Québec Solidaire fête son dixième anniversaire cette année. Par rapport aux ambitions exprimées lors de sa fondation et face à l’évolution du paysage politique québécois, quel jugement doit-on porter au sujet du chemin parcouru par les solidaires? Le parti se trouve-t-il réellement « à la croisée des chemins » comme le laissent entendre certain-e-s?
En réalité, ce que l’on appelle la « fondation » de Québec solidaire n’est que la dernière fusion, en date d’aujourd’hui, d’organisations politiques de la gauche québécoise – mouvement de convergence amorcé dans les années 1990 avec la fondation du RAP (Rassemblement pour une alternative progressiste). Ce mouvement a su arriver à maturité dans un contexte où le Parti québécois a abandonné, pour l’essentiel, son flanc gauche depuis Lucien Bouchard (d’autres diront depuis 1981), un « recentrement » confirmé par la victoire d’André Boisclair lors de la course à la chefferie de 2005. Un vide s’est créé à gauche qui a donc appelé à être comblé. Et l’on connaît la suite : élection d’Amir Khadir en 2008, qui a été rejoint en 2012 par Françoise David, puis en 2014 par Manon Massé.
Quelques constats
D’ailleurs, ces gains électoraux n’ont rien de banal : Québec solidaire est le seul parti de gauche à avoir fait élire des député-e-s dans toute l’histoire du Québec (à l’exception de l’élection, en 1944, de David Côté sous la bannière de la Fédération du Commonwealth coopératif, l’ancêtre du NPD-Québec… lui-même l’un des partis fondateurs de l’UFP, le parent direct de QS). Mais, au-delà de ces gains nominaux, la progression de l’appui populaire au parti, de 3,64% en 2007 à 7,63% en 2014, est plutôt modeste – et ce résultat mitigé ne saurait être attribué entièrement à la pression vers le bipartisme exercée par notre mode de scrutin. Et, bien que les militant-e-s (et parfois même l’establishment) péquistes accusent souvent – à tort ou à raison – QS de division du vote, il n’en demeure pas moins que ce parti a donné une option électorale à des gens qui n’en avaient pas ou qui n’en avaient plus.
Fort de cette progression malgré tout constante et de la personnalité atypique de ses élu-e-s, le parti a su trouver son rôle dans la dynamique parlementaire. Plusieurs se rappelleront la charge à fond de train d’Amir Khadir contre Henri-Paul Rousseau, l’ancien président de la Caisse de dépôt et placement tenu responsable des pertes colossales de l’institution lors de la crise économique de 2008-2009. Cela lui avait valu, à l’époque, le titre de personnalité politique la plus populaire au Québec, selon le baromètre Léger-marketing. Ces coups de gueule sont devenus la marque de commerce du député de Mercier, pour le meilleur et pour le pire. Mais c’est avec l’élection de Françoise David en 2012 que le parti a trouvé son rôle de « conscience de l’Assemblée nationale », équivalent à celui que jouait le NPD au fédéral jusqu’en 2011.
Mais, en réalité, les victoires les plus substantielles de Québec solidaire ne se trouvent pas du côté de la joute parlementaire. Néanmoins, la visibilité du parti – certes due à ses député-e-s – a contribué à la diffusion d’idées de gauche ou à la dédramatisation de certaines d’entre elles. Prenons quelques exemples : Pharma-Québec (à la fois pôle public d’achat de médicaments afin de faire des économies d’échelle, organisme supervisant la recherche pharmaceutique et producteur de médicaments génériques), dont certains éléments vont se retrouver dans une prochaine réforme libérale en santé; l’opposition aux pipelines (à tous les pipelines), qui est devenue le cheval de bataille par excellence du Bloc québécois lors de la dernière élection; la gratuité scolaire – passée d’idée folle et marginale il y a dix ans à celle d’option politique envisagée par le PQ de Pierre-Karl Péladeau.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, à sa fondation, Option nationale a repris ces idées dans son propre programme : elles ont l’avantage de montrer une forme concrète que peut prendre le changement. De plus, on pourrait ajouter l’idée d’une assemblée constituante, chargée de la rédaction de la constitution d’un Québec indépendant : à quelques détails près, la position solidaire est devenue la voie d’accès privilégiée par la Convergence nationale de 2013 (un rassemblement des organisations indépendantistes appelé par le Nouveau Mouvement pour le Québec). En somme, Québec solidaire s’est fait le pédagogue du progressisme au Québec, avec succès. Mais la pédagogie seule ne suffit pas.
Difficultés et écueils
Ces succès relatifs ne sauraient cependant reléguer à l’arrière-plan l’échec des solidaires quant à l’objectif fondamental de tout parti politique : accéder au gouvernement et appliquer son programme – alors qu’il n’avait fallu que huit ans au Parti québécois, par exemple, pour prendre le pouvoir. Différentes raisons peuvent expliquer ce problème du parti à gagner les suffrages de la population québécoise. Certaines sont dues à des causes externes, qui ne relèvent pas vraiment de Québec solidaire, alors que d’autres ont à voir avec les façons de faire et de penser dans le parti.
Du côté des facteurs « externes », peut-être le plus important est l’absence historique de partis politiques de gauche en Amérique du Nord qui auraient forgé une certaine « tradition » de la gauche comme elle peut exister en Europe encore aujourd’hui. De plus, en plus de subir les contrecoups de notre mode de scrutin peu favorable aux tiers partis, Québec solidaire jouit d’une visibilité médiatique très modeste, qui ne représente pas son appui populaire. Enfin, la baisse généralisée de mobilisation dans les partis politiques – toutes orientations confondues – n’a rien pour aider une force « émergente ».
Cependant, c’est du côté des facteurs « internes » que le parti aurait avantage à tourner son regard. D’une part, malgré ses positions inclusives, le parti peine à gagner l’appui des communautés issues de l’immigration, d’abord et avant tout parce qu’il n’a pas su y développer un réseau. Alors que l’on considère cet électorat comme « captif » du PLQ, le programme solidaire serait beaucoup plus à l’avantage de ce segment de la population où la pauvreté et l’oppression sont vécues de manière plus aigüe – et ce n’est certainement pas l’austérité libérale qui y changera quoi que ce soit. Il en va de même pour l’électorat anglophone qui, à de rares exceptions près, boude QS à cause de sa position indépendantiste. Si réellement Québec solidaire veut se faire l’agent de promotion de l’idée d’indépendance dans les segments de population laissés pour compte par le PQ – essentiellement, tout ce qui n’est pas francophone « de souche » –, il devra y investir de sérieux efforts.
Par ailleurs, le parti souffre d’un certain problème de discours ou, à tout le moins, d’image. La défense des « poqué-e-s » est certes une noble cause, et personne n’est contre la vertu. Cependant, à trop mettre l’accent là-dessus, le parti en vient à adopter une posture misérabiliste qui peut difficilement susciter l’enthousiasme chez les non convaincu-e-s (i.e. la majorité de la population). En général, les gens veulent voter pour ce qui leur « ressemble » : il faut trouver une façon de parler à la « réalité vécue » de la majorité et montrer comment le programme de QS peut lui bénéficier à elle aussi.
On peut aussi constater un certain immobilisme chez les solidaires, qui, dix ans plus tard, n’ont toujours pas complété leur programme. En effet, le processus devant mener à l’élaboration de celui-ci est d’une lourdeur, attribuable à son aspect ultra-démocratique. Cela donne parfois l’impression que les membres de QS sont plus intéressé-e-s par le fait d’aboutir à l’énoncé d’une position politique qui soit parfait à leurs yeux que par le travail qui consiste à rendre une direction politique désirable aux yeux de la majorité. Certes, pour paraphraser Bourgault, c’est en restant fidèle à ses principes que l’on gagne le respect, mais cela ne veut pas dire que l’essentiel des efforts doit se faire du côté de la pureté idéologique. La pureté ne gagne pas d’élections.
Finalement, cette lente progression des appuis populaires, bien qu’elle se soit maintenue jusqu’à maintenant, n’est aucunement un gage d’avenir. Rien ne dit que pour QS « le meilleur s’en vient », comme certaines personnes l’ont laissé entendre. Cette attitude quasi attentiste suppose que maintenir le cap actuel est suffisant. Or, rien ne semble moins vrai.
Des choix difficiles?
Plusieurs chroniqueurs-euses et commentateurs-trices de la politique au Québec en ont conclu que Québec solidaire se trouve « à la croisée des chemins » et que deux options, qui s’excluent mutuellement, s’offrent désormais à lui : ou bien le parti se « recentre » à la manière du NPD sous Layton et Mulcair, ou bien il se contente de sa posture marginale de « conscience de l’Assemblée nationale » et reste confiné à l’opposition. Or, ces deux options sont bien loin d’épuiser le possible, et contiennent un problème dans leurs prémisses : en réalité, le programme de QS est loin d’être aussi « radical » que l’image qu’on en fait. Le problème n’est pas tant du côté des principes que de celui de la manière.
D’abord, les sondages indiquent une progression nette et stable du parti depuis l’élection d’avril 2014 : CROP lui accordait récemment 16% d’intentions de vote. Si cela devait se maintenir lors d’un scrutin, cela signifierait une hausse de plus de 100% en quatre ans et amènerait le parti au seuil de la « zone payante » en termes de députation. De plus, les déboires actuels du PQ, qui ont manifestement alimenté la tendance haussière des appuis solidaires, ne semblent pas prêts de se résorber : QS offre une solution de rechange aux péquistes désabusé-e-s. Toutefois, il ne faudrait pas négliger qu’une partie importante du bassin de vote solidaire potentiel se trouve… du côté de la CAQ. En effet, les deux partis se partagent un vote anti-establishment, et il n’est pas rare de voir des gens hésiter entre les deux – aussi contradictoire que cela puisse paraître si l’on s’en tient à la stricte grille d’analyse gauche-droite. Or, avant toute notion de gauche ou de droite, ce que l’électorat recherche (pour le meilleur et pour le pire), c’est une direction claire ou, à tout le moins, l’impression d’une direction claire.
Pour transformer tout ce potentiel en réalité, les solidaires devront néanmoins choisir. Non pas entre le recentrage et la marginalité, mais entre leurs pratiques actuelles et d’autres qui seraient en mesure de les sortir de leur zone de confort et de frapper les esprits. Autrement dit, Québec solidaire doit faire preuve de plus d’audace, il doit surprendre. Trop souvent, la gauche se place dans une posture « moralisatrice », qui cherche à imposer des règles « pour le bien de tous » (que certaines personnes, de manière certes abusive, qualifient de « paternalisme » ou de « maternage »). Toutefois, il est possible d’allier socialisme et libertarisme, économie solidaire et libertés individuelles.
Enfin, tout porte à croire qu’un changement de garde s’opérera dans les hautes sphères du parti. À l’élection de 2014, Françoise David laissait entendre que le présent mandat pourrait être son dernier et qu’une relève se prépare. Mais où est-elle? C’est l’éternel cercle vicieux solidaire : beaucoup de gens (très, moyennement ou peu connus) lui témoignent de la sympathie de manière privée (ou au mieux, par des appuis à certain-e-s candidat-e-s) mais peu sont prêt-e-s à mettre leur face sur une pancarte, par crainte de la défaite. Ainsi, le vote ne progresse que modestement, ce qui ne suffit pas à donner une assurance suffisante à ces « nouveaux visages » pour tenter leur chance la prochaine fois. Cependant, avec le départ éventuel de Françoise, un comté « sûr » devient disponible : il s’agit là d’une ouverture qui pourrait faire boule de neige.
Mais il faudra que la gauche, par-delà l’organisation actuelle de Québec solidaire, cesse d’avoir peur d’elle-même et de ce qu’elle peut accomplir si elle ose se défaire de ses vieux réflexes.