AccueilLes grandes entrevuesÀ contre-courant : André Frappier, toujours présent

À contre-courant : André Frappier, toujours présent

Entrevue réalisée par Pierre Beaudet, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021 dans la section PARCOURS MILITANT

André Frappier a amorcé son parcours dans le militantisme dans les années 1970 avec les mouvements étudiants. Il a été alors embauché à Postes Canada où il est devenu pour plusieurs décennies un des piliers du combatif Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP). Plus tard, André est devenu un membre actif de Québec solidaire (QS) qu’il perçoit comme un outil potentiel pour notre émancipation.

Du cégep où tu connais ta première expérience militante, tu fais le saut aux Postes…

J’ai passé une bonne partie de mon temps d’étudiant de cégep à militer, notamment en solidarité avec le Chili, alors au cœur des débats politiques. C’était passionnant d’observer une tentative de transition vers le socialisme sans révolution, ce qui contredisait ce qu’on apprenait du marxisme. Finalement, le coup d’État en 1973 a mis fin à l’expérience, rappelant que la classe capitaliste ne se laisse pas contrôler aussi aisément[1]. Le 1ermai 1974, nous étions plusieurs du comité étudiant de solidarité Québec-Chili présents à l’occupation du consulat chilien. Nous avons toutes et tous été arrêtés. L’expérience de ma nuitée en cellule a marqué ma vision politique qui s’approfondira plus tard, comme quoi l’internationalisme est déterminant dans le combat pour une société égalitaire. Je n’avais donc pas complété mon diplôme d’études collégiales lorsque j’ai été convoqué aux Postes pour une entrevue en août 1975. Parmi les 1000 embauchés (sur 10 000 candidats), je m’étais classé 740! À peine arrivé au travail, j’ai participé à ma première grande grève qui dura six semaines.

Dans le syndicat, il y avait un grand chef…

Durant deux décennies, le Syndicat des postiers du Canada (SPC)[2] à Montréal, c’était Marcel Perreault. Il présidait la plus grosse section au Québec depuis 1968 (plus de 4000 membres) et la deuxième en importance au Canada après Toronto. C’était un leader flamboyant qui avait su imposer le respect auprès de ses membres ainsi que dans le monde syndical. Il a été vice-président à la FTQ (Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec) et président du Conseil du travail de Montréal (CTM) pendant plusieurs années. En 1977, je participais à mon premier congrès national à Halifax sous la présidence de Joe Davidson[3] . C’est à ce congrès qu’un syndicaliste hors de l’ordinaire, Jean-Claude Parrot, est devenu président national[4]. En 1978, une grève qui était d’abord légale a été déclarée illégale avec la loi C-8. Parrot s’est retrouvé sur la ligne de front et a été condamné à trois mois de prison, après avoir été lâchement abandonné par le président du Congrès du travail du Canada (CTC), Dennis McDermott.

 Il fallait suivre la « ligne »…

Dans les congrès, Perreault imposait à la délégation québécoise de voter d’une seule voix. Or, lors du congrès de 1980, j’ai osé voter avec deux autres camarades en faveur d’une résolution qui visait à ajuster la cotisation syndicale des employé·e·s à temps partiel selon les heures travaillées. Perreault y était opposé, mais la proposition avait l’assentiment du reste du Canada. Lors de l’ajournement, le directeur national Clément Morel a ordonné notre expulsion du caucus québécois. À ce moment, je venais d’être congédié par la direction des postes et en attente de l’arbitrage de mon grief, j’étais désemparé. Mon camarade Paul Heffernan de la section locale de Toronto m’a conseillé de relater cet événement au congrès. Le lendemain, je suis allé au micro et j’ai demandé au directeur national du Québec d’expliquer pourquoi il avait expulsé trois membres de sa délégation. J’ai eu droit à une ovation debout de la part des délégations du reste du Canada qui voyaient bien la rigidité à laquelle nous étions soumis.

Au bout du compte, j’ai pu imposer un certain respect. Quelques années plus tard, à ma grande surprise, Clément Morel me confiait qu’il ne partageait pas entièrement les sentiments de Perreault ! Entretemps, mon ami Paul Heffernan est devenu président de sa section locale. À mon avis, un des meilleurs que Toronto a connu.

Perreault s’opposait à tout ce qui était progressiste…

Il avait combattu de façon odieuse la mise en place d’un comité des femmes à laquelle plusieurs femmes avaient travaillé durant des mois[5]. Perreault s’était également opposé aux propositions provenant de la région de l’Ouest concernant le harcèlement sexuel au congrès de 1983 ainsi qu’aux projets de garderie et de frais de garde. La majorité des délégué·e·s du Québec, très majoritairement composée d’hommes, ont enregistré leur dissidence lorsque ces politiques ont été adoptées au congrès de 1986. La même année, lors du dépouillement du scrutin des élections à la section locale, les enfants des parents qui soutenaient notre candidature ont été expulsés par le service d’ordre, composé exclusivement de supporteurs de Perreault.

Il était même contre l’unification des syndicats aux Postes…

Il s’est opposé farouchement à la fusion avec le Syndicat des employés des postes et communications (SEPC), qui a quand même eu lieu, et il a participé à saboter la fusion avec l’Union des facteurs. Il a fallu attendre le vote ordonné par le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) en février 1989, à la suite du projet de refonte des unités d’accréditation par Postes Canada, pour que cette unification ait lieu. Le SPC qui comptait 23 000 membres l’a emporté sur l’UFC qui en comptait 21 000 avec une majorité de seulement 901 voix.

Cette union qui ne s’était pas faite de gré à gré a donné lieu à une guerre ouverte où Perreault s’amusait à provoquer les anciens membres de l’UFC. Il les rabrouait pour leurs interventions et avait mis en place un service d’ordre composé d’une quinzaine d’hommes habillés en noir qui se tenaient debout devant la salle. Lors d’une assemblée, il a même fait appel aux forces policières. Cela a pris beaucoup de temps pour recoller les morceaux, même après sa défaite électorale en 1991. En fait, il a fallu qu’une nouvelle génération prenne la relève, tant du côté du SPC qu’à l’UFC.

Pendant toutes ces batailles, tu as eu la vie dure ?

À chaque assemblée syndicale, il m’attendait au détour. Le discours de Perreault reposait sur un nationalisme étroit qui cimentait la cohésion des membres du Québec contre les positions du reste du Canada. Il a utilisé mon appui à Parrot et mes liens avec plusieurs militants et militantes du syndicat dans le reste du Canada pour me coller une image d’espion des Canadiens et de traitre au Québec !

En mars 1987, je participais à une importante réunion portant sur un projet de convention collective. Dans la salle, les sièges autour de moi étaient vides, personne n’osait s’afficher à mes côtés. Perreault parlait du « torchon de 4 pages », faisant allusion à ma récente campagne électorale. Il essayait d’amuser la salle avec un douteux jeu de mots : « Je ne vous demande quand même pas que vous le Frappier ! ».

C’est devenu féroce ?

Pendant toutes ces années, j’ai participé à monter des équipes lors des élections locales avec un programme de démocratisation et je me suis présenté contre lui à la présidence. Je voulais qu’on approfondisse nos liens avec la FTQ, qu’on participe aux combats politiques. Il fallait mettre de l’avant les revendications des femmes mises à l’écart depuis si longtemps. À ma grande surprise, lors de ma première élection en 1983, malgré toute la pression et toute la campagne de diffamation à mon égard, j’ai obtenu près d’un tiers des voix. Cela m’avait beaucoup encouragé. Je croyais naïvement qu’ayant démontré un rapport de force, Perreault se calmerait un peu et qu’on pourrait enfin espérer un climat plus serein au syndicat. Ça a été le contraire, il avait pris la mesure de ce qu’il considérait comme un danger pour sa survie. Après cette élection, quelques camarades et moi avons été mis sur une liste noire, distribuée par des membres de l’exécutif lors des assemblées de vote de délégation aux instances syndicales et aux congrès. Cela a pris 10 ans avant que nous puissions y participer à nouveau.

Ta résistance a fini par porter fruit…

Perreault continuait à protéger son pouvoir en tirant profit d’une idéologie conservatrice. Il constituait un frein à l’unité syndicale, nécessaire dans ce contexte d’offensive gouvernementale. En 1981, plus de 100 000 travailleurs et travailleuses manifestaient devant le parlement contre les politiques économiques du gouvernement fédéral, dont plusieurs milliers de membres du SPC. L’année suivante, quand le gouvernement péquiste a voulu couper les salaires de la fonction publique québécoise de 20 %, Jean-Claude Parrot a proposé une aide financière de cinq dollars par syndiqué·e tant au Canada qu’au Québec pour organiser la résistance. Mais Perreault s’est opposé, sous prétexte qu’on n’avait pas le droit de jouer avec la cotisation. Il était pourtant clair que les gouvernements organisaient l’offensive contre les services publics et que l’unité syndicale était plus qu’urgente.

Cela s’est précipité en 1987…

Lors des négociations, la direction nationale du syndicat a compris que le gouvernement allait adopter une loi spéciale. Le Conseil exécutif national voulait maintenir la pression tout en empêchant le gouvernement de légiférer. Les grèves tournantes s’avéraient la façon appropriée d’y parvenir. Perreault s’y est opposé sous une fausse image de syndicaliste radical. Dans les faits, une loi spéciale lui aurait permis de blâmer le gouvernement et la direction nationale en se dégageant de toute responsabilité. Lors de l’assemblée de vote au Sheraton Laval, il fit un discours flamboyant contre les grèves tournantes. Il n’y avait pas de place pour le débat, et Perreault allait procéder à un vote de grève à main levée, contraire aux règles de procédure. Je me suis avancé au-devant de la salle et exigé des micros. Le service d’ordre m’a expulsé manu militari. J’avais cependant ouvert une brèche; plusieurs membres qui d’ordinaire n’auraient pas osé parler m’ont félicité. Les médias étaient présents et avaient rapporté l’événement. Durant cette période, j’ai songé à démissionner de mes fonctions de délégué syndical et à cesser mon militantisme, mais j’étais trop orgueilleux pour le faire !

Mais finalement, le vent a tourné…

C’est à ce moment-là que Perreault a perdu ses élections aux mains de Richard Forget. L’arrivée des membres de l’UFC en 1989 a été l’élément culminant qui accéléra sa chute. Depuis longtemps, ses stratégies ne visaient pas le renforcement du mouvement syndical, et se réduisaient à des esquives pour faire porter aux autres le fardeau des possibles compromis. La main de fer imposée aux militants et militantes suscitait maintenant un mécontentement grandissant. Sa défaite a permis de passer à autre chose. Il était plus que temps !

Le départ de Perreault ouvrait la porte ?

Devant la fronde croissante contre Perreault, le vice-président de la section locale de Montréal, Richard Forget, a remporté les élections syndicales de 1991 en promettant une certaine démocratisation. J’avais travaillé fort et j’étais déçu qu’il ne m’ait pas sollicité. Il avait endossé de facto les coups bas contre moi, mais on était dans des temps nouveaux, l’espoir était enfin permis, alors je l’ai appuyé sans hésiter. Dans les premières assemblées générales, Perreault et ses supporteurs persistaient dans leurs attaques contre le nouvel exécutif et le président. Je me suis porté à sa défense en donnant à Perreault une bonne leçon de démocratie. Il était maintenant incapable de composer avec la décision des membres, qu’il considérait pourtant comme la base du syndicat lorsqu’il était au pouvoir. J’ai été chaudement applaudi, c’était une première pour moi, j’avais presque le goût de pleurer.

Au bout du compte, tu parviens à briser le mur…

Lors de l’élection subséquente de la section de Montréal en 1993, j’ai été élu dans l’équipe de Forget, comme responsable de l’éducation syndicale. Peu à peu, notre syndicat commençait à fonctionner normalement, en dehors des jeux opaques de l’ancien président. Pourtant je pensais qu’on faisait du sur place, surtout que Postes Canada, sous la gouverne du Parti libéral, voulait « restructurer » le service postal, ce qui voulait dire supprimer des postes, réduire les salaires et augmenter la productivité. La menace de privatisation planait à l’horizon.

Finalement, tu deviens président de la section locale de Montréal du STTP…

Richard Forget n’était pas un mauvais gars, mais il avait conservé ses anciens réflexes. L’information circulait au compte-gouttes à l’exécutif sauf parmi ses proches. Cela a eu des répercussions auprès des membres et le mécontentement a grandi dans les assemblées générales, surtout du côté des factrices et des facteurs qui avaient déjà été échaudés et demeuraient méfiants. Finalement, la majorité du comité exécutif voulait mettre sur pied une nouvelle équipe. J’ai été élu à la présidence en 1996 avec la majorité de notre équipe. En prévision des négociations de 1997, on pensait nécessaire que nos 6 000 membres se réapproprient réellement le contrôle de leur syndicat. L’unité syndicale et la démocratie participative étaient au cœur de notre plateforme. La section de Montréal s’est ainsi lancée dans la mobilisation. Au printemps de 1998, nous étions plus de 1000 membres de Montréal devant le parlement à Ottawa. À l’automne, 300 militants et militantes occupaient le quartier général de Postes Canada dans le centre-ville de Montréal. La semaine suivante, nous occupions la Place des Arts, le soir où la direction des Postes avait invité à ses frais ses cadres et contractants à un concert.

Quelques années plus tard, tu changes de route…

Les six ans à la présidence m’ont usé. Il y a eu des batailles politiques réelles, mais aussi des batailles de clan, les deux s’entremêlant parfois. J’ai donc décidé de laisser la présidence et de proposer ma candidature au poste de directeur national en 2002. Ce poste assurait un rôle davantage politique, notamment pour participer à l’élaboration de stratégies syndicales lors des négociations. J’étais content de prendre en charge des campagnes de syndicalisation dont celle des courriers des routes rurales qui a constitué un grand pas en avant. Cela a permis de sortir de la misère des personnes qui avaient le statut de contractant sans droit à la syndicalisation. Pour contourner cet obstacle juridique, nous avons négocié, lors de la convention collective de 2004, une entente avec le ministre André Ouellet. Cela n’a pas été sans heurts au sein de nos troupes. Certains membres nous en voulaient, mais sans le dire clairement, d’avoir consacré beaucoup d’argent de la masse monétaire disponible pour la première convention collective de l’Organisation des courriers des routes rurales (OCRR). J’argumentais que ce travail à rabais dans les zones rurales permettait à la direction de Postes Canada de faire pression à la baisse sur les conditions de travail, ce qui affectait tout le monde. À la fin, nous avons réussi à syndiquer 6000 nouveaux et nouvelles membres et le syndicat s’est ainsi enrichi de nouvelles forces militantes. C’est ainsi que Nancy Beauchamp, qui faisait partie de ces précaires, a été la première femme à être élue au poste de directrice nationale de la région de Montréal. Elle fait maintenant partie du bureau de direction de la FTQ.

Tout au long, tu t’es impliqué avec les militants et militantes du « Reste du Canada »…

J’avais développé des liens depuis longtemps avec des militants et militantes hors Québec. Mon mandat de directeur national me permettait maintenant de travailler de plus près avec eux. Les réunions du conseil exécutif national (CEN) duraient une semaine et avaient lieu une fois par deux mois à Ottawa, mais en période de négociation, c’était souvent tous les mois. J’ai beaucoup aimé cette expérience et j’y ai appris énormément. Malgré nos différences, j’apprenais à mieux comprendre la réalité du militantisme en dehors du Québec. J’y appréciais aussi le fait que la réalité québécoise était respectée. J’ai eu la chance de travailler sous la présidence de Deborah Bourque, une femme visionnaire et très soucieuse de la démocratie. Sa défaite aux mains de Denis Lemelin en 2008 a certainement été l’événement qui m’a le plus déçu et attristé dans ce syndicat.

Lors du congrès du CTC à Vancouver en 1999, j’ai pris la parole et fait mon allocution entièrement en français, ce que personne n’osait faire. Il y avait un service d’interprétation, mais la majorité des personnes déléguées du reste du Canada ne l’utilisait pas, à l’exception de la délégation du STTP ! À la fin de mon intervention, j’ai demandé aux personnes qui avaient compris mon discours de lever la main. Le portrait était révélateur, tout le monde avait compris. Mais il faudra beaucoup de temps pour changer des attitudes bien ancrées.

Les préjugés anti-Québec sont restés forts…

Le CTC reflétait l’incompréhension qu’avait le mouvement ouvrier canadien par rapport au Québec. Il faut dire que les grands médias canadiens pratiquent régulièrement et à cœur joie le Québec bashing, comme la revue McClean’s qui accusait le Québec d’être la province la plus corrompue du Canada. À l’exception du STTP, très peu de syndicats pancanadiens, y compris le CTC, ont adopté une position qui exprime de façon non ambiguë le droit du Québec à l’autodétermination.

Quelques années plus tard, en 2002, à l’occasion du départ de Jean-Claude Parrot du CTC, j’ai eu l’honneur de présenter sur la tribune un hommage à son travail au nom de la délégation du Québec; cette fois tout le monde a utilisé les appareils d’interprétation…

En 2004, tu t’investis dans la lutte électorale avec le Nouveau Parti démocratique (NPD)…

Je considérais qu’il y avait un momentum avec un leader qui avait été aussi présent au Québec. Jack Layton voulait changer les choses et inclure le Québec en respectant son autonomie. Il m’avait même dit que cela ne le dérangeait pas d’avoir un candidat souverainiste. Alors j’ai foncé en me présentant dans le comté de Papineau, depuis longtemps aux mains du Parti libéral. Mon ami Pierre Laliberté a fait la même réflexion et s’est présenté dans Gatineau. J’ai eu l’appui de ma section locale, et également de Michel Taylor, président du Conseil régional FTQ de Montréal, ainsi que de la présidente nationale du STTP Déborah Bourque. Lors de l’assemblée d’investiture, plusieurs autres syndicalistes étaient présents, dont mes amis de la Confédération des syndicats nationaux (CSN).

Naviguer dans un parti fédéraliste n’a pas été facile …

Le responsable des communications du NPD était toujours à mes côtés et veillait à ce que j’évite de répondre directement à la « question » de mes convictions indépendantistes. Cela n’a cependant pas empêché Stéphane Dion, dans une lettre d’opinion parue dans le Globe and Mail, de reprocher à Jack Layton d’avoir accepté la candidature d’un méchant « séparatisss » dans Papineau. Après l’élection (j’ai reçu 8 % du vote), le NPD a conclu que son discours pro-Québec n’avait pas rapporté les résultats escomptés et, qu’au contraire, cette position lui avait fait subir des pertes dans l’Ouest du Canada. Avec Pierre Laliberté, on a convenu que cette alliance souhaitée avec le NPD n’avait pas trop d’avenir.

En 2005, ta réélection en tant que directeur national du STTP ne s’est pas très bien passée…

En me présentant au poste de directeur national, je savais que je me plaçais dans une position risquée. À la section locale, ce sont des milliers de membres qui votent par la poste pour les personnes candidates à l’exécutif, mais le poste de directeur national est éligible en congrès par les 70 personnes déléguées de Montréal. Mes opposants le savaient et ont travaillé mieux que moi. Il faut dire que j’avais souvent mis ma tête sur le billot, en défendant ce que je croyais important pour le syndicat, comme la convention collective qui a permis d’intégrer les courriers des routes rurales. J’ai perdu de justesse, par trois voix.

Pour toi, le STTP a été et reste un syndicat progressiste…

Le STTP est un des rares syndicats qui a joué un rôle important sur la scène politique canadienne. Il a mené des combats et des actions de grève d’un bout à l’autre du Canada « et du Québec » qui ont été au centre de l’actualité médiatique. Ce syndicat a été un précurseur de l’obtention du droit de grève au niveau fédéral, dans la lutte pour la diminution du temps de travail sans perte de salaire et dans l’obtention de congés parentaux. Les mobilisations et le crédit politique qu’il a su construire à l’échelle pancanadienne ont constitué une imposante force syndicale, mais également politique devant le gouvernement canadien ainsi que pour les entreprises privées qui ont toujours visé à prendre ce secteur à leur profit. Le fait que le secteur postal canadien n’ait pas encore été totalement privatisé, comme c’est le cas dans beaucoup de pays, représente un exploit de la part du syndicat. Pas étonnant qu’il ait été dans la ligne de mire des gouvernements.

Tu es alors revenu à la base ?

Sur le coup, ma défaite m’a rentré dedans. Mais je suis retourné comme facteur, un emploi qui me plaisait beaucoup. Parallèlement, j’ai collaboré avec la section de Montréal du STTP, qui m’a confié le mandat de m’occuper d’un projet spécial à la succursale Youville où je travaillais. L’idée était de mettre à l’essai une amélioration dans le processus de livraison des circulaires pour la prochaine convention collective.

Je me suis aussi impliqué à nouveau avec le Conseil régional FTQ de la région de Montréal et j’ai été élu pour une deuxième fois au bureau de direction. Avec Michel Ducharme, nous avons voulu rapprocher les syndicats des groupes populaires à l’initiative de la Coalition Main rouge, formée à l’automne 2009 à la suite de l’annonce du gouvernement libéral de l’époque d’intensifier le recours à la tarification des services publics et à l’austérité budgétaire[6].

Tu t’es heurté à l’approche dite de la concertation qui dominait à la FTQ…

Le président de la FTQ de l’époque, Michel Arsenault, n’était pas favorable à la Coalition Main rouge. Comme plusieurs dirigeantes et dirigeants syndicaux, il craignait ce genre de coalition où les syndicats sont sur un pied d’égalité avec de nombreux groupes plus petits. Mais finalement, je crois que ces choix étaient davantage guidés par une politique de concertation sociale. En fait, ce sont seulement des syndicats locaux et des instances régionales des centrales comme le Conseil central du Montréal métropolitain-CSN et le Conseil régional FTQ de Montréal qui ont adhéré.

Cette orientation a eu d’importantes conséquences en matière de limitation des luttes, voire de défaites. En 2012, lors de la mobilisation sociale historique à l’initiative du mouvement étudiant, les syndicats n’ont embarqué que du bout des lèvres, empêchant ainsi ce mouvement de passer à un niveau supérieur. Lors des négociations avec le gouvernement, les directions des centrales n’ont en aucun moment menacé le gouvernement de mobiliser leurs forces pour aider le mouvement étudiant. En fait, ces directions ont exercé davantage de pression sur les porte-paroles étudiants que sur le gouvernement[7]. Dans les années qui ont suivi, les différents gouvernements ont poursuivi leurs politiques de désengagement social en éducation et en santé, dont on peut constater les conséquences dramatiques aujourd’hui.

La vie t’a alors amené ailleurs…

J’ai pris ma retraite à la fin de l’été 2010, mais peu de temps après, j’ai été embauché à l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC) pour travailler à la syndicalisation avec une bande de jeunes militants et militantes dynamiques qui étaient à l’ASSÉ (Association pour une solidarité syndicale étudiante), dont un certain Gabriel Nadeau-Dubois. Entretemps, mon implication avec Québec solidaire s’est amplifiée. J’ai ainsi fait partie du Comité de coordination national pendant six ans de 2012 à 2018. Nous avons eu de nombreux débats, particulièrement en ce qui concerne les alliances électorales avec le Parti québécois (PQ), ce qui a soulevé plusieurs questions concernant notre fonctionnement démocratique. Les membres s’étaient prononcés contre ces alliances à deux reprises, lors des congrès précédant les élections de 2012 et 2014. Mais au lendemain des élections, c’est comme si nous nous retrouvions devant une page blanche. Ce long chemin s’est terminé au congrès de 2017 où l’idée d’une alliance avec le PQ a été battue après un large débat qui a duré plusieurs mois. Fort heureusement d’ailleurs, tout le monde en convient maintenant. Les résultats de 2018 n’auraient pas été les mêmes si nous étions tombés dans le piège de Jean-François Lisée, chef du PQ. Depuis, nous n’avons pas beaucoup avancé en ce qui concerne notre façon de concrétiser ce projet d’indépendance et notre stratégie par rapport à l’État canadien.

Cette question t’a amené à de nouvelles initiatives…

La clarification des positions de QS sur ces enjeux a été au cœur de mon engagement au sein de ce parti. Avec d’autres personnes, dont principalement ma camarade et amie Andrea Levy, nous avons mis sur pied un réseau progressiste pancanadien qui s’est réuni de façon virtuelle presque mensuellement pendant plusieurs années. L’émergence de Québec solidaire comme parti de gauche indépendantiste a suscité beaucoup de questions chez la gauche canadienne et auxquelles il fallait apporter des réponses et des perspectives. La population canadienne n’a aucun intérêt à défendre son propre establishment contre la population du Québec en lutte pour son émancipation. Inversement, l’appui de la classe ouvrière canadienne est essentiel à la survie de ce projet. Faute d’appuis, on a vu les échecs des partis progressistes grecs et catalans en 2015 et 2017.

Ce travail de liaison a-t-il continué par après ?

J’ai participé à plusieurs conférences à Halifax, Ottawa, Toronto et Calgary et j’en ai fait rapport aux instances de Québec solidaire. J’ai également travaillé de près avec l’équipe de Naomi Klein pour la mise sur pied du Leap Manifesto (Un bond vers l’avant), avec Gabriel Nadeau-Dubois et Roger Rashi, en essayant entre autres d’adapter le texte de la déclaration à la réalité québécoise. Depuis plusieurs années, j’écris une chronique dans la revue Canadian Dimension qui porte principalement sur la politique au Québec. Parallèlement, en tant que co-porte-parole (intérimaire) de QS, je me suis familiarisé un peu plus avec les combats des nations autochtones. À l’hiver 2013, j’étais à Ottawa lors des manifestations autochtones en appui à la grève de la faim de Theresa Spence, cheffe de la nation Attawapiskat, au début des mobilisations d’Idle no More. Au printemps de la même année, j’ai rencontré la population algonquine de Lac-Barrière en compagnie de Geneviève Beaudet et d’André Richer, également de QS et membres de la commission autochtone[8]. Au sein d’une délégation de 14 personnes, nous avons entendu le message des Autochtones et leur vision fort différente du territoire. Michel Thusky, un aîné de la communauté, nous a expliqué que « la terre n’appartient à personne, tous peuvent l’occuper en la respectant et en s’assurant de la pérennité de ses ressources. Les gouvernements blancs voient ce même territoire non pas comme un précieux écosystème à respecter, mais comme un bien à dilapider ».

 Fidèle à tes convictions depuis le début de ta vie militante, la solidarité internationale est toujours présente…

En octobre 2014, j’ai participé à Toronto, au nom de QS, à une réunion internationale sur le transport public organisée par Die Linke, le parti de gauche allemand. Cela m’a donné l’occasion de jeter les premiers jalons qui ont conduit à l’invitation d’Andreas Gunther, représentant de ce parti, à notre congrès de mai 2015. Entretemps, Benoit Renaud a collaboré à l’invitation de Cat Boyd du Radical Independence Campaign en Écosse. Cela a été le début de notre ouverture aux invité·e·s internationaux lors des congrès. En octobre 2017, j’ai représenté QS au sein d’une délégation de la gauche internationale à Barcelone à l’initiative du parti de gauche indépendantiste CUP (Candidature d’unité populaire). En retour, nous avons invité au congrès de QS de décembre 2017 deux élues de la CUP, Anna Gabriel et Eulalia Reguant.

En novembre 2018, grâce à toi, mon ami Pierre Beaudet, j’ai eu l’occasion de participer au Forum social thématique sur l’économie minière et extractiviste à Johannesburg et j’y ai représenté Québec solidaire. Puis, à l’été 2019, j’ai participé au congrès des Democratic Socialists of America (DSA) à Atlanta au nom de QS, car même si je ne suis plus membre du comité de coordination nationale depuis le conseil national de décembre 2018, je fais partie de la Commission thématique altermondialiste. En tant que socialiste, l’internationalisme ne constitue pas une activité « de plus » ni un luxe, mais une nécessité. Ce n’est pas toujours évident, mais il faut continuer.

On n’a pas le choix, il faut regarder vers l’avenir…

La COVID-19 a intensifié les difficultés à assurer les besoins de la vie courante à un niveau inégalé depuis la récession de 1929. La crise est mondiale, le réchauffement planétaire a provoqué des incendies dévastateurs en Australie et en Californie pendant que le dernier plateau de glace intact de l’Arctique canadien vient de s’effondrer. L’avenir de la société dépend de nous. Les partis politiques néolibéraux ne peuvent représenter une voie de sortie, ils sont à l’origine de la crise.

Les défis sont élevés. Les syndicats ont connu des victoires, mais ils n’ont pu combattre la source des problèmes, recommençant sans cesse le cycle des gains et des reculs, lesquels finissent par s’approfondir. La gauche large a réussi à se doter d’un parti politique depuis 2006 avec Québec solidaire, mais la jonction avec les mouvements sociaux et les syndicats ne s’est pas vraiment concrétisée.

S’il y a des traits communs dans les différents combats de ma vie militante, je dirais que la démocratie viendrait en tête de liste. Ce combat prend aujourd’hui une importance déterminante. Nous avons pu constater à quel point il peut être facile pour un gouvernement comme celui de François Legault de la Coalition Avenir Québec (CAQ) de diriger par décret si nous manquons de vigilance.

La démocratie horizontale doit devenir une valeur fondamentale à l’intérieur de Québec solidaire parce qu’elle est, plus encore en ce temps de confinement, la base essentielle à la mobilisation et à la vie du parti.

Les leçons du coup d’État au Chili ont également guidé mon parcours militant tout au long de ma vie. Si les gouvernements néolibéraux peuvent être délogés, les institutions capitalistes qui les soutiennent seront toujours présentes. L’écrasement économique du gouvernement de Syriza par la troïka[9] en 2015 en Grèce a été une autre illustration éloquente.

On ne peut concevoir nos luttes sans le développement d’une stratégie internationaliste. L’avenir de la planète tant au plan environnemental, social que sanitaire en dépend. Le Québec pour lequel nous militons et dont la population reprendra le contrôle de sa destinée, constituera un pas en avant et engendrera une nouvelle dynamique sociale qui, nous le souhaitons, dépassera nos frontières. Mais l’establishment canadien ne demeurera pas sans riposter. La construction de la solidarité avec la classe ouvrière du reste du Canada, en alliance avec les nations autochtones, demeure un défi incontournable. Cela a été et demeure encore au centre de mon parcours militant.


NOTES

[1] L’Unité populaire était une alliance qui rassemblait un large éventail allant des communistes à la gauche chrétienne et bénéficiait de l’appui des syndicats. Au pouvoir depuis 1970, elle proposait un programme de lutte à l’inflation, la relance de l’économie agraire, la nationalisation des banques et de l’industrie du cuivre dans laquelle les États-Unis et le Canada avaient des intérêts. Le coup d’État de Pinochet a été rendu possible par les opérations entreprises par la CIA, dès 1970. Voir : « Un dictateur mis en place par les États-Unis », Le Devoir, 11 décembre 2006.

[2] Le Syndicat des postiers du Canada a changé de nom après la fusion avec l’Union des facteurs du Canada (UFC) pour devenir le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes. Le nom en anglais est demeuré inchangé : Canadian Union of Postal Workers (CUPW).

[3] Voir son autobiographie : Joe Davidson et John Deverell, Joe Davidson, Toronto, James Lorimer & Compagny Publishers, 1978.

[4] Voir son autobiographie, Jean-Claude Parrot, Ma vie de syndicaliste, Montréal, Boréal 2005. À noter, les termes président national ou direction nationale sont utilisés par le syndicat.

[5] Cela est relaté dans le livre de Julie White, Mail and Female. Women and the Canadian Union of Postal Workers, Toronto, Thompson Educational Publishing, 1990.

[6] Voir la Déclaration de la Coalition Main rouge : <https://www.nonauxhausses.org/declaration/>.

[7] Voir à ce sujet l’ouvrage collectif, Le printemps des carrés rouges, signé par André Frappier, Richard Poulin et Bernard Rioux, Saint-Joseph-du-lac, M éditeur, 2012.

[8] À l’époque, QS ne comptait aucune personne militante représentant les nations autochtones, donc personne pour les représenter au sein de cette commission.

[9] La troïka désigne les experts représentant la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international.

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