La crise actuelle étant la plus grave que le monde ait connue depuis celle de 1929 et la Grande Dépression qui l’a suivie, on s’est naturellement demandé dans quelle mesure les deux événements pouvaient être comparés. À première vue, les différences outrepassent largement les similitudes, la longue dépression de dix années, de 1929 à 1939, ayant été marquée par des reculs sans commune mesure avec ceux auxquels a donné lieu jusqu’ici la crise actuelle au terme d’une seule année de ravages. Au plus profond de la dépression, en 1933, le taux de chômage atteignait 25 % aux États-Unis, le PIB réel avait chuté de 26 % par rapport à 1929, les marchés boursiers avaient chuté de 89 % entre septembre 1929 et juillet 1932 et des milliers de banques avaient fait faillite, alors que le niveau des prix avait plongé de 25 % entre 1929 et 1933.
Ayant officiellement commencé en décembre 2007, selon les compilations du National Bureau of Economic Research (NBER), la récession actuelle aux États-Unis est entrée dans son 20e mois en août 2009, ce qui en fait la plus longue récession depuis les années trente ; les récessions de 1973-1975 et 1981-1982 avaient duré 16 mois. Elle est aussi la plus généralisée, 86 % des industries ayant connu une réduction de leur production, alors que le chômage a augmenté dans chacun des États et que la richesse des ménages a connu sa plus forte baisse de toute la période de l’après-Deuxième Guerre mondiale.
Cela dit, la chute de l’activité économique et la hausse du chômage qui caractérisent la récession actuelle n’ont, au moins à première vue, rien à voir avec les variations correspondantes de la période de la Grande Dépression, ce qui suggère que, loin d’être une réédition des affres des années trente, la récession actuelle en serait plutôt une pâle réplique. C’est ce qu’avance une analyse de Paul Krugman rendue publique en mars 2009 [1]. À partir d’une comparaison de la chute de la production industrielle survenue aux États-Unis au cours des douze premiers mois de la Grande Dépression des années trente et de celle, sensiblement moins forte, survenue au cours des douze premiers mois de ce qu’il désigne comme la « Grande Récession » actuelle, Paul Krugman qualifie cette dernière de demie-Grande Dépression.
Cette évaluation a été remise en question par une étude de Barry Eichengreen et Kevin O’Rourke publiée en avril 2009 et mise à jour en juin, puis en septembre [2] . Les deux auteurs contestent les conclusions de Krugman en invoquant le fait qu’elles ne reflètent que la situation des États-Unis, alors que la récession actuelle et la Grande Dépression, même si leur origine se trouve aux États-Unis, ont été transmises à travers le monde par les flux d’échanges de marchandises et de capitaux et sont par conséquent des phénomènes mondiaux qui doivent être évalués à partir de données mondiales. Ils constatent ainsi que la chute de la production industrielle mondiale au cours des douze mois qui ont suivi le sommet atteint en avril 2008 a été exactement du même ordre que la chute survenue au cours des douze mois qui ont suivi le sommet atteint en juin 1929. Sensiblement plus forte pour la France, l’Italie, le Japon et la Suède, elle a été grosso modo du même ordre pour les États-Unis, le Canada, l’Allemagne et la Grande-Bretagne.
Même si des signes de reprise ont été observés au cours des trois mois suivants, ce qui tranche avec l’expérience de la Grande Dépression qui a connu une chute ininterrompue de la production industrielle pendant trois années, il reste à voir, écrivent les auteurs, si la demande sera au rendez-vous ou si les dépenses de consommation, en particulier aux États-Unis, demeureront faibles. L’accroissement de la production pourrait alors se traduire en un accroissement des inventaires qui amènerait les entreprises à réduire de nouveau leur activité et provoquer une rechute.
Pour ce qui est des cours boursiers, pour les mêmes périodes, la chute a été plus forte dans l’actuelle récession qu’en 1929-1930, contrairement à l’impression que laisse la seule évolution des marchés boursiers des États-Unis, dont la chute a été du même ordre qu’au début de la Grande Dépression. L’importante remontée des cours depuis le creux du début de mars 2009 laisse néanmoins ceux-ci, comme le montrent les auteurs, sous le niveau atteint après quinze mois pendant la Grande Dépression.
Il en est de même de la chute du commerce mondial qui a été beaucoup plus forte en 2008-2009 qu’en 1929-1930. Cela est encore plus alarmant, soulignent les auteurs, en raison du fait qu’on a accordé une forte importance au recul du commerce mondial comme facteur explicateur de la Grande Dépression. Le terme « Grande Récession » utilisé par plusieurs observateurs pour désigner la période actuelle serait donc trop optimiste pour caractériser un événement qui est selon eux « de la taille d’une dépression ».
Ces résultats sont d’autant plus frappants qu’on a recouru dès le début de la crise financière, en 2008, aux politiques fiscales et monétaires destinées à stimuler une économie en déprime, alors que ce n’est que quatre ans après le début de la crise, en 1933, qu’on y avait procédé, avec la politique du New Deal du président Roosevelt. Ce sont d’ailleurs incontestablement ces vastes programmes de relance qui ont permis de réduire l’effet dépressif de la récession actuelle et même amené, au cours des derniers mois, divers pays ainsi que l’OCDE et le FMI à déclarer la fin de la récession, se fondant sur le seul constat illusoire du retour à une faible croissance du PIB à la suite de plusieurs trimestres consécutifs de décroissance.
La seule région du monde où on a noté un rebond qui mérite ce nom est l’Asie, dont le taux de croissance, prévu en octobre 2009 par le FMI, des pays émergents (principalement la Chine, l’Inde et l’Indonésie) est de 5 % pour 2009 et de 6,8 % pour 2010, alors que les pays avancés connaîtront une décroissance de 3,4 % en 2009 et une faible croissance de 1,3 % en 2010 [3]. À noter que cette forte croissance est d’abord attribuable (dans des proportions de 75 % en Chine) à l’ampleur des plans de relance et à la rapidité de leur mise en œuvre. Ces plans de relance ont été les plus importants du monde, représentant 5 % du PIB en Chine et au Japon, 3,5 %, dans le reste de l’Asie, comparativement à 2 % en moyenne dans les autres pays. Si important soit le rebond asiatique, on ne peut s’attendre à ce qu’à lui seul il soit de nature à relancer l’économie mondiale. La Chine, en particulier, ne compte que pour 7 % du Produit mondial brut en 2008, contre 23 % pour les États-Unis et 28 % pour l’Union européenne.
Les attentes optimistes découlant du retour à une très faible croissance de certaines économies développées et de la hausse des cours boursiers depuis leur creux de mars 2009 doivent plutôt faire place à la prudence. Il faut en effet se rappeler que l’économie des États-Unis avait connu une brève augmentation de la production au cours des premiers mois de 1931 pour rechuter brutalement sous l’impact de la crise se développant en Europe avec la faillite de la banque autrichienne Kreditanstalt. L’économie rechutait de nouveau violemment à la fin de 1932 à la suite d’un nouveau rebond illusoire en début d’année [4]. Quant aux cours boursiers, ils ont connu cinq rebonds de 20 % de 1930 à 1932 pour mieux rechuter par la suite [5].
Et la hausse rapide qu’ils ont connue depuis le creux de mars 2009 est en grande partie artificielle de l’avis de plusieurs. La politique monétaire « d’assouplissement quantitatif », en vertu de laquelle les principales banques centrales ont créé des masses de liquidités en imprimant de l’argent pour acheter des obligations gouvernementales et exercé de ce fait une pression à la baisse sur les taux de rendement de ces obligations, a significativement contribué à stimuler les marchés boursiers. Ces marchés sont en conséquence largement surévalués selon les deux mesures conventionnelles utilisées à cette fin, le « ratio q » qui rapporte le prix des actions au coût de remplacement des actifs, et le rapport cours/bénéfices établi à partir des bénéfices moyens sur une période de dix ans. Aux États-Unis, selon ces deux mesures, la surévaluation du marché boursier est de l’ordre de 41 % et 37 % respectivement [6]. Reposant davantage sur une création massive de liquidités que sur la vigueur des données économiques fondamentales, les marchés boursiers peuvent se retourner rapidement et violemment.
Si les mesures monétaires et fiscales de stimulation de l’économie ont eu jusqu’ici un effet déterminant et ainsi contribué à atténuer le marasme, il faut se demander dans quelle mesure elles permettront de surmonter les effets du désastre financier et paver la voie à une reprise véritable de l’activité privée rentable qui est l’épine dorsale du système. Or, celle-ci ne pourrait être relancée que si les bilans des ménages et des entreprises surendettés étaient rétablis et que le secteur financier était assaini. De l’avis général, cela prendra des années, d’autant plus que l’énorme dette publique [7] provoquée par le financement des mesures de soutien pèsera lourdement et qu’une nouvelle vague de défaillances hypothécaires a commencé à se manifester aux États-Unis. Après les hypothèques à risque qui ont été à l’origine de la crise financière, ce sont maintenant les hypothèques de meilleure qualité qui ont commencé à défaillir massivement avec la hausse du chômage et la chute de la valeur des maisons sous le montant de la dette hypothécaire. Il en est de même des hypothèques immobilières commerciales à risque, regroupées elles aussi dans des titres complexes « adossés » à ces hypothèques, dont le nombre de défaillances a connu une forte croissance depuis le début de 2009 avec la chute de l’activité économique et les faillites commerciales qu’elle a entraînées.
Aussi, la fin des plans de relance risque de provoquer une rechute comme cela s’est produit en 1937 aux États-Unis et à la fin des années 1990 au Japon. Au mieux, on verra une faible reprise du PIB, mais une reprise sans emplois, avec une persistance de niveaux élevés de chômage pendant plusieurs années, avec le risque de voir « la crise financière et économique [se muer] en crise sociale à part entière », comme l’a exprimé l’OCDE [8]. Selon une déclaration récente de Dennis Lockhart, un dirigeant de la banque centrale des États-Unis, la Réserve fédérale, le taux de chômage réel, incluant les travailleurs découragés qui ont cessé de chercher un emploi et les personnes contraintes de travailler à temps partiel, est de 16 % aux États-Unis [9], supérieur de plus de six points de pourcentage au chiffre officiel de 9,4 % au troisième trimestre de 2009, ce qui nous rapproche des 25 % de 1933.
Pour Joseph Stiglitz, la timide amélioration récente de la conjoncture n’est qu’une illusion et le monde se sera tout juste remis de la crise « dans quatre ans », à un niveau inférieur à celui que l’économie aurait atteint si on avait évité la dérive de la spéculation. Les grandes banques désignées comme « too big to fail » (trop grosses pour faire faillite), qui ont été rescapées à des coûts prohibitifs avec l’argent des contribuables et qui ont d’ores et déjà renoué avec la rentabilité ainsi qu’avec les pratiques affligeantes de rétribution financière de leurs dirigeants, sont devenues considérablement plus grosses qu’avant la crise en raison de la vague d’absorptions à laquelle la crise a donné lieu [10]. Plus puissantes et plus concentrées, elles prennent également plus de risques qu’avant, assurées du soutien de l’État en cas de difficultés, alimentant ainsi l’« aléa moral » [11]. Elles s’adonnent avec une imagination sans limites à la confection de nouveaux produits structurés à risque [12]. Ainsi, les problèmes sont pires qu’avant la crise, estime Stiglitz dont l’avis est partagé, entre autres, par l’ancien président de la Réserve fédérale, Paul Volcker, devenu conseiller de Barack Obama.
Si on ne laisse pas les grandes banques faire faillite, il en est tout autrement des petites banques dont il est prévu qu’elles seront par centaines appelées sous peu à déposer leur bilan aux États-Unis, sous le poids de l’insolvabilité d’un nombre croissant de leurs déposants acculés au chômage et de petites entreprises commerciales et industrielles dévastées par la récession. Contrairement aux grandes banques, ces petites banques ne bénéficieront pas de l’aide de l’État, au nom, cette fois, du principe« too small to be rescued » (trop petites pour être réchappées). Elles connaîtront le sort des quelque 10 000 banques qui ont fait faillite aux États-Unis au cours des trois premières années de la Grande Dépression.
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