Depuis les années 1980, la stratégie de la gauche latino-américaine a été de conquérir les espaces institutionnels tout en investissant dans les mouvements sociaux et la contestation publique. Dans ce processus, la gauche institutionnelle a été happée par l’État et par la logique du pouvoir.(1)
Ce phénomène n’est pas nouveau. Depuis le début du 20e siècle, différents mouvements révolutionnaires de gauche ou progressistes sont arrivés par divers moyens à la tête de divers pays. Malgré le fait qu’ils ont provoqué d’importantes transformations, ils ont pratiquement tous fini par être absorbés par la logique du capitalisme et par celle du pouvoir, deux logiques très similaires. Tout d’un coup, leur objectif le plus important était devenu de chercher le moyen d’acquérir plus de pouvoir pour rester au pouvoir.
La gauche a tenté d’y trouver une raison logique en arguant que ne pas remettre en question les structures politiques établies permettait d’élaborer rapidement des politiques publiques de redistribution de la richesse. Cette façon de penser a été problématique à plusieurs niveaux. Dans des pays comme le Brésil, la démocratisation des années 1980 n’a entraîné de rupture ni avec les structures oligarchiques du pouvoir bâties depuis l’époque coloniale ni avec le fédéralisme républicain centralisateur établi depuis le début du 20e siècle, perpétuant ainsi l’accumulation des profits et de la richesse de l’élite. Les États d’Amérique latine sont traditionnellement répressifs et représentatifs des valeurs et conservatrices élitistes et des torts qu’elles causent. En s’adaptant aux structures étatiques, la gauche a renoncé à son objectif initial de faire de la transformation un moyen et une fin.
Pour pouvoir diriger, les chefs de gouvernement de gauche ont opté pour une stratégie d’alliances avec les représentants économiques de l’opposition. À cause de cela, il n’y a pas eu de véritable réforme agraire, car l’union avec le plus important secteur de l’agro-industrie, celui des exportateurs de soya transgénique, a permis l’augmentation de la production d’OGM.
Cette stratégie visant à stabiliser et à consolider le « gouvernement du peuple » a inclus tous les secteurs du pouvoir économique. En Bolivie, le buen vivir existe seulement dans les discours et n’a jamais vraiment été mis en pratique à cause de son antagonisme naturel avec la stratégie d’ententes de la gauche pour rester au pouvoir. Dans certains cas, le gouvernement de gauche est devenu prisonnier de son rapprochement avec les élites économiques et politiques, ce qui a conduit à une alliance entre le gouvernement et le capital.
La gauche au pouvoir est non seulement menacée par la droite, mais aussi par le pouvoir lui-même. Alors qu’elle vise à obtenir le pouvoir, ses leaders ne sont pas conscients que celui-ci finit par la transformer. Le seul moyen d’éviter ce piège se trouve à l’extérieur de l’État, dans les mouvements sociaux indépendants et forts qui constituent un réel contre-pouvoir. Un véritable gouvernement populaire ne réside pas, et ne résidera jamais, dans les structures étatiques. La seule façon de bloquer les riches et la nouvelle classe moyenne est le recours à des organisations sociales fortes qui jouent ce rôle de contre-pouvoir.
Renouvellement de l’accumulation capitaliste
Le virage à gauche s’est produit durant une nouvelle phase de développement s’appuyant sur l’exportation de ressources premières stimulée par la demande chinoise et à un moment où la politique économique néolibérale faisait ressentir ses effets négatifs sur les masses. La conjoncture économique favorable due à la croissance mondiale a contribué à la formation de ces gouvernements. Ce virage a eu lieu même dans des pays comme le Brésil et l’Argentine, qui vivaient une importante désindustrialisation.
Le projet économique de la gauche était moderniste et clientéliste. Il a maintenu une stratégie économiciste et étatique. Dans le cas du Brésil, le moteur économique était l’expansion de la consommation intérieure. En Équateur, la « nouvelle matrice productive » a appuyé les grandes entreprises multinationales et les petites coopératives locales. Elle était inspirée par le modèle d’État keynésien, qui prône l’investissement dans des projets d’infrastructure et des programmes sociaux pour les plus pauvres de grande envergure. Cette stratégie a conduit à la réduction de la pauvreté, mais aussi au renforcement du secteur privé et à une dépendance extrême aux exportations des réserves pétrolières. Elle a étendu le modèle d’exportation extractiviste et a bénéficié au capital transnational. Pour ce qui est du Nicaragua, la stratégie n’a même pas permis une substantielle redistribution de la richesse ou la promotion des droits sociaux.
En ce qui concerne le contrôle des ressources naturelles, on ne peut pas parler de nationalisation, mais de renégociation des contrats avec des multinationales qui ont triplé leurs bénéfices en dix ans. L’État a lui-même multiplié par huit ses profits et a ainsi pu financer des programmes sociaux et investir dans les politiques publiques. Mais le gouvernement est aussi devenu dépendant de l’extractivisme, se transformant en un État patrimonialiste tributaire d’une économique capitaliste axée sur les exportations. L’idée initiale était de nationaliser le gaz naturel et le pétrole afin de redistribuer la richesse et de diversifier l’économie pour la rendre moins dépendante des ressources premières. Mais la nécessité de disposer de liquidités immédiates pour financer les politiques sociales, réduire la pauvreté et garantir la réélection a été plus forte que l’investissement dans des solutions économiques de rechange à long terme. Au Venezuela, l’État est aujourd’hui plus gros, mais plus faible et inefficace, moins transparent et plus corrompu. Au Brésil, les alliances de gouvernabilité ont conduit à des relations incestueuses entre le secteur privé, les responsables élus et le gouvernement.
On a assisté à la crise d’un projet particulier de développement économique et social – rentier, post- néolibéral pour une part, mais nullement anticapitaliste – qui a pu bénéficier de facteurs favorables conjoncturels, mais n’a pas entrepris les changements structurels nécessaires.
L’idée d’une économie fondée sur la substitution des importations n’est plus réaliste au sein d’une économie mondialisée basée sur les marchandises bon marché où le marché interne s’est réduit. La véritable solution de remplacement à la privatisation n’est pas la nationalisation, mais la socialisation des moyens de production. Souvent, les sociétés d’État se comportent comme des entreprises privées lorsqu’il n’y a pas de participation, de démocratie et de contrôle social réels.
Une des pires erreurs commises par les gouvernements de gauche a été d’affaiblir les organisations sociales en intégrant un important nombre de leurs leaders dans les structures étatiques et en les exposant aux tentations du pouvoir. On peut décrire ce phénomène comme une stratégie clientéliste et prebendalista (2). Des pans de la gauche et des mouvements sociaux ont été avalés par le pouvoir et n’ont pas pu formuler un projet de rechange clair pour la société. Les autres mouvements sociaux n’ont pas critiqué le gouvernement de peur d’alimenter la droite et de donner des munitions aux forces de conservatrices et impérialistes.
Cette situation a été accentuée par les politiques répressives et clientélistes du gouvernement qui, d’un côté, lutte contre les mouvements sociaux dès qu’ils se dissocient de lui et, de l’autre, cherche à étroitement les encadrer par le biais de rapports clientélistes ou d’organisations ad hoc. Au Nicaragua, la plupart des leaders syndicaux et des mouvements sociaux qui ont critiqué le président Ortega ont victime de répression.
En 2010 en Bolivie, la gauche a manqué une occasion de réaliser une transformation sociale conforme au bien vivre et à habiliter et à renforcer de nouveaux leaders et militants créatifs. Elle a plutôt centralisé le pouvoir entre les mains de quelques chefs, a transformé le parlement en un accessoire du pouvoir exécutif et a continué à verser dans le clientélisme touchant les organisations sociales. Au lieu de promouvoir la pensée critique, elle a censuré et persécuté celles et ceux qui critiquaient les officiels.
Par exemple, les luttes féministes au sein de la gauche au sujet de l’avortement et des droits liés à la procréation ont bousculé la gauche institutionnelle, car celle-ci s’était alliée à l’Église et à d’autres élites conservatrices pour rester au pouvoir.
Dans certains pays, le culte de la personnalité a favorisé l’affaiblissement des mouvements sociaux combattants. Cela a conduit à des débats difficiles au sein de la gauche et entre la gauche et la droite à propos du populisme.
Remplacement des acteurs et renouvellement de la lutte des classes
Tout processus de transformation sociale remplace certains joueurs, en propulse d’autres et produit de nouveaux acteurs sociaux. Après qu’il a affronté et déplacé les classes traditionnelles, des nouveaux riches et des bureaucrates émergent. On peut notamment relever la croissance de l’individualisme possessif et des valeurs religieuses conservatrices dans la classe moyenne et dans la classe ouvrière. Ces dernières veulent profiter de leur nouveau statut et pour cela, elles doivent s’allier aux riches traditionnels. La principale menace à la transformation sociale se trouve chez les nouveaux leaders et groupes gouvernementaux. Au Brésil, le Parti des travailleurs représente l’aristocratie de la classe ouvrière qui s’est servie des fonds étatiques pour sa propre ascension et a légitimé ses actions par le processus électoral. En Bolivie, les échelons supérieurs étaient conscients de cette menace, mais n’ont mis sur pied aucun mécanisme de contrôle efficace à l’intérieur de l’État.
Dans ce pays, nous avons aussi vu une nouvelle lutte entre les secteurs sociaux dominants traditionnels, qui avaient été supplantés ou qui avaient peur de perdre leurs privilèges (propriétaires, agro-industriels et gens d’affaires), et les acteurs sociaux émergents comme les Indigènes, les paysans, les travailleurs et divers groupes de la classe moyenne inférieure.
Au Brésil, la droite politique et conservatrice a prouvé sa capacité à mobiliser dans les rues des masses autrefois passives, une capacité que la gauche de base a perdue. La mobilisation est spontanée, mais aussi alimentée par des valeurs racistes, misogynes et homophobes véhiculées par les chefs religieux et politiques. Aujourd’hui, une vague de représentants politiques réactionnaires élus traduit l’évolution de la société que représente une rupture avec le paradigme de solidarité et de justice sociale. L’association entre régulation politique et accumulation économique a non seulement échoué à pacifier la lutte des classes, elle l’a radicalisé.
Les leçons et les espoirs pour le futur
Ces dernières années, nous avons été témoins d’un passage à de nouvelles formes d’hégémonie, par exemple la nouvelle division internationale du travail qui comprend le renouvellement des mécanismes de dépossession par la révolution de l’information; la transformation organisationnelle du capitalisme dans laquelle les élites du monde des affaires acquièrent un nouveau rôle d’agents sociaux contestant une vision dépolitisée et pragmatique de la gestion de l’État; la perte des cartes cognitives classiques; et la crise des acteurs sociaux traditionnels, tels que les syndicats et les partis politiques.
Pour renouveler le processus de transformation, il faut créer une nouvelle organisation sociale et renforcer les anciennes. Les principaux acteurs du passé n’auront peut-être pas la même importance demain. Le simple fait de changer quelques leaders ne garantit pas la modernisation du processus. Il faut aussi un dialogue intergénérationnel pour recouvrer la mémoire de la résistance sociale et la riche histoire des luttes sociales, ses réalisations et ses limites. C’est un processus complexe et qui requiert la reconstitution du tissu social sur lequel il s’appuie.
Pour revitaliser et renouveler la transformation, nous devons définir le genre de pays que nous sommes en train de construire et faire preuve de sincérité et d’autocritique. La seule façon de réinventer le processus est de renforcer les structures démocratiques. La lutte contre le conservatisme idéologique est inséparable de la lutte pour la démocratie et les droits.
La transformation sociale nécessite des discussions critiques et des réponses aux problèmes du développement capitaliste récent; l’évaluation et l’action à l’intérieur et à l’extérieur de l’État pour affronter les problèmes et les menaces posés par la logique du pouvoir (autoritarisme, clientélisme, corruption, etc.). Au Nicaragua, le seul espoir réside dans une jeunesse au sens civique et mobilisée de manière durable, capable d’exprimer diverses formes de contestation et de résistance. Ce qu’on voit actuellement, ce sont des étincelles de résistance sans forme de coordination ou d’expression politique. Il s’agit d’un phénomène qui a émergé au Chili dans les années 2000 avec le combat pour l’éducation qui a changé le paysage politique du pays.