Un philosophe italien, par ailleurs communiste, a dit d’une crise qu’elle se manifeste quand le vieux se meurt et le nouveau refuse de naître. [2]
La grève étudiante du printemps 2012 apparaît comme une crise sociale précisément parce qu’elle a engendré un moment de déchirement social, mais aussi d’incertitude et de polarisation inédite. Or ce moment, est, à certains égards, le prolongement de la crise économique et financière plus générale qui se manifeste depuis 2007-2008 au Québec et ailleurs en Amérique du Nord et en Europe. Nous assistons tous à l’épuisement d’un mode de développement, d’une économie politique et de son régime d’accumulation, bref à une fin de cycle à la fois économique et politique. Mon objectif ici est d’analyser cette fin dans le moment de flottement qui marque la mitan du printemps 2012. Je pourrais insister sur les dérives autoritaires et sécuritaires qui caractérisent actuellement le vieux qui meurt, mais je préfère concentrer mon regard sur ce qui pourrait naitre de ce printemps comme forces de changement social au Québec.
Le paradigme néolibéral et son hégémonie
Ce qui meurt s’est imposé il y a trois décennies, dans les suites d’une autre crise, celle des années 1970 – où inflation et chômage progressaient simultanément – où l’économie stagnait et l’État providence semblait s’embourber dans des politiques paternalistes. Le néolibéralisme nous promettait alors une sortie de crise vers une économie plus dynamique, une société laissant plus de place à la liberté individuelle et à l’initiative privée, un monde commercial plus ouvert et surtout une harmonie sociale par la répression des groupes capables d’engendrer des conflits et ainsi “empêcher” le progrès, en particulier les syndicats et les mouvements sociaux [3]. Telles fut quelques-unes des idées phares qui ont inspiré ceux et celles qui depuis trois décennies nous ont gouverné.
En épousant le marché déréglementé, en retirant massivement l’État de la société, en tolérant une certaine répression de l’expression politique dans la rue, une ère de liberté et de prospérité globale devait s’ouvrir devant nous. Rappelez-vous du triomphalisme et du jovialisme qui accompagnait le discours sur la mondialisation, le libre échange et la réduction du rôle de l’État il y a 20 ans [4] chez les Mulroney, Paul Martin, Bernand Landry et Jean Charest.
La crise de 2008 fut la crise de l’économie promue par ce paradigme néolibéral. Or, les réponses politiques et économiques à la crise de 2008 ont toutes [5] puisées leurs idées, leurs solutions, leur vocabulaire à ce même paradigme usé et épuisé. Au Québec, la crise actuel est le fait de cette usure, mais aussi de l’incertitude quand à ce qui pourrait naître pour le dépasser.
Il y a 20, et même 30 ans s’opposait à ce triomphalisme un discours critique, un discours de résistance, de défenses d’acquis sociaux, de refus du démantèlement de l’État providence ; de refus du recul que représentait la perte de notre souveraineté économique par notre entrée dans l’Accord de Iibre échange et puis dans l’ALÉNA, par notre adhésion à l’OMC, par l’indépendance concédée à la banque centrale et la réduction de son mandat au seul contrôle de l’inflation○ [6]. C’était une période de refus d’entrer dans un nouveau modèle d’économie politique au nom de ce qui était ; de ce que le modèle d’État providence, du capitalisme à croissance keynésienne (c’est-à-dire avec répartition de la richesse sociale) pouvait encore promettre.
Nous ne sommes plus là. Ce n’est plus le contexte sociopolitique, à la fois de ceux qui font la promotion du néolibéralisme et ceux qui le contestent et le critiquent actuellement. Nous sommes ensemble ailleurs.
Ceux qui promeuvent le néolibéralisme, pour prendre l’expression convenu ici au Québec, ont “les deux mains sur le volant” de nos destinées collectives, que ce soit au Québec, au Canada, ailleurs en Amérique du Nord et en Europe. Ils ne sont plus en ascension, ils sont hégémoniques depuis maintenant presque deux décennies. Ils n’ont pas seulement démantelé et remodelé l’État et ses politiques sociales et économiques, ils sont responsables du contexte d’économie politique dans lequel nous nous trouvons actuellement.
Leur paradigme a réussi à pénétrer et à s’endiguer dans l’opinion publique, et surtout au sein de ceux qui la produisent, les médias de masse. Leur paradigme c’est même imposé à la gauche : de la pensée social démocrate à la pensée environnementale et a réussi à transformer des pans entiers de sa vision et de ses programmes. Ce qu’on appelle le social libéralisme (ou libéralisme social), la troisième voie, la nouvelle sociale démocratie est maintenant la perspective dominante de la gauche qui se tient près du centre. Même ceux et celles qui se tiennent hors de ce consensus peinent à se départir du fatalisme économique du paradigme néolibéral :
Le capitalisme est indépassable comme système économique ?
La mondialisation des marchés, de la production et de la finance est irréversible ? Aux mieux il est possible de redéfinir les règles du jeu et ponctionner adéquatement les fruits de la croissance pour soutenir la pérennité de nouvelles politiques sociales providentialistes.
Il est hors de question d’orienter collectivement le développement économique, par exemple en socialisant comme le proposait Keynes, l’investissement capitaliste ; il est hors de question de promouvoir d’autres formes de propriété que la forme privée et actionnariale ; il est hors de question de penser une contribution productive à la société hors du travail salarié où de ses avatars flexibilisés ; il est hors de question de vouloir limiter la croissance et le temps de travail ainsi que la consommation massifiée ?
La fin d’un cycle idéologique du néolibéralisme
Nous sommes ailleurs et ce sont ces tabous qui aujourd’hui tombent. Ces questions sont soulevées en ce printemps au Québec par ceux qui marchent tous les soirs dans les rues de nos villes, carré rouge à la poitrine. Ce sont ces questions qui sont soulevées par ceux qui contestent et dénoncent le plan Nord et le développement du gaz de schiste. Ce sont ces questions que soulèvent les salariés victimes de délocalisation. Bref, ce sont ces questions qui sont soulevées en ce printemps 2012, relayant celles que posaient les occupants de l’automne à New York et ailleurs, ainsi que les indignés de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce.
« Je ne suis pas revenu pour revenir Je suis arrivée à ce qui commence»
écrivait Miron et c’est dans cet esprit là que ces tabous tombent. Nous ne luttons pas pour rétablir ce qui était, nous ne luttons plus à l’intérieur du cadre de ce qui est. Il n’y a pas de modèle de rechange à appliquer, de solution toute faite, pays ou régime à imiter. Nous ne regardons pas le passé avec nostalgie et l’avenir avec crainte. Une période où l’imagination, la créativité et la recherche de nouvelles alternatives propres au 21e siècle s’ouvrent pour ceux et celles qui ne se reconnaissent pas dans le statu quo et l’immobilisme néolibéral. Les valeurs demeurent celles qui ont animé les mouvements progressistes depuis deux siècles, l’égalité combinée à la liberté, la démocratie politique conjuguée à la démocratie sociale et économique ; de nouvelles valeurs se sont ajoutées – féminisme – écologisme et sont maintenant indissociables du projet de transformation sociale qu’implique à terme le dépassement du capitalisme.
Mais revenons à ceux qui nous gouvernent, ici et ailleurs en Amérique du Nord et en Europe. Depuis 2008, leur réponse à la crise financière et sa récession fut simple, efficace et unanime : 1. socialiser les pertes financières pour stabiliser la finance privée et maintenir le système dans son état de déréglementation, 2. et répondre à la récession et la crise des finances publiques que ces événements (la crise financière, le sauvetage des banques et la récession) ont engendré par des politiques d’austérité [7].
Les politiques d’austérité, d’ici ou d’ailleurs, ont, dans le contexte économique actuel, un effet récessif important, elles maintiennent l’économie dans un mode stagnationniste. La stagnation implique une économie dont la croissance est anémique, dont le taux d’investissement est faible, dont le sentiment d’insécurité des ménages est élevé et dont les revenus fiscaux pour financer l’État sont incertains et chancelants. Bref, une économie qui, malgré des booms sectoriels, comme dans le secteur minier, demeure globalement toujours sur le bord de la récession. Le second effet des politiques d’austérité, plus évident, et lié au premier, est le maintient d’un climat politique propice à la transformation des politiques sociales et la consolidation du régime financier déréglementé. Rien n’indique qu’il y aura, venant de ceux qui adhèrent de près (Jean Charest) ou de loin (Pauline Marois) au paradigme dominant, un changement de cap ou de direction. L’austérité et la stagnation sont le point d’arrivée de ce long mouvement du néolibéralisme qui triomphait il y a trois décennies.
C’est ainsi que nous sommes arrivé à une fin de cycle d’économie politique.
Lignes de fractures de la crise actuelle
Comment penser les divisions sociales qui se manifestent dans cette fin de cycle ? Les luttes du printemps érable ont été interprétées par plusieurs à travers le prisme des générations, et donc l’âge serait un facteur important de division sociale. Celui-ci joue effectivement, en particulier en ce qui a trait aux modes de communication et de mobilisation collective, où chez les jeunes prédominent l’usage des médias sociaux. Mais une fracture plus importante et profonde me semble déterminante, elle a été exprimée avec éloquence par le mouvement Occupy, sous la forme de la fameuse polarité entre une élite du 1% et une masse de 99%. Elle se traduit par des trajectoires sociales et économiques distinctes entre l’élite économique attachée matériellement et symboliquement aux cycles d’accumulation financière dont celui qui a culminé en la crise de 2008 et le nouveau qui se déploie grâce au soutient public à la finance privée depuis. Face à cette élite, à laquelle est rattachée une part appréciable de la classe politique et des faiseurs d’opinion dans les médias de masse, on retrouve une nébuleuse de gens définis par la condition salariale et ses avatars flexibilisés. Une masse qu’on assimile à la classe moyenne et dont les conditions matérielles et symboliques dépendent, elles, principalement de l’économie réelle qui stagne et de l’État qui se retire. Cette classe a maintenu son niveau de vie en Amérique du Nord par un endettement croissant alors que ses revenus stagnaient. Ces derniers stagnaient parce que sa juste part des gains de la croissance économique diminuait d’année en année, et ça continue.
Cette part diminue d’année en année parce que le régime d’accumulation financière aspire les gains de la croissance et les distribuent sous la forme de revenus financiers captés par l’élite économique. Cette mécanique repose essentiellement sur le caractère déréglementé de la puissance financière et elle fonctionne même en contexte de stagnation, sauf que la pression pour dégager des plus values financières pèsent encore plus lourdement sur les conditions salariales de ceux qui se reconnaissent comme les “travailleurs de la classe moyenne”. Classe moyenne qui subit de plein fouet les politiques d’austérité autant que ceux de la stagnation.
Printemps érable, d’une révolution culturelle à une autre ?
On peut dire que l’acte de naissance du printemps dit érable est le refus, par une partie importante de la jeunesse québécoise, les enfants de cette classe moyenne, de la révolution culturelle que nous proposait le ministre des finances libéral, Raymond Bachand lors de son budget phare de 2010. C’est d’ailleurs une ironie de l’histoire que ce mouvement de contestation sociale ait pour origine un programme d’austérité présenté sous la forme de “révolution culturelle” auquel devait adhérer l’ensemble de la société québécoise. La hausse des droits de scolarité, avec la franchise santé, étaient au coeur des mesures visant à refonder les politiques sociales et économiques au Québec sur les principes de la tarification et de l’utilisateur – payeur. Il faut se rappeler que le souhait du gouvernement était, et est toujours, d’étendre et d’approfondir cette révolution culturelle au rapport général à l’État dans les années de stagnation à venir. Il faut se rappeler qu’en 2009, au moment où nous étions encore dans l’incertitude des impacts de la crise financière de l’année précédente sur notre économie, ce gouvernement mandata quatre experts, économistes et gestionnaires (Luc Godbout, Pierre Fortin, Claude Montmarquette et Robert Gagné) pour donner une légitimité et une caution scientifique à cette révolution et aux politiques d’austérité qu’elle implique.
Une caution reposant sur deux principes interdépendants et typiques du paradigme néolibéral : le principe de panique et le principe de la solution unique [8] Le principe de panique s’est présenté sous la forme d’un discours alarmiste, voire catastrophiste sur la dette, pas la dette écologique et encore moins celles des ménages, non la dette publique. Par de savants calculs, l’accroissement de celle-ci apparaît soudainement au seuil de la soutenabilité. Le principe de panique est aussi simple et qu’efficace. Comme corps politique, nous devons réagir immédiatement avec la violence propre aux situations catastrophiques afin de nous infliger à nous même une austérité que nous infligeraient la violence et les sanctions d’une éventuelle panique des marchés financiers. Il s’agit d’anticiper leur panique et d’agir avant, maîtres chez nous par l’austérité. Évidemment, la Grèce sert d’exemple, et il faut saluer le génie subtil des calculs et analyses de nos économistes qui, après un long travail sur les données, ont réussi à “démontrer” que la dette publique du Québec se situait en proportion du PIB, légèrement en deçà de celle de la Grèce, parmi un palmarès des principaux pays de l’OCDE.
« On propose une révolution culturelle de la manière de dépenser. Il faut avoir un peu d’espoir pour le contrôle des dépenses. Ne rien faire n’est pas une option. Il faut regarder en avant. »
— Luc Godbout, membre du comité consultatif FM 98,5, 23 février 2010
Second principe, la solution unique.
La seconde étape consiste ainsi à présenter comme seule et unique solution à cette catastrophe éminente une radicalisation du caractère néolibéral des politiques économiques et sociales, plus de marché, plus de déréglementation, plus d’austérité. Comme si la crise de 2008 était celle d’États incapables de soutenir financièrement leurs engagements sociaux. Le jeu de l’ironie se déploie aussi ici quand les politiques d’austérité se légitiment à partir d’un état de crise engendré par les politiques néolibérales elles-mêmes.
Le retour de l’idéologie pour dénouer la crise ?
Or, s’il y a printemps érable – et non pas seulement un mouvement pour le gel des droits de scolarité, contre leur hausse ou pour la gratuité scolaire – c’est que des jeunes au Québec n’ont pas du tout adhéré en masse à cette révolution culturelle. C’est qu’ils ont très bien saisi que la lutte pour l’accessibilité aux études supérieures est une lutte d’idées et de valeurs, que la hausse s’inscrit dans ce paradigme usé du néolibéralisme. Les étudiants en grève sont les premiers à qualifier leur lutte sociale d’idéologique. Mot honni par les intellectuels et animateurs de débats sociaux depuis une vingtaine d’année, tous se disaient “pragmatiques”, mot banni donc de l’espace public car associé au totalitarisme, au conflit, à la dogmatique. Il revient pourtant jour après jour dans la bouche des grévistes et de ceux qui les appuis pour marquer l’écart de valeurs et les lignes du conflit social au delà des chiffres. Curieuse réhabilitation, sans grande pompe, ni grand ouvrage ou débat théorique entre philosophes, le mot s’impose dans la pratique au quotidien pour tout simplement donner sens au conflit.
Et c’est peut-être là un des lègues importants de ce mouvement, la capacité de dépasser le pragmatisme hérité des trente dernières années d’hégémonie du paradigme néolibéral à droite comme à gauche. La conscience, chez ceux qui luttent, d’agir à partir d’une idéologie, idéologie en construction, ouverte, imaginative et certainement au pluriel d’ailleurs, sans petit livre rouge, malgré la présence du carré. Cette idéologie redonne effectivement vie aux idéaux de justice sociale et d’égalité, à l’esprit de solidarité et de rapport critique au capitalisme qui a caractérisé les mouvances socialistes de la modernité. Mais elle y ajoute les thèmes contemporains de l’écologisme et du féminisme, l’expérience pratique de la démocratie directe et la méfiance envers les systèmes d’idées trop enfermés dans les mots du passé. Ainsi ce lègue est profondément ironique. Car oui, le Budget Bachand a provoqué une révolution culturelle, mais pas celle que lui, et ses conseillers, souhaitait.
Du printemps érable au printemps de force
Accompagner la naissance du nouveau, la révolution culturelle qui se manifeste ce printemps, celle née de la crise sociale résultant du refus idéologique de l’austérité, d’un refus en valeur des politiques néolibérales, doit maintenant se traduire et se déployer sur le terrain des multiples enjeux qui confrontent notre société. Dans le même esprit d’égalité, de démocratie et de justice sociale qui caractérise la lutte pour l’accès à l’éducation supérieure et contre la marchandisation de l’université. Un large spectre du mouvement étudiant actuellement mobilisé appel à cet élargissement, mais nous sommes encore dans ce moment de flottement, de brumes entre le vieux et le nouveau.
Dans ce contexte de tâtonnement, plusieurs commencent à évoquer la nécessité d’une nouvelle révolution tranquille. Or, il m’apparaît que si nous pouvons nous inspirer de son esprit de détermination politique, d’affirmation et d’effervescence sociale, elle ne peut pas être la source de nos idées et nos valeurs. La réponse à la stagnation inégalitaire de notre économie ne peut pas être un nouveau compromis portant sur le partage entre capital et travail, élite et masse, des gains d’une croissance accélérée, d’une production pour la production, cela est écologiquement intenable. La réponse au problème des emplois précaires et du chômage des jeunes ne peut pas être une politique basée sur le plein emploi industriel masculin. La réponse à la perte de notre souveraineté économique par l’intégration de notre économie et de nos communautés dans des circuits productifs contrôlés par des grandes corporations mondialisées, qu’elles soient financières, industrielles ou “informationnelles et biotechnologiques”, ne sera pas l’étatisation intégrale de notre économie. Ce qui commence, devra trouver son propre vocabulaire de transformation sociale.
Revenons, en terminant sur la question de la nature de la crise sociale actuelle. Nous sommes arrivés à ce qui commence parce qu’un cycle s’épuise. Le vieux, mourant, se crispe autour de ce qu’il lui reste de possibles. Pour ce paradigme, l’austérité et le maintient coûte que coûte de l’état de déréglementation économique sont les seuls politiques envisageables et maniables. L’élite qui s’accroche à ce paradigme est prête à sacrifier même cette croissance économique qu’elle a pourtant vénéré pour maintenir ses privilèges. Elle est prête, sans surprise, à défendre avec violence et répression toute contestation “en valeur”, “en idée” de son programme, alors qu’elle sait se montrer accommodante pour ceux et celles qui acceptent le cadre de l’austérité, qui se résignent et font preuve de “résilience” dans le contexte économique difficile qu’est l’état de stagnation.
Cela constitue fort probablement l’élément le plus important qui actuellement freine l’expansion du mouvement de contestation effectif du néolibéralisme en ce printemps 2012. Par delà la désinformation usuelle et la stratégie de gestion du conflit par propagande (ce qu’on appel les relations publiques), l’isolation relative du mouvement tient essentiellement au fait que d’autres acteurs sociaux, en particulier le mouvement syndical et aussi une part importante de la mouvance environnementale, n’ont pas pu rompre avec l’attitude pragmatique qui structurent les conflits sociaux depuis trois décennies. Si ces acteurs ont et cultivent la formation de nouvelles valeurs sociales, celles-ci ne sont pas le principe qui domine l’orientation de leurs actions dans les moments de conflits sociaux. Bien qu’affirmant des valeurs en rupture avec le néolibéralisme, ces acteurs ont accepté le cadre néolibéral de résolution des conflits sociaux. On peut espérer que l’ère de “fin de régime” qui marque le début du printemps 2012 les amènera à sortir éventuellement de ce cadre. Peut-être, alors, pourront-ils servir de relais pour les “doléances” de la classe moyenne contemporaine, c’est-à-dire cette part importante de la population qui s’y identifie et subit dans la résilience la croissance des inégalités, le surendettement, l’érosion des services sociaux, la corruption, le bradage des richesses naturelles et la dégradation environnementale. Mais l’absence de relais structurels [9] du mouvement du printemps maintient, pour le moment, la crise dans son moment de suspension d’équilibre des forces sociales.
Et ce vieux qui agonise court-il à sa propre perte ? L’élite en place préside-t-elle au déploiement des forces qui mèneront à sa propre destruction ? – comme le veut certains relents eschatologiques et millénaristes hérités d’un Marx, Bakounine ou Jaurès, pour prendre les figures de proues du mouvement socialiste du XIXe siècle. Il est clair que sur le plan de l’équilibre écologique de la planète, l’élite attachée au néolibéralisme et à sa doctrine environnementale de “laissez faire, laissez polluer” met en péril la survie de la vie sur terre. Il est clair aussi que la situation de déréglementation excessive des processus financiers et la politique de soutient par la liquidité publique des acteurs financiers privés, dont les grandes banques, engendrent une situation d’instabilité endémique qui pourrait résulter en une nouvelle crise financière encore plus grave que celle de 2008. Cela étant ni une nouvelle crise financière, ni le spectre de la crise écologique pouvant, en eux-mêmes, provoquer la mort du vieux.
Au contraire, nous le voyons maintenant, les intérêts en place sont près à suspendre des libertés civiles, à déployer l’arsenal répressif d’un état autoritaire pour maintenir ce qui est. Dans cet élan répressif, il jouit d’un appuis franc et assumé des groupes sociaux qui sont les plus attachés au vieux paradigme néolibéral et à son régime d’accumulation, pensons ici au Conseil du patronat. L’élite et sa coterie de relayeurs et de faiseurs d’opinion dans les mass médias se manifeste dès lors – sociologiquement – et socialement, comme classe dominante en acte [10]. L’élan répressif jouit d’un appui mou, mais présent, auprès de cette masse indécise qu’est la “population en général” constituée sociologiquement comme un public spectateur de la contestation ainsi que de la violence qu’elle engendre dans ce contexte répressif. Ce “public” qui est capable d’apporter un appui raisonné, un à un, aux enjeux soulevés lors de ce printemps érable : la lutte contre la hausse, le Plan Nord, les projets d’exploitation gazière et pétrolier des formations schisteuses, la problématique de notre souveraineté alimentaire, le besoin de planifier écologiquement le développement de nos territoires, à la nécessité de dé-financiarisé notre économie, la transition de notre base énergétique hors du pétrole et des hydrocarbures, l’importance de développer des circuits économiques courts, la réduction des inégalités et de socialiser la propriété productive ainsi que l’investissement.
Mais qui, en tant que “classe moyenne”, est incapable de traduire cette adhésion en agir politique pour l’ensemble. Par manque de relais institutionnels et structurels en particulier comme nous l’avons expliqué plus haut. Ceux donc, qui ont fait du printemps 2012, ce qu’on doit maintenant nommer le Printemps de force, peuvent pour le moment compter sur le fractionnement et la passivité politique de la classe moyenne élargie québécoise, sur le travail de représentations des luttes sociales dans les mass médias qui renforce cette passivité et conforte l’adhésion à la répression. Alors même que ce sont leurs enfants ou ceux de leurs voisins et amis, oncles, tantes, cousins, qui subissent et résistent à cette répression.
Le défi auquel nous sommes confronté actuellement est ce “conflit de classe” qui traverse la société québécoise, entre l’élite du pouvoir et de l’accumulation et les enfants des salariés de la classe moyenne élargie. Le vocabulaire et la culture politique du Québec se sont constitués pendant les trente dernières années en refoulant entièrement les notions de classes sociales et de conflit social pourtant omniprésentes tout le long du vingtième siècle avant l’hégémonie du néolibéralisme. Il est vrai que pendant la période charnière des années 1970 – 1980 les mouvements dits “marxiste léniniste” ont complètement déformé et travestie ce vocabulaire des classes et du conflit social par le biais d’un imaginaire politique somme toute délirant, ce qui effectivement, aida à sa disparition. De plus, l’unanimisme autour de la question nationale, l’idée d’un “modèle” et des “valeurs québécoises”, ont renforcé ce refoulement de la division de la société et du conflit que cela a engendré. Le vocabulaire politique et l’imaginaire du mouvement souverainiste est encore entièrement pris dans cette vision unanimiste de la société qui nie les conflits d’économie politique.
Et, pourtant, confronté au Printemps de force, nous devons de nouveaux donner sens au conflit d’économie politique, aux classes, à la transformation sociale et la résistance. Pour nommer la polarisation qui se manifeste dans notre société, les mots actuels en vogue tels que “collusion” et “corruption” sont à la fois trop faibles et trop forts. Trop faible pour saisir l’unité idéologique, économique et politique de notre classe dominante autour du paradigme néolibéral ; trop fort, car associé à un vocabulaire de la criminalisation du pouvoir, du complot et délit, alors que l’hégémonie néolibérale est bien plus ordinaire, banale et repose finalement sur une certaine légalité.
À la mitan du printemps 2012, ce qui se manifesta dans un esprit de lutte festive, avec générosité et ouverture, doit maintenant apprivoiser avec la même imagination et refus des mots et idées usés, tant à gauche qu’à droite, le conflit social et la polarisation de classe qui définissent la situation politique du Québec actuellement. Voilà, pour moi, le défi que pose le Printemps de force, voilà le sens que prend, pour moi, la crise sociale actuelle.
Notes
[1] Une réflexion à partir des notes de conférence “Quelles alternatives au capitalisme financiarisé en crise ? L’espoir d’une grande transition.” Société Gatineau Monde, Gatineau, 2 mai, 2012. Le texte fut revu, commenté et corrigé par Daphnée Poirier. Le titre initial du texte était “Heureux d’un printemps”. Les circonstances font que ce titre ne correspond plus à l’esprit des temps.
[2] Gramsci fut témoin, depuis sa cellule de prison, de la monté du fascisme en Italie. Penseur de la puissance des idées et de la culture dans les conflits sociaux. On doit à Gramsci le concept d’hégémonie pour penser la puissance déterminante des idéologies sur l’histoire de nos sociétés.
[3] Il faut se rappeler que le tout fit l’objet d’une expérience politique au Chili après le coup d’État contre Allende. La dictature de Pinochet fut une version hard, piloté depuis Chicago, de ce qui s’imposera au Royaume Uni, aux États-Unis et puis ailleurs à partir des années 1980.
[4] Il faut aussi se rappeler que tous les partis politiques ont adopté ce discours à leur manière, particulièrement ici au Québec où les Libéraux et le Parti Québécois prônaient le libre échange et la liberalisation. Au fédéral seul le NDP faisait exception.
[5] Sauf peut-être dans le cas de l’Islande.
[6] Or, cette critique et contestation initiale du néolibéralisme naissant s’est fait en perdant un allié de taille, la voix des économistes. Il est tout à fait fascinant de constater comment rapidement s’effondra au tournant des années 1980, l’hégémonie du keynésianisme modéré qui caractérisait la pensée économique des trente glorieuses. Certes des poches de résistance demeurèrent, des économistes refusèrent d’abdiquer à la pensée unique. En fait, ce fut même une période relativement importante de reconstruction de la pensée économique critique ou hétérodoxe sur des nouvelles bases plus solides, plus radicales. Un moment où s’opéra des synthèses entre Marx, Keynes et Veblen, entre écologie, économie et féminisme. Nous avons aujourd’hui une économie politique du capitalisme avancé plus riche, plus diversifié dans ses approches et plus pénétrante dans ses analyses qu’il y a trente ans.
[7] À cela il faut ajouter ici au Québec et aussi au Canada, une variante nationale rattachée au développement de notre économie sur la base de l’exploitation des ressources naturelles s’ajouta à ce modèle de l’austérité. Nos variantes québécoise et canadienne visent de plus à créer un environnement pour que le boom de ressources deviennent le nouveau moteur de notre développement économique. Sables bitumineux à l’ouest et mines ainsi que gaz et pétrole de schiste à l’est. Dans les deux cas, on met en place, en plus de l’austérité, les conditions d’économie politique pour un boom de ressources ayant le moins de réglementation possible, le moins de conditionalités possibles, le moins de retombées possibles, qui visent la plus petite rente socialement acceptable. Le modèle d’économie de ressources se fie presque uniquement sur les retombées salariales, excluant d’emblée toute ponction, limite ou ancrage du capital, d’ici ou d’ailleurs.
[8] Les deux sont presque des copies de ce qu’on peut lire dans les pages de la “Stratégie du choc” de Noami Klein
[9] Les centrales syndicales et syndicats de base sont – en tant que structures – en posture d’appui, mais un appui qui se constitue à l’intérieur du cadre décrit ci-haut. Malgré cela des individus à l’intérieur de celles-ci, incluant souvent les têtes dirigeantes des centrales, sont très actifs et adhère au mouvement. Mais cette adhésion individuelle ne transcende pas le cadre du conflit néolibéral dans lequel est pris le mouvement syndical. Cela apparaît en particulier dans l’incapacité de traduire ce printemps en action les mandats de grève social que plusieurs syndicats ont voté dans la denière année.
[10] Il faut reconnaître qu’il y avait des manifestations précoces de ceci dans les multiples présences à Sagard de divers acteurs politiques.