La revanche des Indiens ?

Qu’est ce qu’est l’Amérique latine ?

L’Amérique latine n’est pas un organisme ou une identité homogène et définis. Les tendances qui traversent chacun des pays qui la composent sont d’ailleurs loin d’être identiques. On pourrait toutefois admettre que ces pays, ainsi que le volume global de la population du continent, se caractérisent : par une certaine spécificité historique, originaire, qui tient à l’expérience commune d’une domination coloniale ibérique exercée pendant un peu plus de 300 ans ; par l’utilisation majoritaire de langues d’origine principalement latine ; par la persistance d’une vaste population d’origine indigène qui a ses propres langues et d’une population d’origine africaine qui a des fragments de langues et des imaginaire propres ; par la domination sociale et politique exercée en continu par des groupes eurocentriques (par filiation ou adhésion) ; et par l’hégémonie continue de formes eurocentriques dans les relations subjectives et dans les modèles politiques. Last but not least, en termes politiques, tous ces pays sont décolonisés depuis presque 200 ans. En ce sens, il y a donc une raison réelle à parler de l’Amérique latine, bien que ce nom soit assez récent, et que rien ne garantisse par ailleurs qu’il parvienne à s’imposer de manière définitive, parce que bon nombre de questions d’identité historique ne sont pas résolues. Mais aussi et surtout parce que ces questions d’identité historique sont perçues comme une conjonction d’hétérogénéités, de discontinuités, de conflits, d’ambivalences et de perspectives indécises. C’est en ce sens que nous utiliserons qualifierons ici de latino-américains les processus historiques qui affectent aujourd’hui la région.

Comment l’Amérique latine se positionne-t-elle dans la mondialisation ou la globalisation ?

Les processus qui se déroulent actuellement en Amérique latine sont une expression spécifique de processus ou de tendances qui traversent l’ensemble du « monde globalisé ». Ce monde est une configuration nouvelle en termes sociologiques, le produit de tendances qui poussent à un changement de « patron » du pouvoir colonial/moderne/eurocentré depuis la moitié des années 1970, même si certaines de ces tendances centrales avaient commencé à opérer une décennie auparavant. Pour le dire vite, nous sommes plongés dans une crise de transition de la colonialité globale dont on ne peut aujourd’hui prévoir l’issue, mais qui pousse vers une autre configuration du pouvoir global ou vers une révolution globale.

L’une de ces tendances est le déclin de l’hégémonie des États-Unis dans la colonialité globale, après la désintégration du « bloc socialiste » et l’implosion de l’URSS et l’émergence de plusieurs centres compétitifs d’hégémonie globale. Cela a des implications décisives pour l’Amérique latine, parce que l’émergence progressive des États-Unis comme centre impérial mondial s’est jouée, en premier lieu, sur et avec l’Amérique latine.

Dans ce contexte immédiat, il est clairement perceptible que l’Amérique latine a commencé à disposer d’une marge d’autonomie croissante en ce qui concerne l’hégémonie impérialiste des États-Unis et de l’Europe occidentale, sans que cela implique pour autant une route et/ou une perspective définitives ou partagées dans les différents pays de la région. La transition ne fait que commencer et elle provient d’une histoire tortueuse.

Comment l’Amérique latine vit-elle le déclin des USA ?

La délégitimation du néolibéralisme comme sens commun universel, les dommages d’une politique économique inspirée de ses principes sur la majorité des populations d’Amérique du Sud et le discrédit croissant, la quasi-illégitimité de l’administration Bush, depuis les fraudes électorales qui ont permis son accession au pouvoir jusqu’aux fraudes politiques que constituent les invasions coloniales de l’Irak et de l’Afghanistan et les massacres de populations sans défense, ont fini par converger avec la récession qui s’est installée aux États-Unis depuis le dernier trimestre de 2007, et avec la manifestation de ce qu’on a appelé la « crise financière ». Cela a facilité l’émergence du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) ainsi que les mouvements qui visent à étendre la marge d’autonomie d’une nouvelle Amérique latine, qui comprend de nouveau aujourd’hui le Mexique, l’Amérique centrale et les Caraïbes.

Que dire du Brésil ?

Dans la situation actuelle, on peut s’attendre à ce que le Brésil soit le grand bénéficiaire de ces nouvelles tendances, de ces nouvelles marges d’autonomie de l’Amérique latine. On peut s’attendre du même coup à ce que les autres « pays » y occupent des places plus fluctuantes. Nous avons pourtant appris au cours d’une longue histoire, et celle du XXe siècle tout particulièrement, que les termes de « pays » ou d’« État-nation » n’ont pas de signification univoque à travers le monde. Les marges d’autonomie dont bénéficient les organismes désignés par ces termes ne servent pas de la même manière tous les intérêts sociaux, groupes sociaux ou secteurs de la population. Et nous avons vu à quel point, en Amérique latine, la population, les secteurs qui la composent et les intérêts en jeu sont hétérogènes, au-delà même de leur inégalité.

C’est pourquoi il est utile de prendre un grand nombre de précautions dans l’emploi de termes qui ont été rendus trop équivoques, surtout durant ces dernières trente années : « gauche » et « droite » comme identités politiques, qui étaient complexes, peuvent maintenant apparaître au mieux comme inutiles, au pire comme nuisibles. Ainsi, le Brésil est le pays le plus étendu, le plus peuplé et le plus riche de l’Amérique latine. Mais il est aussi celui qui connaît la polarisation sociale (les écarts de richesse) la plus élevée du monde, et pas simplement de l’Amérique latine. C’est aussi le pays qui compte le plus grand nombre d’esclaves parmi les travailleurs ruraux, et une vaste partie de sa classe dominante est composée de propriétaires fonciers esclavagistes qui n’hésitent pas à assassiner, presque quotidiennement, des dirigeants politiques et des paysans. Toutefois, le Président actuel est un ex-leader syndical avec une longue trajectoire de lutte pour les droits des travailleurs, et le Parti des travailleurs (PT) est une formation politique qui a regroupé presque toutes les tendances socialistes qui ont émergé ou ont été maintenues durant les années 1960 et 70. Le Mouvement des sans-terre (MST) se plaint, formellement, que la réforme agricole pour laquelle combattent les paysans ait peu avancé, leur situation s’étant même dégradée par rapport à ce qu’ils connaissaient avec le gouvernement précédent, lui aussi dirigé par un ex-socialiste, Fernando Henrique Cardoso.

La ligne politique qui cherche davantage d’autonomie « nationale » vis-à-vis des États-Unis et du monde, avait commencé, on le sait, avant l’actuel gouvernement. Il est vrai que, dans le cas de Lula, son expérience préalable est celle d’un négociateur capable et efficace du conflit entre travailleurs et patrons capitalistes, plus que celle de porteur d’un projet politique de subversion du pouvoir capitaliste. On peut penser, par conséquent, que la situation des travailleurs et des couches moyennes salariées serait pire encore si le gouvernement était explicitement « néolibéral », c’est-à-dire de « droite ». Cela en fait-il pour autant un gouvernement de « gauche » ? Peut-être. Mais dans ce cas, il faut admettre que l’histoire sémantique/politique du terme est pour le moins problématique.

Et de la Bolivie ?

En Bolivie, il s’agit, avec le gouvernement Evo Morales, non seulement de la lutte pour la pleine citoyenneté des « Indigènes », mais surtout pour leur présence hégémonique dans l’administration de l’appareil étatique. Bien qu’une vision « matérialiste-historique » paraisse avoir prédominé dans la lecture de la société bolivienne et de ses tendances en cours (elle pense l’histoire dans les mêmes termes eurocentriques que le « matérialisme-historique » du milieu du XIXe siècle, et croit la révolution possible comme contrôle ouvrier/industriel « de l’État moderne/nation »), de mon propre point de vue, la question de la définition d’un autre pouvoir était et reste ouverte : un pouvoir formé autour des organisations de la population dominée/ exploitée elle-même, sous hégémonie « indigène », soit une réorganisation totale des structures d’autorité politique qui remplace les formes actuelles d’un projet d’État/ nation libéral eurocentrique qui a échoué. La proposition d’un État plurinational est un pas dans cette direction, bien que ses institutions spécifiques ne soient pas définies. C’est une tendance continue, depuis le milieu du XXe siècle, parmi tous les travailleurs urbains, miniers et ruraux, indigènes et non, soit la lutte pour l’autogouvernement de la population des dominées/exploitées, elle-même plurinationale, pluriculturelle et hétérogène comme toute société dans la colonialité du pouvoir. À cet égard, il est nécessaire de rappeler que la période révolutionnaire la plus importante du XXe siècle latino-américain a précisément commencé en Bolivie avec la révolution d’avril 1952 et la formation du gouvernement de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), remplacé ensuite par la restauration de l’État/nation sous le gouvernement du Mouvement national révolutionnaire (MNR) et mis en échec par le coup militaire sanglant du général Barrientos en 1964. Autrement dit, le processus qui se déroule actuellement en Bolivie constitue l’expression la plus claire d’une crise de la colonialité du pouvoir.

Traduit de l’espagnol par Christophe Degoutin

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