Accueil- Actualités et conjoncturesL’Afrique devant l’impérialisme

L’Afrique devant l’impérialisme

On a l’impression que ça bouge en Afrique actuellement. Comment comprendre les événements actuels en regard avec l’irruption des mouvements populaires?

Il n’y a pas si longtemps, les médias nous montraient des milliers de Tunisiens et de Tunisiennes en liesse, ravis d’avoir renversé le régime. Peu après, l’insurrection égyptienne forçait le départ du dictateur Moubarak, au pouvoir depuis 30 ans. Un peu partout sur le continent, de Johannesburg à Lagos en passant par Addis-Abeba, la colère des masses a fait irruption. Pour faire échec à ce mouvement populaire, les pays occidentaux ont planifié l’invasion de la Libye, sous le couvert de l’humanitarisme. L’OTAN, ce dispositif au service de l’oligarchie financière de la planète, tente d’éradiquer cette montée de l’anti-impérialisme en Afrique, mais en réalité, la vague de résistance est loin d’être terminée[1].

Pourquoi l’Afrique est-elle dans l’épicentre de la résistance?

L’idée de se tenir debout pour défendre ses droits est profondément enracinée en Afrique; on l’a constaté lors de la lutte contre l’apartheid, une lutte qui continue encore aujourd’hui. L’apartheid représentait le capital impérial sous sa forme raciste. Aujourd’hui, alors que les structures formelles du pouvoir de la minorité blanche ont été brisées, la réalité de l’Afrique australe, c’est qu’elle est un espace où se pratique une immense exploitation. Dans un sens, c’est en Afrique que sont en place les pires formes d’exploitation capitaliste. Le pillage des ressources humaines et matérielles, la biopiraterie, l’apartheid médical, la surexploitation des travailleurs et des femmes, la manipulation et la violence exercée sur les jeunes, les agressions militaires et plusieurs autres formes d’oppression sociale interagissent dans une spirale de crises. Les Africains subissent également le choc de la destruction environnementale et des changements climatiques. Toutes les résistances à ces assauts constituent la base sur laquelle se développe le front anti-impérialiste africain.

Quel est le lien entre la vague de résistance actuelle et celle des années 1950-60? 

Déjà en 1966, Amilcar Cabral avait décrit l’impérialisme comme « la piraterie transplantée des océans à la terre ferme, piraterie réorganisée, consolidée et adaptée à l’objectif de l’exploitation des ressources matérielles et humaines de nos peuples »[2]. Pour lui, l’impérialisme était essentiellement un phénomène de pillage et de vol mis en place dans la course pour le contrôle de l’Afrique. Cette situation, amorcée avec l’implantation des comptoirs commerciaux et le trafic des esclaves au 16e siècle, provoqua une sérieuse saignée démographique, dont le résultat fut l’affaiblissement de l’Afrique au moment où le capitalisme européen prenait son envol. Lors de la conférence de Berlin (1885), les grandes puissantes découpèrent le continent en zones d’influences. Plus tard cependant, les contradictions interimpérialistes firent en sorte que des guerres en Afrique furent le prélude aux guerres européennes du vingtième siècle, prévues par ailleurs par Lénine. Walter Rodney, un chercheur-militant guyanais, a démontré comment l’impérialisme « moderne » s’est transformé sur une base raciste pseudo-scientifique, religieuse et culturelle[3]. Jusqu’à aujourd’hui, cette réalité se perpétue via des interventions militaires, comme on le constate au Tchad, en République centrafricaine, au Mali, en Côte d’Ivoire. Dans la résistance anti-impérialiste actuelle, de nouveaux mouvements ont repris le combat des mouvements de libération nationale. Ils émergent des luttes pour la justice réparatrice, la paix, la vie, la santé et le sauvetage de l’environnement naturel. Certes, celles-ci s’inspirent de la résistance qu’ont incarnée Nelson Mandela, Wangari Mathaai et Patrice Lumumba. Partout en Afrique et particulièrement en Afrique du Sud, les militants et les intellectuels se sont mobilisés pour condamner l’intervention de l’OTAN en Libye et l’établissement des bases du US Africa Command (AFRICOM), une structure militaire dédiée à contrôler le continent africain, dénoncée par plusieurs leaders africains tels Mandela et Desmond Tutu[4].

Quelle est la place du racisme dans le déploiement impérialiste en Afrique?

Selon Rodney, dès la traite des esclaves, de nouvelles « théories » justifiaient la hiérarchie entre les êtres humains, relayés par les philosophes des Lumières et grandes découvertes scientifiques et techniques qui affirmaient la suprématie blanche. Lénine a bien vu que l’impérialisme changeait la donne, en intégrant une partie du prolétariat dans le dispositif de la domination. Il appelait cette couche l’« aristocratie ouvrière ». En Allemagne à l’époque, l’idéologie réactionnaire de la race prit de l’importance. Le « Volk » (le peuple) allemand était supérieur aux autres. D’ailleurs, le colonialisme allemand a « expérimenté » le génocide en Namibie au début des années 1900, avant de le mettre en pratique en Europe. Le même phénomène était à l’œuvre en Angleterre. On avait inculqué aux classes populaires l’idée que certains territoires et certains peuples avaient « besoin » d’être dominés. C’est alors que le vocabulaire de la culture impérialiste s’est « raffiné » : « races inférieures », « peuples subalternes », etc. En réalité, la philosophie de la suprématie blanche a codifié les idées du darwinisme social (la « survie des plus forts »), l’individualisme abrasif, le sexisme, l’inviolabilité du marché, la propriété privée et le credo que « tout le monde peut s’en sortir ».

N’est-ce pas l’héritage d’Edward Saïd que d’avoir expliqué le rôle de la culture dans cette entreprise de domination?

Il avait en effet bien expliqué l’impact de cette culture impériale sur la conscience des peuples[5]. Dans le même sens qu’Amilcar Cabral, Saïd décrivait l’impérialisme comme un système qui définit ce que l’on pense, ce que l’on imagine, au point où il devient normal d’envahir, de déposséder et de contrôler la vie des autres. Sa contribution a été d’expliquer le rôle de la culture dans la mise en place du système contemporain de dominations impériales et dans ce que j’appelle maintenant la culture globale des armements qui lie ensemble les barons de Wall Street et leur financiarisation de l’économie mondiale aux fabricants d’armes, aux faiseurs d’images, aux gestionnaires de l’information, aux contractants de l’armée, aux entrepreneurs politiques, au système de financement des universités et aux experts humanitaires.   

Comment expliquer la perpétuation de la domination malgré la décolonisation?

Après 1945, les États-Unis sont devenus dominants. Ils ont établi une série d’alliances pour maintenir sous une forme moderne le colonialisme, parfois en collusion avec les anciens empires coloniaux (France et Angleterre), parfois via des dictatures locales, celle de l’apartheid en Afrique du Sud par exemple. Quand ce dispositif a faibli au tournant des années 1980, les États-Unis se sont retrouvés dans l’eau chaude. Les Africains leur reprochaient beaucoup le fait qu’ils avaient permis la prolongation du régime de l’apartheid. Par la suite, les États-Unis ont promu l’idée que l’Afrique était « instable », qu’il fallait la « sécuriser ».

Que s’est-il passé en Libye en 2012?

Les États-Unis n’avaient pas confiance dans le leadership libyen. Dans le contexte des insurrections populaires en Tunisie et en Égypte, ils ont pensé qu’il était nécessaire d’intervenir via l’OTAN, qui est un outil des États-Unis. L’OTAN a envahi la Libye sous prétexte de sauver la population, mais depuis l’invasion, 20 fois plus de Libyens sont morts que durant le règne de Kadhafi. La société est gérée par 1 700 milices appuyées sur 250 000 d’hommes armés partout dans le pays. La forme de cette intervention a toutefois été différente de celle utilisée en Afghanistan, en misant sur l’utilisation systématique de bombardements aériens, les attaques par des drones, l’utilisation de supplétifs locaux, de contracteurs militaires privés et de milices armées. En Libye, ces nouvelles manières de faire la guerre étaient nécessaires vu l’hostilité des citoyens en Europe et en Amérique du Nord face aux aventures militaires. Parallèlement, les médias font campagne pour propager l’image du « danger terroriste », pour justifier d’autres interventions militaires.

Les impérialismes sont-ils en train de préparer un nouvel assaut contre l’Afrique?

La rivalité interimpérialiste entre les Européens et les États-Unis s’accentue depuis la crise financière de 2008. Il y a aussi le fait que les « vieux » impérialismes sont en déclin devant la montée de certains États d’Asie et d’Amérique latine. Ces États deviennent plus puissants économiquement. Ils construisent leurs propres structures régionales. Ils n’ont cependant pas les moyens militaires capables de faire face à la puissance des États-Unis. Lors de la mise en place de l’AFRICOM, les objectifs explicites étaient de protéger les ressources stratégiques dont l’Afrique dispose en abondance, et qui sont convoitées par des puissances émergentes comme la Chine, l’Inde et la Russie[6].

Que dire de la Chine? 

Les médias occidentaux parlent beaucoup d’une « offensive » chinoise en Afrique. On les dénonce pour l’accaparement des terres, les investissements et de l’utilisation massive de main- d’œuvre africaine. En réalité, c’est exagéré. La Chine est davantage investie en Europe et aux États-Unis qu’en Afrique. Certes, l’Afrique devient une puissance, mais en gros, elle reste subordonnée en tant que réservoir de main-d’œuvre à bon marché pour les entreprises occidentales. En Afrique par ailleurs, la Chine est souvent (et justement) critiquée pour la manière dont elle traite les travailleurs et pour son indifférence devant les impacts environnementaux des projets d’infrastructures.

Qu’en est-il de l’anti-impérialisme en Afrique?

Depuis la Ligue anti-impérialiste de 1927 jusqu’au projet de Bandoeng et au Mouvement des pays non-alignés[7], les peuples africains ont été à l’avant-garde de la lutte contre le colonialisme, le racisme et l’apartheid. Des résistances de Soweto contre l’apartheid jusqu’aux manifestations massives qui ont forcé le renversement de Moubarak en Égypte, les luttes n’ont jamais cessé. Tout cela envoie un fort message au reste du monde. Selon Desmond Tutu, le concept africain de l’Ubuntu doit être intégré dans la culture de la résistance à l’échelle mondiale. L’Ubuntu dit que l’humanité de chacun est celle de tous. Seule la solidarité peut sauver la planète. C’est d’ailleurs dans ce contexte que la participation africaine à la lutte pour la justice climatique devient de plus en plus importante. On le voit au Nigeria où les populations du delta combattent les entreprises rapaces et le gouvernement. L’impérialisme se sent menacé et tente de bloquer le mouvement, notamment via les interventions militaires. L’un des défis des forces anti-impérialistes dans le monde est de résister au chauvinisme et au racisme qui dressent les peuples les uns contre les autres sur la base de la religion, de la race, du sexe ou de la nationalité. La lutte pour la paix et la reconstruction, en Afrique comme ailleurs, pose les jalons d’un autre monde.

Comment la gauche a-t-elle résisté à ce racisme institutionnel?

Les socialistes ont mis du temps à se détacher de cette vision, car eux-mêmes pensaient que l’histoire du monde était linéaire et que l’Afrique, comme l’Europe, devait passer à travers des étapes inévitables, « universelles », passant du communalisme, de l’esclavage, du féodalisme, du capitalisme, avant d’avancer vers le socialisme. Tout cela s’est effrité entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale. Encore aujourd’hui cependant, le racisme reste prédominant dans le système de domination occidentale et entrave le développement de la solidarité internationale entre les luttes en Europe et en Amérique du Nord et celles des peuples opprimés en Afrique. Certaines composantes de la gauche restent encore à l’écart, notamment pour exiger la justice réparatrice face aux crimes du colonialisme et de l’esclavage. Pourtant, le nouvel internationalisme qui ressort des mouvements environnementaux, des organisations contre les ateliers de misère et d’autres initiatives en cours fait en sorte, au-delà de l’afropessimisme des médias d’information, que les travailleurs et les étudiants d’Europe et d’Amérique du Nord prennent conscience de ce que d’aucuns qualifient de renaissance africaine »[8]. Comme chacun le sait, les États-Unis sont présentement en déclin. Des citoyens américains en nombre croissant s’élèvent contre l’impérialisme qui est en même temps raciste et masculiniste et qui devient une sorte de « super impérialisme »[9]. Le défi est de placer la classe dominante face à ses responsabilités, de la rendre imputable, un peu comme cela a été fait dans les années 1960 avec le mouvement pour les droits civiques. Une nouvelle alliance militante avec l’Afrique est nécessaire, inspirée des progressistes et révolutionnaires des décennies précédentes, tels Martin Luther King Jr., Malcolm X, C.L.R. James et Leonard Pelletier[10]. La gauche doit capitaliser sur et approfondir ces traditions anti-impérialistes

Février 2015

Horace G. Campbell a publié en 2013 Global NATO and the Catastrophic failure in Libya, Lessons for Africa in the Forging of African Unity, Monthly Review Press. D’origine jamaïcaine, il est professeur de science politique à l’Université de Syracuse (État de New York).

 

[1] Horace G. Campbell, Global NATO and the Catastrophic failure in Libya, Lessons for Africa in the Forging of African Unity, Monthly Review Press, New York, 2013

[2] Amilcar Cabral, L’arme de la théorie, Paris, Maspéro, 1975. Cabral était le dirigeant de la lutte de libération nationale en Guinée-Bissau. Il a été assassiné par les colonialistes portugais en 1973.

[3] Walter Rodney, “The Imperialist Partitioning of Africa, ”Monthly Review, Avril 1970. Rodney, un leader populaire en Guyane, a été assassiné en 1980 à la suite de son implication dans le mouvement démocratique et anti-impérialiste.

[4] L’AFRICOM est responsable des opérations militaires américains dans 53 États africains. Elle dispose de forces terriennes, navales et aériennes et d’un réseau de bases militaires sur le continent.

[5] Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, éditions du Seuil, 1978. Palestinien d’origine et citoyen des États-Unis, Saïd est décédé en 2003 après une intense vie littéraire et politique en faveur des droits des Palestiniens.

[6] Allison Ayers, « Beyond Myths, Lies and Stereotypes: The Political Economy of a new- Scramble for Africa », New Political Economy, 18(2), 2013.

[7] La ligue anti-impérialiste résulta d’un congrès convoqué à Bruxelles en 1927 par la Troisième Internationale avec l’appui d’intellectuels prestigieux dont Albert Einstein, Félicien Challaye, Henri Barbusse et Romain Roland. La conférence de Bandoeng en 1955 réunit les représentants de 29 pays africains et asiatiques à l’appel des leaders de l’Égypte, de l’Inde, de la Chine, de l’Indonésie. De cette conférence est né le Mouvement des pays non-alignés dans le but d’assurer  « l’indépendance nationale, la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité des pays non alignés dans leur lutte contre l’impérialisme, le colonialisme, le néocolonialisme, la ségrégation, le racisme, et toute forme d’agression étrangère, d’occupation, de domination, d’interférence ou d’hégémonie de la part de grandes puissances ou de blocs politiques » et de promouvoir la solidarité entre les peuples du tiers monde. Il regroupe actuellement 120 États.

[8] Firoze Manjii and Sokari Ekine, The African Awakening: Emerging Revolutions, Fahamu Books, Oxford 2012.

[9] David Harvey, The New imperialism, Oxford University Press, 2003.

[10] Martin Luther King (né en 1929) a mené la campagne pour les droits civiques aux États-Unis et est mort assassiné en 1968. Malcom X a commencé son activité politique avec les « Black Muslims » (une secte religieuse) pour devenir l’inspirateur des mouvements afro-américains des années 1960. Il a été assassiné en 1965. Né à Trinidad en 1901, Cyril Lionel Robert James a organisé des mouvements anticapitalistes aux États-Unis et écrit de nombreux ouvrages, dont le plus connu est les Jacobins noirs (1938). Pelletier, un leader du American Indian Movement qui lutte pour les droits des autochtones, a été condamné à la prison à vie en 1977 à la suite d’affrontements entre autochtones et policiers sur la réserve de Pine Ridge au Dakota. Une campagne est en cours aux États-Unis et dans le monde pour exiger sa libération.

Articles récents de la revue

Notes de lecture (Hiver 2024)

Robert Leroux, Les deux universités, Paris, Éd. du Cerf, 2022, Des essais de professeurs d’université annonçant gravement la mort de l’université sont publiés depuis au moins...