revendications légitimes et populaires (dont la revendication de 100 $ par semaine). À l’automne, la CSN publie une analyse à saveur socialiste diffusée à des dizaines de milliers d’exemplaires : « Ne comptons que sur nos propres moyens ». Le Conseil central de Montréal affirme que « la libération des travailleurs exige la destruction du capitalisme ».

Le mouvement culmine en 1972…

Au début de l’année, les militants sont gonflés à bloc. Dans les premiers moments de la grève générale, des établissements d’éducation et de santé et des ministères, même l’Hydro-Québec, sont paralysés. Quelques jours plus tard, l’action se radicalise : occupations de villes et d’institutions, blocages de routes et de rues, comme à Sept-Îles. Ça se passe surtout en dehors de Montréal, mais après l’arrestation des trois présidents de syndicaux (Pepin, Laberge et Charbonneau), la mobilisation est lancée dans la métropole. Le 1er mai, nous sommes 15 000 dans les rues pour célébrer la fête internationale des travailleurs, une première non seulement au Québec, mais en Amérique du Nord. L’atmosphère change au niveau de la masse où s’exprime encore plus une volonté de changement.

Il y a des remous au niveau politique…

En 1974, l’idée d’un parti progressiste renaît à Montréal autour d’un groupe plutôt disparate incluant des anglophones de gauche, des syndicalistes, des anarchistes et des gens du communautaire. D’emblée, le projet du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM) est moins radical que celui du FRAP. Je me remets quand même en piste. Je suis un des 18 candidats élus, pour représenter le Plateau, la partie nord du district de Saint-Jacques. Une partie de ma victoire est due à l’appui de la gauche du PQ, alors en force à Montréal avec Louise Harel et Robert Burns. À cette époque, le RCM s’est engagé à démocratiser la ville, notamment avec les conseils de quartier[5].

Et puis, le PQ remporte une victoire retentissante…

À la fin de 1975, le gouvernement Bourassa est discrédité par la corruption. Il est malmené par Trudeau à Ottawa qui trouve Bourassa trop mou devant les méchants « séparatissses ». Dans Mercier, je fais campagne pour Gérald Godin, contre Bourassa justement, qui est défait. René Lévesque, qui se souvient du FRAP, est mécontent. Lors d’une assemblée publique dans Saint-Henri, il me toise comme si j’étais une tête brûlée parce que je dis que l’opération de porte-à-porte laisse entrevoir une victoire péquiste dans Mercier!

Avec le PQ, l’euphorie ne dure pas longtemps…

Au départ, ce n’est quand même pas rien de battre non seulement un parti de pouvoir pourri doublé d’un système anti-démocratique. Cependant, malgré le « préjugé favorable » envers les travailleurs, une fois élu, le PQ ne va pas loin. Lors du conseil national du PQ où je participe en 1977, Bernard Landry fait battre en plénière une résolution que je présente en faveur de la syndicalisation sectorielle pour laquelle la CSN se bat. Je quitte alors le parti auquel j’ai adhéré en 1974. À part la loi 101, l’assurance-automobile, le zonage agricole, la réforme du financement des partis politiques, la liste des réformes est relativement courte. Rétrospectivement, je pense que les réformes du PQ entre 1976 et 1981 ont été moins importantes que celles de l’équipe du tonnerre entre 1961 et 1966. Au moins, Lévesque veut bouger sur le plan de la réforme du mode de scrutin en instaurant un scrutin proportionnel. Des ministres et des députés réussissent toutefois à  bloquer le projet de loi, car par pur opportunisme politique, ils avancent l’argument fallacieux que la souveraineté doit avoir préséance sur la démocratie. Entre temps, des réformistes, dont Robert Burns, quittent le navire. Lors du référendum du 20 mai 1980, l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous. La question alambiquée démontre les tergiversations de Lévesque et de Claude Morin qui ne veulent pas vraiment une rupture avec le Canada. La gauche est divisée et globalement impotente; la droite, par contre, est bien organisée et virulente. La défaite n’est pas surprenante, mais le score de 60% à 40% est difficile à digérer.

Survient alors une autre bifurcation dans ta vie…

Je subis un premier infarctus, ce qui montre que je suis un peu usé après toutes ces aventures ! Mon médecin me conseille d’abandonner la vie 24 heures sur 24 et 7 jours par semaine. En 1980, j’ai l’opportunité d’entrer à l’Office de la protection du consommateur. Des modifications importantes viennent d’être apportées à la loi afin d’en faire un instrument efficace pour la défense des droits des citoyens. Plus tard, je suis muté à la direction des communications du ministère de l’Environnement, alors dotée d’une loi assez costaude qui, faute de personnel, reste lettre morte. La situation empire lorsque la ronde des coupures commence. On ne s’occupe pratiquement plus que des dossiers susceptibles d’avoir un impact sur l’opinion publique. Jusqu’à ma retraite en 1996, je reste en dehors de la vie militante.

Tu t’éloignes de la lutte, mais elle n’est jamais loin…

Après le référendum de 1980, j’observe ce qui se passe comme tout le monde. Après avoir quitté la CSN, Marcel Pepin se recycle dans l’action politique. Avec un groupe de syndicalistes et d’universitaires progressistes, dont Raymond Laliberté, Jacques Dofny et Albert Dubuc, il lance en 1979 le « Comité des Cent » qui devient le Mouvement socialiste en 1981. L’organisme n’a pas l’intention de se transformer en parti politique. Je trouve mon ancien président courageux de se lancer dans cette aventure après sa carrière syndicale bien remplie. Il a été le meilleur négociateur syndical dans l’histoire du Québec, mais je ne le vois pas en politique. Le MS décide finalement de présenter à l’élection de 1985 une poignée de candidats pour offrir une « alternative socialiste » à l’électorat. Néanmoins, comme le PSD et le PSQ dans les années 1960,  il n’est pas populaire. Ses 10 candidats ne recueillent que 1 000 votes. Une autre tentative à l’élection de 1989 est également désastreuse et le MS disparait.

En même temps au début des années 1980, il y a la longue dérive du PQ…

La défaite référendaire de 1980 était prévisible, mais j’avoue qu’elle a fait mal. Je pensais bien que le camp du oui allait faire mieux, autour de 45 % par exemple. Le PQ a fait une mauvaise job et on ne peut pas dire que les mouvements populaires ont été très actifs non plus. Je n’ai pas pour autant pensé que c’était la fin du monde et qu’il fallait jeter le bébé avec l’eau du bain. Or, c’est précisément ce que Lévesque fait. La confrontation en 1982 avec le mouvement syndical fait voler en éclats la prétention le « préjugé favorable aux travailleurs ». De plus, la stratégie dite du « beau risque » conduit le PQ à se mettre au lit avec les conservateurs de Brian Mulroney. Le PQ devient le champion du traité de libre-échange concocté aux États-Unis avec l’administration Reagan. Bernard Landry dirige le chœur des coryphées du traité lors d’une longue tournée des chambres de commerce et tutti quanti commanditée par le Conseil du patronat.

En 1995, juste avant ton retour au « front », il y a le deuxième référendum…

Le PQ est usé, mais pas à terre, d’autant plus que Jacques Parizeau essaie encore une fois de confronter l’État fédéral. On peut dire ce qu’on veut de ce bonhomme, il a la stature d’un homme d’État. Sa sincérité est indéniable. Son appui au libre-échange reflète cependant son aveuglement devant le système capitaliste, mais il le fait en pensant que cela affaiblira l’adversaire principal, l’État fédéral. De plus, Parizeau pense qu’il faut éviter l’erreur de 1976. Il  prévoit dans la stratégie référendaire l’intervention d’une partie importante des mouvements populaires, qui se mobilisent et qui mènent le camp du oui à un cheveu de la victoire. D’autre part – on l’a vu récemment avec l’essai de Chantal Hébert – Parizeau a des réticences à intégrer pleinement les membres de la droite nationaliste comme Lucien Bouchard et Mario Dumont. En tout cas, la défaite référendaire de 1995 survient dans des circonstances bien différentes de celles de 1980. Elle n’éteint pas l’espoir et très vite, l’idée de reprendre le combat reprend le dessus. La Marche des femmes contre la violence et la pauvreté brise la glace (1995). Il y a quelque chose dans l’air.

C’est à ce moment que tu t’impliques dans l’Aut’journal…

Je veux retrouver ma liberté de parole et je crois que l’Aut’Journal est le meilleur choix dans les circonstances. Michel Chartrand m’incite à y devenir journaliste bénévole. Pierre Dubuc, son propriétaire-directeur, est un homme tout d’une pièce qui a de fortes convictions souverainistes. Il pense qu’il a toujours raison, il n’endure pas la contradiction et a la vilaine manie d’associer à un complot fédéraliste ceux qui ne partagent ses opinions tranchées. Il est cependant également très intelligent et il est ouvert aux nouvelles idées qui circulent dans la gauche. Mon premier article porte sur la Coalition Eau Secours qui livre une lutte vigoureuse contre la privatisation de l’eau à Montréal qu’elle gagnera d’ailleurs.

Les vraies affaires commencent en mai 1997 alors que, pour la seule fois dans l’histoire du journal, Dubuc accepte que quelqu’un d’autre que lui signe l’éditorial. C’est ainsi que je fais un vibrant plaidoyer pour que la mouvance progressiste souverainiste occupe la place qui lui revient sur l’échiquier politique québécois. J’organise ensuite une table ronde, que le journal publie intégralement en juin et juillet, pour discuter de la redynamisation de la lutte politique. Y participent Paul Rose, Réjean Parent, Hélène Pedneault, Gabriel Gagnon et d’autres. La gauche peut-elle rompre le cercle vicieux de l’impuissance? Doit-on penser à une réelle alternative au PQ? Finalement, l’idée fait son chemin. Il y a même des péquistes qui s’intéressent à la chose, car il est devenu clair que le PQ sous Lucien Bouchard ressemble de plus en plus au PLQ. Les lecteurs sont favorables à la création d’une organisation politique de gauche, soit sous forme d’un mouvement ou d’un parti.

Il y a un déblocage…

Afin de donner suite, on organise en novembre 1977 un rassemblement au cégep Maisonneuve. Sept cent personnes, deux fois plus que prévu, se présentent, avec une pléiade d’intervenants venant aussi bien des groupes communautaires, des organisations populaires, des syndicats, des écologistes, des féministes, des étudiants, des universitaires et même l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu. En mai 1998, on met sur pied le Rassemblement pour une alternative politique (RAP). J’écris alors dans l’Aut’Journal que les mouvements populaires doivent dépasser leur tendance naturelle à se considérer uniquement comme des groupes de pression. Paul Rose met les points sur les i quant à la question de la souveraineté. Il explique que la gauche se bat pour la souveraineté du peuple, pas principalement pour un changement constitutionnel. Le manifeste adopté au congrès énonce clairement que l’émancipation sociale et l’indépendance sont indissociables. Parallèlement, le RAP hésite sur l’idée de créer un parti. Les tenants du mouvement l’emportent par une faible marge, mais cette question polarise les débats internes pendant de nombreux mois. Pour ma part, je préfère que le mouvement demeure non partisan, en attendant de faire le plein de militants qui, pour la plupart, viennent du PQ et ont besoin d’une période d’acclimatation dans un nouvel environnement idéologique. Je pense que ceux qui veulent absolument faire de l’action politique partisane n’ont qu’à se joindre au Parti de la démocratie socialiste (PDS) dirigé par Paul Rose. Ma position est cependant défaite au congrès de novembre 1999 et au début de 2000, le RAP se transforme en parti, ce qui le place en compétition avec le PDS. La gauche compte un parti minuscule de plus et est plus divisée que jamais malgré tous les efforts militants déployés depuis deux ans.

La marche vers l’unité de la gauche est cependant relancée…

Comme je l’avais prévu, le RAP n’est pas du tout populaire. Les leaders n’ont pas tenu compte du principal message que les militants de la base ont claironné lors du rassemblement de novembre 1997 : la nécessité d’unir la gauche politique. Dès février 2000, une rencontre impromptue a lieu à Drummondville où sont présents des militants du RAP, du PDS et d’autres groupes. À la surprise générale, la réunion est fructueuse. On se met d’accord sur la tenue d’un colloque sur l’unité de la gauche. En juin à l’UQAM, la participation est encore plus forte qu’au rassemblement de 1997 (quelque 800 personnes). Encore une fois, la nécessité de l’unité fait l’unanimité. Le matin du colloque, l’ex-président de la CSN Gérald Larose, dont l’influence reste forte, ne veut rien savoir. « L’heure de la gauche n’est pas venue », écrit-il dans Le Devoir. Je lui réponds qu’il faut être naïf ou de mauvaise foi pour rester les bras croisés devant les deux grands partis qui sont, sur les questions sociales et économiques, comme des frères siamois. À la fin du colloque, on met en place un comité composé de représentants du RAP, du PDS, du Parti communiste et du Parti vert, qui se réunit à quelques reprises sans avancer vraiment. On dirait que certains dirigeants ne comprennent pas encore le message des militants. Je piaffe d’impatience.

Assez de parlote, passons à l’action…

À l’automne, Robert Perreault, le député péquiste de Mercier, démissionne; il y a donc élection partielle. Après avoir consulté des amis, je propose ma candidature au nom de la gauche unie. Tout le monde est d’accord, dont les Verts, même si le RAP est plus difficile à convaincre que les autres. Je me présente sous la bannière de l’Union des forces progressistes bien que le parti n’existe pas encore. L’infatigable François Cyr, dont j’ai appris à apprécier les qualités au RAP, devient mon principal conseiller.

Comment ça se passe?

Je fais la tournée des groupes populaires et communautaires, nombreux sur le Plateau. Pendant ce temps, un comité électoral prépare la campagne. François rédige un projet de plateforme en trois jours trois nuits, C’est en grande partie une préfiguration de celui de l’UFP 12 mois plus tard. Ensuite, on fait ce que la gauche a rarement fait : du porte-à-porte. Il faut parler au monde, et pas juste tenir des assemblées où se présentent des militants déjà convaincus ! On déploie sur le terrain plusieurs centaines de militants et de militantes. Enfin, du travail sérieux! Autre bifurcation : à la demande pressante de militants locaux, nous invitons les citoyens à une réunion de travail pour préparer un programme d’action local. Une centaine de personnes, dont plusieurs militent dans des groupes communautaires, participent. C’est en effet une élection dans Mercier, pas dans l’ensemble du Québec. On distribue 30 000 copies de notre journal. Aucune porte n’a été oubliée. On sent rapidement l’impact positif de cette démonstration de force. Svend Robinson, député vedette du NPD, vient me visiter dans Mercier et m’accorde son appui. Au PQ, le malaise fait place à la panique, d’autant plus qu’une partie de l’exécutif de l’association locale vient rejoindre notre camp. Le nouveau Premier ministre, Bernard Landry, fait quatre visites dans le comté. Mon objectif est modeste finalement : permettre à une personne identifiée à gauche de sortir du bois. Finalement, avec 24,2% des votes, j’arrive troisième, juste derrière le candidat péquiste et la candidate libérale. Dans une salle bondée, le soir des élections, les militants scandent le leitmotiv, « Unité! Unité! ».

Pierre Falardeau et d’autres t’accusent alors d’avoir « divisé le vote »?

Lors d’une assemblée d’appui à Yves Michaud, injustement censuré par l’Assemblée nationale pour des propos racistes qu’il n’a pas tenus, le cinéaste Pierre Falardeau m’apostrophe vertement  en m’accusant d’avoir fait entrer la candidate libérale. Je lui réponds que la division, c’est le PQ qui l’a créée en virant à droite. La gauche a tout simplement le droit d’exister politiquement. Nous avons nos idées, nos propositions et nous voulons les défendre. Personne, y compris les membres du PQ, n’a le droit de nous censurer. On voit que cette mentalité va très loin. Des gens qui se disent de gauche appuient le tournant néolibéral amorcé par Lucien Bouchard, puis perpétué par Bernard Landry et éventuellement par Pauline Marois.

Après Mercier, il y a un élan…

Des tas de syndicalistes ont participé à la campagne dans Mercier, provenant surtout du Conseil central de la CSN et du Conseil régional de la FTQ. Il y a aussi des groupes populaires comme le FRAPRU.

L’Union des forces progressistes (UFP) est fondée en juin 2002 et François Cyr en devient le président. Le nouveau parti réunit le RAP, le PDS et le Parti communiste. Toute la patience et toute l’habileté de François ont été nécessaires pour mettre tout le monde d’accord. Des militants(es) en région, comme Pierre Dostie au Saguenay et Serge Roy à Québec, jouent un rôle important pour surmonter les clivages. L’UFP est l’organisation politique où je me suis le plus épanoui, surtout lors de la campagne en faveur de l’obtention d’un scrutin proportionnel, qui a donné lieu en 2003-2004 à une tournée où l’accueil a été chaleureux dans toutes les régions. Une fois l’UFP fondée, j’estime avoir fait ma part. Je connais Amir Khadir depuis l’élection de Mercier alors qu’il s’est joint à nous après avoir été candidat du Bloc québécois. Je vois ce qu’il représente. Ce gars est doué d’un sens de la politique que peu de gens possèdent. Quand les dirigeants de l’association de Mercier me demandent si j’entends me représenter en 2003, je leur suggère plutôt la candidature d’Amir. Je considère que ce dernier agit d’une manière à ce qui correspond à l’idéal de l’action politique. Quand il parle, on sent que cela vient du cœur. Il ne lit pas un texte. Les résultats obtenus par l’UFP lors de la campagne électorale de 2003 sont modestes, mais l’heure n’est plus comme autrefois au défaitisme.

Finalement survient la fondation de Québec Solidaire…

Entretemps, l’initiative de Françoise David prend son envol. L’idée d’Option citoyenne est de constituer un mouvement politique non-partisan, pour voir comment les citoyens et les citoyennes peuvent inventer quelque chose de neuf. Assez vite s’amorcent des discussions entre l’UFP et Option citoyenne. Elles se déroulent discrètement entre Françoise David et François Cyr à partir de mandats venant de leur exécutif respectif. On retient son souffle. Le féminisme porté par Françoise n’est pas trop présent dans la culture traditionnelle de la gauche. Sur la question de l’indépendance du Québec, il y a encore des hésitations, mais peu à peu, ça avance. L’exemple de Mercier est toujours présent dans tous les esprits. En février 2006, on est prêts. On a été patients, rigoureux et respectueux. Le moment est enfin arrivé. Il y a peu de débats, même pas sur le nom qui s’impose à tous. Tout le monde est confiant. La fusion d’un mouvement citoyen porté par Françoise et de l’UFP qui rassemble la plus grande partie de la gauche organisée est un moment magique. Certes, tout reste à faire. Lors de l’élection de 2007, la percée est modeste, mais réelle. Amir dépasse les 28 % dans Mercier. Cela devient sérieux. En 2008, nouvelle avancée, Amir est élu; puis, plus tard en 2010, c’est Françoise et finalement en 2012, Manon Massé. Ce n’est pas rien.

Depuis, tu es devenu un des « sages » de Québec Solidaire, pas sur la première ligne, mais pas loin…

Je pense que le Québec est mûr pour un nouveau grand projet, mais cela n’arrivera pas soudainement. Il n’y a pas de raccourci, on l’a vu lors de la Révolution tranquille qui a mûri pendant de longues années sous la domination duplessiste avant de jaillir de partout. Aujourd’hui, depuis la grève étudiante de 2012 et le mouvement citoyen qui constituent une grande percée, on est plus avancés, mais ceux et celles qui rêvent à un « grand soir » se trompent. L’organisation populaire se construit pas à pas. Entretemps, c’est aux nouvelles générations de prendre le relais. Cela ne m’empêche pas d’avoir mes idées et de les exprimer. Je réagis notamment aux propos incendiaires et agressifs de Pierre Dubuc, pour qui QS est une vaste conspiration contre le PQ. Ça frôle le délire. Malheureusement, Dubuc et son comparse Marc Laviolettte du SPQ-Libre sont devenus la caution de gauche inconditionnelle d’un parti qui n’a cessé de se « néolibéraliser » depuis plusieurs années. Devant les rebuffades de la direction du PQ, ils agissent un peu comme des cocus masochistes. C’est un spectacle pitoyable.

Autrement à QS, il y a encore beaucoup de grandes batailles à faire…

Par exemple, il faut se battre pour la réforme du mode de scrutin. Le système électoral actuel n’a aucun bon sens du point de vue démocratique. Un parti « gagne » les élections avec moins de 30 % des votes, parfois moins! L’appui populaire à QS devrait se traduire par au moins 10 députés, pas seulement 3. Avec le Mouvement démocratie nouvelle, on fait de belles campagnes. Au moment de la commission parlementaire sur le sujet en 2006, on estimait que 80 % de la population étaient en faveur de l’introduction d’éléments de vote proportionnel, comme cela existe ailleurs (en Allemagne notamment). Cela n’aurait pas été la fin du monde, mais quand même un pas en avant qui permettrait notamment à Québec solidaire de prendre son essor. Finalement, le PQ, qui avait pourtant mis cette réforme sur la table dès 1969, a tout bloqué. QS doit poursuivre cette lutte

Comment vois-tu les défis de QS actuellement?

Je pense que QS doit s’enraciner davantage dans les régions. Pourquoi des responsables régionaux ne deviendraient-ils pas porte-parole du parti dans les dossiers qui concernent leur région? Cela permettrait de les faire connaître, de donner localement de la consistance au parti. Le fonctionnement de Québec solidaire me semble trop centralisé. Toutes les prises de position émanent de l’organisation centrale, loin des gens qu’on veut convaincre. On ne s’adresse qu’aux militants convaincus. Le Québec est un pays de régions où les identités sont fortes. Il y a des réseaux, des organisations, des institutions, qui ont une culture spécifique et qu’il faut aborder. Pour cela, il faut justement attirer les têtes de file dans les régions et prendre au sérieux l’idée que QS, c’est aussi le projet des régions, où on s’investit dans le local, dans les luttes locales. Par exemple, QS doit s’investir à fond dans les luttes qui ont lieu sur le front des hydrocarbures. Des militants et militantes le font, mais un peu à titre individuel. Il faut faire plus. Par contre, ce n’est pas à QS de dire aux mouvements et aux luttes populaires ce qu’il faut faire. On en a fini avec ce faux modèle d’une « avant-garde » éclairée ».Heureusement, je ne crois pas que notre parti soit tombé dans ce piège jusqu’ici. Par contre, QS doit être présent dans les luttes pour les appuyer, pour établir les liens entre les régions et entre les mouvements. C’est un travail discret, terre-à-terre, qui pose les jalons d’un projet qui doit devenir une deuxième révolution tranquille, rien de moins!


Notes

[1] Robert Cliche en 1968 passe près d’être élu député dans Duvernay à Laval, mais la machine libérale « sous-contracte » à Dédé Desjardins, boss de la FTQ-Construction, le travail de passer des  « télégraphes » et donc de voler l’élection.

[2] Je me suis réconcilié avec Claude Ryan vers la fin de sa vie alors que nous avons milité ensemble au sein du Mouvement pour une démocratie nouvelle pour l’instauration d’un scrutin proportionnel au Québec.

[3] L’assurance-maladie est finalement mise en place sous le gouvernement Bourassa. Après l’élection du PQ en 1976 vient l’assurance-automobile.

[4] En 1978, le PQ créera une soixantaine de Zones d’exploitation contrôlée (ZEC), organismes sans but lucratif remplaçant les clubs privés et gérés par des administrateurs élus par les membres.

[5] En 1980, Jean Doré devient le chef du RCM et en 1986, il gagne les élections. Par la suite, le RCM se contente de mettre de l’ordre dans l’administration en abandonnant les réformes promises.

 

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