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Le pouvoir et la promesse de l’écoféminisme

Ce n’est que depuis peu de temps que l’écoféminisme, considéré comme une forme alternative à la fois de féminisme et d’éthique environnementale, a commencé à recevoir toute l’attention qu’il mérite. Depuis que Françoise d’Eaubonne a mis en circulation ce néologisme en 1974, dans le but d’attirer l’attention sur la capacité des femmes à conduire en tant que telles une révolution écologique [1], le terme d’écoféminisme a été utilisé en de multiples sens. Dans le cadre de cet article, l’écoféminisme désignera la position selon laquelle il existe d’importantes connexions, tant historiques qu’empiriques, symboliques que théoriques, entre la domination à laquelle les femmes ont été soumises et celle qui s’est exercée à l’encontre de la nature. Prendre la juste mesure de cet état de fait me semble avoir des conséquences décisives aussi bien pour le féminisme que pour l’éthique environnementale.

La thèse défendue dans les pages qui suivent est que la promesse et le pouvoir de l’écoféminisme résident en ce que ce dernier fournit un cadre théorique distinct au sein duquel il est possible de concevoir à nouveaux frais le féminisme et de développer une éthique environnementale qui prenne au sérieux les interconnexions entre la domination des femmes et celle de la nature. La justification de cette thèse passe à mes yeux par la mise au jour des principes constitutifs d’une éthique féministe et de ceux d’une éthique environnementale d’inspiration féministe. La conclusion à laquelle tend tout cet essai est qu’une théorie féministe et une éthique environnementale qui manqueraient de prendre au sérieux la domination jumelle et interconnectée des femmes et de la nature seraient condamnées à être, sinon inadéquates, du moins incomplètes.

Le féminisme est avant toute chose le nom d’une « cause » visant à mettre un terme à l’oppression sexiste. Comme tel, il implique l’élimination de tous les facteurs contribuant à la perpétuation de la domination et à la subordination systématique des femmes. Bien que les féministes ne s’entendent pas sur la manière dont il convient de résoudre ce problème, tous et toutes s’accordent à reconnaître qu’il existe bel et bien une oppression sexiste, que cet état de fait est inacceptable et qu’il doit être aboli.

Quel genre de luttes participe de la « cause féministe » ? Toutes les luttes participent de la « cause féministe » pourvu que, d’une manière ou d’une autre, elles contribuent à rendre intelligible l’oppression que subissent les femmes. L’égalité de droits entre hommes et femmes, l’attribution d’un salaire égal pour un travail égal, etc., définissent autant de « causes féministes » dans la mesure où la revendication dont elles sont porteuses contribue à mettre en lumière la perpétuation de l’exploitation et de l’assujettissement des femmes. De même, le problème de l’affectation des tâches liées au transport de l’eau et à la recherche du feu définit une « cause féministe » dans la mesure où le fait de confier ces tâches à la responsabilité première des femmes contribue à limiter leur participation aux processus de prise de décision, aux activités économiquement productives, et conduit à les mettre à l’écart des postes plus valorisants occupés par les hommes. Ainsi, ce qui vaut au titre de « cause féministe » dépend largement du contexte, et particulièrement des conditions historiques et matérielles de vie des femmes.

Le souci qu’inspire la dégradation et l’exploitation de l’environnement définit également une « cause féministe », parce qu’une juste compréhension de cet état de fait a pour effet de rendre plus intelligible l’oppression des femmes. En Inde, par exemple, le processus de déforestation, tout comme celui de reboisement consécutif à la mise en monoculture d’une espèce d’arbres (en l’occurrence, l’eucalyptus) à des fins de production commerciale, définissent des « causes féministes », parce que la disparition de forêts indigènes et d’une multiplicité d’espèces d’arbres ont dramatiquement affecté la capacité des femmes indiennes vivant en milieu rural à assurer la gestion de l’économie domestique. Les forêts indigènes fournissent une variété d’arbres utiles à l’alimentation, elles fournissent aussi le combustible, le fourrage, les ustensiles de maison, la teinture, les médicaments et toutes sortes de produits commercialisables, ce que ne font pas les forêts issues de la mise en culture d’une seule espèce d’arbres.

Les philosophes féministes défendent la thèse selon laquelle quelques-unes des « causes féministes » les plus importantes sont d’ordre conceptuel : l’enjeu est alors de savoir comment sont conceptualisées des notions philosophiques aussi fondamentales que celle de raison, de rationalité et d’éthique, comment est définie aussi l’humanité de chaque homme et de chaque femme. Les écoféministes étendent à la nature ce type d’interrogation philosophique, et suggèrent l’idée qu’il se pourrait bien que les connexions les plus importantes qui existent entre la domination des femmes et la domination de la nature soient d’ordre conceptuel. Pour le voir, il convient de soumettre à une analyse serrée la nature de ce que j’appelle les « cadres conceptuels théoriques ».

Un cadre conceptuel est un ensemble de croyances, de valeurs, d’attitudes et d’hypothèses fondamentales qui configurent et expriment la manière dont on se voit soi-même et dont on voit le monde. Il s’agit d’un prisme socialement construit à travers lequel nous nous percevons nous-mêmes ainsi que les autres. Il est susceptible d’être affecté par des facteurs tels que le genre, la race, la classe sociale, l’âge, l’orientation sexuelle, la nationalité et le contexte d’éducation religieuse.

Parmi ces cadres conceptuels théoriques, il en est quelques-uns de nature oppressive. Un cadre conceptuel oppressif se reconnaît à ce qu’il explique, justifie et maintient les relations de domination et de subordination. Lorsqu’un cadre conceptuel théorique est patriarcal, il explique, justifie et maintient la subordination des femmes par les hommes.

J’ai avancé ailleurs l’idée qu’il existe cinq caractéristiques significatives permettant d’identifier comme tel un cadre conceptuel oppressif [2]. Il s’agit :

1. de la pensée qui procède à une hiérarchie des valeurs, c’est-à-dire la pensée qui situe les valeurs entre deux pôles, un « haut » et un « bas », et qui localise les valeurs supérieures (rang ou prestige) du côté de ce qui est en « haut » plutôt que du côté de ce qui est en « bas » ;

2. des dualismes de valeurs, c’est-à-dire les paires disjonctives au sein desquelles les termes disjoints sont considérés comme étant oppositionnels (plutôt que comme étant complémentaires) et exclusifs l’un de l’autre (plutôt que comme étant de type inclusif ), et qui localisent la valeur supérieure (rang, prestige) du côté de l’un des termes disjoints plutôt que du côté de l’autre (par exemple, les dualismes qui confèrent une valeur ou un rang supérieur à ce qui a été identifié historiquement comme étant de l’ordre de la « pensée », de la « raison », du « masculin », plutôt que comme ce qui a été considéré historiquement comme étant de l’ordre du « corps », de l’ « émotion » et du « féminin ») ;

3. d’une conception du pouvoir où ce dernier est destiné à s’exercer du « haut » vers le « bas », c’est-à-dire de façon à confirmer la position de maîtrise des « supérieurs » et à maintenir dans une injustifiable position de subordination les « inférieurs » ;

4. d’un système qui a pour effet de créer, de maintenir et de perpétuer toute une conception et une pratique du privilège, confortant la position des « supérieurs » au détriment de celle qu’occupent les « inférieurs » ;

5. de la logique de la domination, c’est-à-dire d’une structure d’argumentation conduisant à la justification de la subordination.

La dernière caractéristique d’un cadre conceptuel oppressif est la plus importante. Une logique de la domination n’est pas seulement une structure logique. Elle implique aussi un système de valeur substantiel, dans la mesure où une prémisse éthique est requise pour autoriser et sanctionner comme étant « juste » la subordination de ce qui est subordonné. Il est typique que cette justification soit donnée sur le fondement d’une prétendue caractéristique (par exemple, la rationalité) que possède celui qui est en position dominante (par exemple, l’homme) et qui fait défaut à celui qui est en position subordonnée (par exemple, la femme).

Contrairement à ce que de nombreuses féministes et écoféministes ont dit ou suggéré, il se peut tout à fait qu’il n’y ait rien qui soit intrinsèquement problématique dans l’existence même d’une « pensée de type hiérarchique », ou même dans l’existence d’une « pensée qui hiérarchise les valeurs », considérées dans d’autres contextes que des contextes d’oppression. L’exercice d’une pensée de type hiérarchique joue un rôle décisif au quotidien dans toutes les opérations de classification des données, de recoupement des informations, d’analyse et d’individualisation de l’objet traité. Les taxinomies (par exemple, les taxinomies des plantes) et la nomenclature biologique semblent bien exiger une certaine forme de « pensée hiérarchique ». Quant à la « pensée qui hiérarchise les valeurs », elle peut se révéler tout à fait recevable selon les contextes. (On pourrait dire la même chose des « dualismes de valeurs » dans des contextes non oppressifs).

Par exemple, supposons qu’il soit vrai que ce qui fait l’unité des hommes tient à leur capacité à reconfigurer radicalement et en toute conscience leur environnement social (ou « société »), comme le suggère Murray Bookchin [3]. Alors on pourrait dire en vérité que les êtres humains sont mieux équipés pour reconfigurer leur environnement que ne le sont les rochers ou les plantes – une façon de parler qui, de façon typique, procède à une hiérarchisation des valeurs.

Le problème ne tient pas simplement au fait que l’on puisse avoir recours à un procédé de pensée qui hiérarchise les valeurs et qui élabore des dualismes de valeurs, mais il tient à la façon dont ce procédé de réflexion a été mobilisé au sein de cadres conceptuels oppressifs en vue d’établir l’infériorité et de justifier la subordination [4]. Or, c’est précisément la logique de la domination, couplée à la pensée qui hiérarchise les valeurs et à la constitution de dualismes des valeurs, qui aboutit à la « justification » de la domination. Par conséquent, le trait constitutif de tout cadre conceptuel oppressif n’est autre que la logique de la domination.

Du point de vue de l’écoféminisme, le fait que la logique de la domination s’impose à l’attention au titre de trait constitutif est un acquis précieux pour au moins trois raisons. Premièrement, en l’absence d’une logique de la domination, une description des similitudes et des différences ne pourrait pas être prise pour plus et pour autre chose que ce pour quoi elle se donne – à savoir une description des similitudes et des différences. Considérons par exemple la thèse selon laquelle « les être humains sont différents des plantes et des rochers en ceci que les êtres humains peuvent (alors que les plantes et les rochers ne peuvent pas) reconfigurer radicalement et en toute conscience la communauté au sein de laquelle ils vivent ; les êtres humains sont semblables aux plantes et aux rochers en ceci qu’ils sont tous membres d’une communauté écologique ». Même s’il apparaît que les êtres humains sont « mieux nantis » que les plantes et les rochers sous le rapport de la capacité qui est la leur de reconfigurer radicalement et en toute conscience leur cadre de vie, il ne s’ensuit pas par là même qu’une distinction moralement pertinente soit mise au jour entre les êtres humains et les êtres non humains, ou qu’un argument soit par là même rendu disponible pour justifier la domination des êtres humains sur les plantes et les rochers. Pour tirer de telles conclusions, il conviendrait d’introduire au moins deux puissantes hypothèses supplémentaires, correspondant à A2 et à A4 dans l’argumentation A qui se développe de la façon suivante :

A1 Les êtres humains possèdent, par opposition aux plantes et aux rochers, la capacité de modifier radicalement et en toute conscience la communauté au sein de laquelle ils vivent.

A2 Celles et ceux qui possèdent la capacité de modifier radicalement et en toute conscience la communauté au sein de laquelle ils vivent sont moralement supérieurs à celles et ceux à qui cette capacité fait défaut.

A3 Par conséquent, les êtres humains sont moralement supérieurs aux plantes et aux rochers.

A4 Pour tout X et Y, si X est moralement supérieur à Y, alors X est moralement justifié à soumettre Y.

A5 Par conséquent, les êtres humains sont moralement justifiés à soumettre les plantes et les rochers.

En l’absence des deux hypothèses selon lesquelles (A2) les êtres humains sont moralement supérieurs à (du moins quelques) êtres non humains, et (A4) la supériorité justifie la subordination, il ne nous reste en tout et pour tout que quelques différences entre les êtres humains et les êtres non humains. Cela reste vrai même si cette différence est énoncée dans les termes de la supériorité des uns sur les autres. Par conséquent, c’est bien la logique de la domination (A4), qui est la pierre angulaire de toutes les discussions écoféministes au sujet de l’oppression.

Deuxièmement, les écoféministes défendent l’idée que, du moins dans les sociétés occidentales, le cadre conceptuel oppressif qui sanctionne les dominations jumelles des femmes et de la nature est de type patriarcal, caractérisé par les trois traits définitoires d’un cadre conceptuel oppressif. De nombreuses écoféministes font valoir l’idée que, historiquement, du moins à l’intérieur de la culture occidentale dominante, le cadre conceptuel patriarcal a sanctionné l’argumentation B qui se développe de la façon suivante :

B1 Les femmes sont identifiées à la nature et avec le règne de ce qui est physique ; les hommes sont identifiés à ce qui est « humain » et au règne de ce qui est spirituel.

B2 Celles et ceux qui sont identifiés à la nature et au règne de ce qui est physique sont inférieurs à (« en dessous de ») celles et ceux qui sont identifiés à ce qui est « humain » et au règne de ce qui est spirituel ; ou, inversement, ces derniers sont supérieurs aux (« au-dessus des ») premiers.

B3 Par conséquent, les femmes sont inférieures aux (« en dessous des ») hommes ; ou, inversement, les hommes sont supérieurs aux (« au-dessus des ») femmes.

B4 Pour tout X et Y, si X est supérieur à Y, alors X est justifié à soumettre Y.

B5 Par conséquent, les hommes sont justifiés à soumettre les femmes.

S’il était bien fondé, l’argument B aurait pour effet d’établir le pouvoir patriarcal, c’est-à-dire qu’il validerait la conclusion avancée en B5 selon laquelle la domination systématique des femmes par les hommes est justifiée. Mais selon les écoféministes, ce qui justifie (B5) n’est rien d’autre que la présence dans les différentes étapes de l’argumentation des trois traits définitoires de tout cadre conceptuel oppressif que nous avons déjà mentionnés : à savoir, la pensée qui hiérarchise les valeurs (présente au niveau de l’hypothèse énoncée en B2) ; la pensée qui élabore des dualismes de valeurs (présente au niveau de l’hypothèse du dualisme du spirituel et du physique énoncée en B1 et au niveau de l’hypothèse de l’infériorité du physique par rapport au spirituel énoncée en B2) ; et une logique de la domination (présente au niveau de l’hypothèse énoncée en B4, identique à la prémisse énoncée antérieurement en A4). Par conséquent, selon les écoféministes, dans la mesure où un cadre conceptuel oppressif de type patriarcal a servi historiquement (du moins au sein de la culture occidentale dominante) à sanctionner les dominations jumelles des femmes et de la nature (argumentation B), il convient de repousser à la fois l’argumentation B et le cadre conceptuel patriarcal qui en procède.

Il est vrai que ce qui précède ne permet pas d’identifier les prémisses de l’argumentation B qui sont erronées. Quel est le statut des prémisses B1 et B2 ? La plupart, voire tous (et toutes) les féministes désignent la prémisse B1, tandis que de nombreux (et nombreuses) écoféministes désignent plus volontiers la prémisse B2, comme ayant été énoncée et tenue pour vraie au sein de la tradition philosophique et intellectuelle occidentale dominante. Fortes de cette conviction, les féministes affirment qu’il est historiquement démontrable que la tradition philosophique occidentale dominante a tenu pour vraie ce qu’énoncent les prémisses B1 et B2.

Concernant la prémisse B2, les écoféministes s’emploient, soit à en contester la validité, soit à ne pas la reprendre à leur compte dans leur propre démarche. Concernant la prémisse B1, la position des écoféministes est plus contrastée car certains (et certaines) d’entre eux ont à cœur de contester toute identification anhistorique des femmes avec la nature, et c’est pourquoi la prémisse B1 fait l’objet de leur part d’une critique dans la mesure où elle prétend avoir une autre validité que descriptive, c’est-à-dire si elle sert à soutenir une autre proposition que celle, strictement historique, selon laquelle c’est un fait que, au sein des sociétés patriarcales, les femmes ont été identifiées à la nature et avec le règne de ce qui est physique, tandis que les hommes ont été identifiés à ce qui est « humain » et au règne de ce qui est spirituel.

Par conséquent, dans une perspective écoféministe, les prémisses B1 et B2 sont à juste titre considérées comme étant problématiques, bien qu’elles correspondent chacune à des thèses qui ont été défendues historiquement : elles sont problématiques précisément en raison de la façon dont elles ont été historiquement mobilisées au sein d’un cadre conceptuel et culturel patriarcal pour sanctionner les dominations jumelles des femmes et de la nature.

Le point sur lequel toutes les écoféministes s’entendent est donc la façon dont la logique de la domination a servi historiquement au sein du pouvoir patriarcal pour rendre possible et justifier les dominations jumelles des femmes et de la nature. Dans la mesure où toutes (et tous) les féministes (et non pas seulement les écoféministes) sont opposés au pouvoir patriarcal – c’est-à-dire à la conclusion avancée en B5 –, toutes (et tous) les féministes (en y incluant les écoféministes) doivent du moins être opposés à la logique de la domination – c’est-à-dire à la prémisse B4 – sur laquelle l’argumentation B repose, quelle que puisse être par ailleurs la valeur de vérité des prémisses B1 et B2 en dehors d’un contexte patriarcal.

Le fait que toutes (et tous) les féministes doivent être opposés à la logique de la domination donne une juste idée de la portée de la critique écoféministe de B : il s’agit d’une critique qui porte non seulement sur les trois hypothèses sur lesquelles repose l’argumentation en faveur de la domination des femmes par les hommes, correspondant aux hypothèses B1, B2 et B4. Cette critique porte également de manière générale sur les cadres conceptuels patriarcaux, c’est-à-dire sur ces cadres conceptuels oppressifs qui situent les hommes « au-dessus » et les femmes « en dessous », qui prétendent rendre compte d’une certaine manière de l’infériorité morale des femmes par rapport aux hommes, et qui font servir cette prétendue différence pour justifier la subordination des femmes par les hommes. Par conséquent, l’écoféminisme est nécessaire à n’importe quelle forme de critique féministe du pouvoir patriarcal et, par là même, nécessaire au féminisme tout court.

Troisièmement, l’écoféminisme aide à mieux comprendre que l’abolition de la logique de la domination – et du même coup, de tout cadre conceptuel qui en procède – est la condition sous laquelle il est possible à la fois de rendre pensable un concept significatif de différence qui ne contienne pas en lui le germe de la domination, et d’empêcher que le féminisme ne devienne une sorte de mouvement de « protestation » fondé uniquement sur un certain nombre d’expériences partagées. Dans les sociétés contemporaines, il n’existe pas de « voix féminine » unique, pas de femme (ou d’être humain) en soi : chaque femme (ou être humain) est une femme (ou être humain) de telle ou telle race, de telle ou telle classe sociale, de tel ou tel âge, ayant tel ou tel type d’orientation sexuelle, se retrouvant dans telle ou telle situation conjugale, vivant dans telle ou telle région ou dans tel ou tel pays, etc. Parce qu’il n’existe pas d’« expériences monolithiques » que toutes les femmes partageraient, le féminisme doit être un « mouvement de solidarité » fondé sur des croyances et des intérêts partagés, plutôt qu’un mouvement caractérisé par « l’unité dans l’identité » fondé sur des expériences et une victimisation partagées [5]. Comme le dit Maria Lugones, « l’unité – à ne pas confondre avec la solidarité – doit être comprise comme étant conceptuellement liée à la domination »[6].

Les écoféministes font valoir que la logique de la domination qui sert à justifier la domination des êtres humains au moyen des divisions de genre, de race ou d’ethnie, ou de classe sociale, sert également à justifier la domination de la nature. Dans la mesure où l’abolition de la logique de la domination est une partie du programme que se donne toute critique féministe – qu’elle soit une critique du pouvoir patriarcal, ou de la suprématie des hommes blancs au sein de la culture, ou encore de l’impérialisme – les écoféministes demandent en conséquence que le féminisme de la nature soit considéré comme constituant une partie intégrante de tout mouvement féministe de solidarité entreprenant de mettre un terme à l’oppression sexiste et à la logique de la domination qui la fonde conceptuellement*.

Traduit de l’anglais par Hicham-Stéphane Afeissa

* Cet article fondateur a paru en anglais sous le titre « The Power and Promise of Ecological Feminism » dans Environmental Ethics, 1990, n°12, p. 125-46. La présente traduction partielle a fait l’objet d’une mise à jour. Elle est publiée avec l’aimable autorisation de l’auteure.


[1] Françoise d’Eaubonne, Le féminisme ou la mort, Paris, Pierre Horay, 1974, p. 213-52.

[2] N. D. T. : cette section de l’article de 1990 a été modifiée à la demande de l’auteure, laquelle a souhaité que nous tenions compte des avancées accomplies par sa réflexion dans le livre publié en 2000 sous le titre de Ecofeminist Philosophy. A Western Perspective on What It Is and Why It Matters, Lanham, Rowan & Littlefield, 2000.

[3] Murray Boockchin, « Social Ecology versus ‘Deep Ecology’ », Green Perspectives : Newsletter of the Green Program Project, n°4-5 (été 1987), p. 9.

[4] Il se peut que, dans nos sociétés occidentales contemporaines si profondément structurées par les catégories de genre, de race, de classe sociale, d’âge et d’orientation sexuelle, il n’y ait tout simplement pas de concept significatif d’une « pensée hiérarchisant les valeurs » qui ne fonctionne pas dans un contexte oppressif. Dans le cadre de cet article, je laisse cette question ouverte.

[5] Voir par exemple Bell Hooks, Feminist Theory : from Margin to Center (Boston : South End Press, 1984), p. 51-52.

[6] Maria Lugones, « Playfulness, ‘World-Travelling‘, and Loving Perception », Hypathia 2, n°2 (été 1987), p. 3.

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