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Ce que vous voulez savoir sur l’écosocialisme et n’avez jamais osé demander

Michael Löwy, Ballast, 21 janvier 2021

 

Le terme « écosocialisme » est né en 1975, pour s’ancrer internationalement à partir des années 2000. Au carrefour du socialisme historique — du marxisme, pour l’essentiel — et de l’écologie politique, il met au jour une double impasse : l’écologie sans socialisme (c’est-à-dire sans rupture avec l’ordre capitaliste) et le socialisme sans écologie (c’est-à-dire sans prise en considération de ce qui rend possible la vie sur Terre). Le sociologue et philosophe franco-brésilien Michael Löwy est l’un de ses principaux théoriciens. Coauteur en 2001 du « Manifeste écosocialiste international » et auteur, deux décennies plus tard, de l’essai Qu’est-ce que l’écosocialisme ?, il retrace ici les grandes lignes de cette proposition à vocation populaire et révolutionnaire.  

Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast, avec l’aimable autorisation de l’auteur | « Ecosocialism : A Vital Synthesis », Climate & Capitalism, 16 décembre 2020

La civilisation capitaliste contemporaine est en crise. L’accumulation illimitée du capital, la marchandisation de tout, l’exploitation impitoyable du travail comme de la nature et la concurrence brutale qui en découle sapent les bases d’un avenir durable, mettant ainsi en danger la survie même de l’espèce humaine. La menace profonde et systémique à laquelle nous sommes confrontés exige un changement profond et systémique : une Grande Transition.

En synthétisant les principes fondamentaux de l’écologie et de la critique marxiste de l’économie politique, l’écosocialisme offre une alternative radicale à un statu quo non durable. Rejetant une définition capitaliste du « progrès » — basée sur la croissance du marché et l’expansion quantitative (qui, comme le montre Marx, est un progrès destructeur) —, l’écosocialisme préconise des politiques fondées sur des critères non monétaires, tels que les besoins sociaux, le bien-être individuel et l’équilibre écologique. L’écosocialisme critique à la fois l’« écologie de marché » dominante, laquelle ne remet pas en cause le système capitaliste, et le « socialisme productiviste », lequel ignore les limites naturelles.

Tandis que les gens réalisent de plus en plus à quel point les crises économiques et écologiques s’entremêlent, l’écosocialisme gagne des adeptes. En tant que mouvement, il est relativement nouveau, mais certains de ses arguments de base remontent aux écrits de Marx et d’Engels. De nos jours, les intellectuels et les militants récupèrent cet héritage et cherchent à restructurer radicalement l’économie selon les principes de la planification écologique démocratique, en plaçant les besoins humains et planétaires au premier plan. Les « socialismes réellement existants » du XXe siècle, avec leurs bureaucraties souvent oublieuses de l’environnement, n’offrent aucun modèle attrayant pour les écosocialistes d’aujourd’hui. Nous devons plutôt tracer une nouvelle voie pour l’avenir, une voie qui s’articule avec les innombrables mouvements du monde entier qui partagent la conviction qu’un monde meilleur est non seulement possible, mais également nécessaire.

Le cœur de l’écosocialisme est le concept de planification écologique démocratique. C’est alors la population elle-même, et non « le marché » ou quelque Politburo, qui prend les principales décisions en matière d’économie. Aux premiers temps de la Grande Transition vers ce mode de vie à venir, fondé sur un nouveau mode de production et de consommation, certains secteurs de l’économie devraient être supprimés (par exemple, l’extraction des combustibles fossiles impliqués dans la crise climatique) ou restructurés, tandis que de nouveaux secteurs seraient développés. La transformation économique devrait s’accompagner d’une recherche active du plein emploi, avec des conditions de travail et de salaire égales. Cette vision égalitaire est essentielle, à la fois pour construire une société juste et pour obtenir le soutien de la classe ouvrière à l’endroit de cette transformation structurelle des forces productives.

Une telle vision est inconciliable avec le contrôle privé des moyens de production et du processus de planification. Pour que les investissements et l’innovation technologique servent le bien commun, la prise de décision devrait être retirée aux banques et aux entreprises capitalistes qui dominent actuellement, et transférée dans le domaine public. Ensuite, la société elle-même — c’est-à-dire ni une petite oligarchie de propriétaires terriens ni une élite de techno-bureaucrates — déciderait démocratiquement des lignes de production qui devront être privilégiées et de quelle manière les ressources devront être investies dans l’éducation, la santé ou la culture. Les décisions majeures quant aux priorités d’investissement — comme la fermeture de l’ensemble des installations au charbon ou l’orientation des subventions agricoles vers la production biologique — seraient prises par vote populaire direct. D’autres décisions, moins importantes, seraient prises par des organes élus, à échelle nationale, régionale ou locale.

Bien que les conservateurs craignent la « planification centrale », la planification écologique démocratique promeut finalement davantage de liberté, et non moins. Et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, elle permet la libération des « lois économiques » réifiées du système capitaliste, qui enchaîne les individus dans ce que Max Weber appelait une « cage de fer ». Les prix des biens ne seraient pas laissés aux « lois de l’offre et de la demande », mais refléteraient plutôt les priorités sociales et politiques via l’utilisation de taxes et de subventions afin d’encourager les biens sociaux et de décourager les maux sociaux. Idéalement, à mesure que la transition écosocialiste progressera, davantage de produits et de services essentiels à la satisfaction des besoins humains fondamentaux seront distribués librement, selon la volonté des citoyens.

Deuxièmement, l’écosocialisme annonce une augmentation substantielle du temps libre. La planification et la réduction du temps de travail sont les deux étapes décisives vers ce que Marx appelait « le royaume de la liberté1 ». Une augmentation significative du temps libre constitue, en effet, l’une des conditions à la participation des travailleurs à la discussion et à la gestion démocratique de l’économie et de la société. Enfin, la planification écologique démocratique incarne l’exercice, par toute la société, de sa liberté de contrôler les décisions qui affectent son destin. Si l’idéal démocratique n’accorde pas le pouvoir de décision politique à une petite élite, pourquoi le même principe ne s’appliquerait-il pas aux décisions économiques ? Sous le capitalisme, la valeur d’usage — la valeur d’un produit ou d’un service lié au bien-être — n’existe qu’au service de la valeur d’échange, ou valeur sur le marché. Ainsi, dans la société contemporaine, nombre de produits sont socialement inutiles ou seulement conçus pour une rotation rapide (« l’obsolescence programmée ») ; dans une économie écosocialiste planifiée, la valeur d’usage sera, en revanche, le seul critère de production de biens et de service — avec des conséquences économiques, sociales et écologiques de grande portée.

La planification serait axée sur les décisions économiques à grande échelle et non sur celles, à petite échelle, qui pourraient affecter les restaurants, les épiceries, les petits magasins ou les entreprises artisanales locales. Surtout, pareille planification est cohérente avec l’autogestion par les travailleurs de leurs unités de production. Si la décision, par exemple, de transformer une usine de production d’automobiles en une usine de production d’autobus et de tramways serait prise par la société dans son ensemble, l’organisation interne et le fonctionnement de l’entreprise seraient gérés démocratiquement par ses travailleurs. Le caractère « centralisé » ou « décentralisé » de la planification a fait l’objet de nombreuses discussions, mais le plus important est le contrôle démocratique à tous les niveaux — local, régional, national, continental ou international. Par exemple, les questions écologiques planétaires telles que le réchauffement climatique doivent être traitées à l’échelle mondiale, nécessitant dès lors une forme de planification démocratique mondiale. Cette prise de décision démocratique imbriquée est tout le contraire de ce qui est généralement décrit, souvent avec dédain, comme une « planification centrale » : les décisions ne sont pas prises par un « centre » quelconque, mais décidées démocratiquement par la population concernée à l’échelle appropriée.

Un débat démocratique et pluraliste se déroulerait à tous les niveaux. Par le biais de partis, de plateformes ou d’autres mouvements politiques, des propositions variées seraient soumises au peuple, et des délégués seraient élus en conséquence. La démocratie représentative doit cependant être complétée — et corrigée — par la démocratie directe sur Internet : ainsi, les gens choisiraient — au niveau local, national et, plus tard, mondial — parmi les principales options sociales et écologiques. Les transports publics doivent-ils être gratuits ? Les propriétaires de voitures particulières doivent-ils payer des taxes spéciales pour subventionner les transports publics ? L’énergie solaire doit-elle être subventionnée pour concurrencer les énergies fossiles ? La semaine de travail doit-elle être réduite à 30 heures, 25 heures, moins, avec la réduction de la production que cela implique ?

Une telle planification démocratique nécessite la contribution d’experts. Mais son rôle serait éducatif : il s’agirait de présenter des points de vue éclairés sur les résultats alternatifs à prendre en compte par les processus de décision populaires. Quelle garantie y a‑t-il que le peuple prendra des décisions écologiquement rationnelles ? Aucune. L’écosocialisme parie que les décisions démocratiques seront de plus en plus raisonnées et éclairées à mesure que la culture se modifiera et que l’emprise du fétichisme des marchandises sera brisée. On ne peut imaginer semblable nouvelle société sans que la population n’atteigne, par la lutte, l’auto-éducation et l’expérience sociale, un niveau élevé de conscience socialiste et écologique. Quoi qu’il en soit, les autres alternatives — le marché aveugle ou la dictature écologique des « experts » — ne sont-elles pas autrement plus dangereuses ?

La Grande Transition du progrès destructeur capitaliste à l’écosocialisme est un processus historique, une transformation révolutionnaire permanente de la société, de la culture et des mentalités. La mise en œuvre de cette transition conduirait non seulement à un nouveau mode de production et à une société égalitaire et démocratique, mais aussi à un mode de vie alternatif, à une nouvelle civilisation écosocialiste — par-delà le règne de l’argent, les habitudes de consommation artificiellement produites par la publicité, la production illimitée de marchandises inutiles et/ou nuisibles à l’environnement. Un tel processus de transformation dépendra du soutien actif de la grande majorité de la population à un programme écosocialiste. Le facteur décisif dans le développement de la conscience socialiste et de la conscience écologique est l’expérience collective de lutte, des confrontations locales et partielles au changement radical de la société mondiale dans son ensemble.

La question de la croissance économique a divisé les socialistes et les écologistes. L’écosocialisme rejette le cadre dualiste « croissance contre décroissance », « développement contre anti-développement » : c’est que les deux positions partagent une conception purement quantitative des forces productives. Une troisième position résonne davantage avec la tâche qui nous attend : la transformation qualitative du développement. Un nouveau paradigme de développement signifie la fin du gaspillage flagrant des ressources sous le capitalisme, motivé par la production à grande échelle de produits inutiles et nocifs. L’industrie de l’armement est, bien sûr, un exemple dramatique, mais, plus généralement, le but premier de nombre des « biens » produits — avec leur obsolescence programmée — est de générer des profits pour les grandes entreprises. Le problème n’est pas la consommation excessive dans l’absolu, mais le type de consommation prédominant, basé sur un gaspillage massif et sur la poursuite manifeste et compulsive de nouveautés promues par la « mode ». Une nouvelle société orienterait la production vers la satisfaction de besoins authentiques — notamment l’eau, la nourriture, les vêtements, le logement et des services de base tels que la santé, l’éducation, le transport et la culture.

Il est évident que les pays du Sud, où ces besoins sont très loin d’être satisfaits, doivent poursuivre un plus grand « développement » classique — chemins de fer, hôpitaux, systèmes d’égouts et autres infrastructures. Cependant, plutôt que d’imiter la façon dont les pays riches ont construit leurs systèmes de production, ces pays peuvent poursuivre leur développement de façon bien plus écologique, en introduisant notamment rapidement les énergies renouvelables. Alors que de nombreux pays pauvres devront développer leur production agricole afin de nourrir des populations affamées et croissantes, la solution écosocialiste consiste à promouvoir des méthodes agroécologiques ancrées dans les unités familiales, les coopératives ou les fermes collectives à grande échelle — et non les méthodes destructrices de l’agrobusiness industrialisé, impliquant des intrants intensifs de pesticides, de produits chimiques et d’OGM.

Dans le même temps, la transformation écosocialiste mettrait fin à l’odieux système de dette auquel le Sud global se voit aujourd’hui confronté du fait de l’exploitation de ses ressources par les pays industriels avancés, ainsi que par les pays en développement rapide comme la Chine. En lieu et place, nous pouvons envisager un flux important d’assistance technique et économique du Nord vers le Sud, enraciné dans un solide sens de la solidarité et la reconnaissance du fait que les problèmes planétaires nécessitent des solutions planétaires. Cela ne signifie pas nécessairement que les habitants des pays riches « réduisent leur niveau de vie », mais seulement qu’ils fuient la consommation obsessionnelle de marchandises inutiles, induite par le système capitaliste, qui ne répondent pas aux besoins réels ou ne contribuent pas au bien-être et à l’épanouissement de l’humanité.

Mais comment distinguer les besoins authentiques des besoins artificiels et contre-productifs ? Dans une large mesure, ces derniers sont stimulés par la manipulation mentale de la publicité. Dans les sociétés capitalistes contemporaines, l’industrie de la publicité a envahi toutes les sphères de la vie, façonnant tout, de la nourriture que nous mangeons et des vêtements que nous portons aux sports, à la culture, à la religion et à la politique. La publicité promotionnelle est devenue omniprésente, infestant insidieusement nos rues, nos paysages et nos médias traditionnels et numériques, façonnant des habitudes de consommation ostentatoire et compulsive. En outre, l’industrie de la publicité elle-même est une source de gaspillage considérable de ressources naturelles et de temps de travail, payé en fin de compte par le consommateur, pour une branche de « production » qui s’avère être en contradiction directe avec les besoins socio-écologiques réels. Bien qu’indispensable à l’économie de marché capitaliste, l’industrie de la publicité n’aurait pas sa place dans une société en transition vers l’écosocialisme ; elle serait remplacée par des associations de consommateurs qui contrôlent et diffusent des informations sur les biens et les services. Bien que ces changements se produisent déjà dans une certaine mesure, les vieilles habitudes persisteraient probablement durant quelques années — personne n’a le droit de dicter les désirs des gens. La modification des modes de consommation est un défi éducatif permanent, dans le cadre d’un processus historique de changement culturel.

L’un des principes fondamentaux de l’écosocialisme est que dans une société sans divisions de classe marquées et sans aliénation capitaliste, l’« être » prendra le pas sur l’« avoir ». Au lieu d’aspirer à des biens sans fin, les gens seraient en quête de plus de temps libre et de réalisations personnelles fortes de sens — par le biais d’activités culturelles, sportives, ludiques, scientifiques, érotiques, artistiques et politiques. Rien ne prouve que l’acquisition compulsive de biens découle de la « nature humaine » intrinsèque, comme le suggère la rhétorique conservatrice. Il est plutôt induit par le fétichisme de la marchandise inhérent au système capitaliste, par l’idéologie dominante et par la publicité. Ernest Mandel résume bien ce point critique :

L’accumulation continue de toujours plus de marchandises […] n’est en aucun cas une caractéristique universelle et même prédominante du comportement humain. Le développement des talents et des inclinations pour eux-mêmes, la protection de la santé et de la vie, les soins aux enfants, le développement de relations sociales riches […] deviennent des motivations majeures une fois que les besoins matériels de base ont été satisfaits.

Bien sûr, même une société sans classes est confrontée à des conflits et des contradictions. La transition vers l’écosocialisme confronterait les tensions entre les exigences de protection de l’environnement et la satisfaction des besoins sociaux ; entre les impératifs écologiques et le développement des infrastructures de base ; entre les habitudes de consommation populaire et la rareté des ressources ; entre les impulsions communautaires et cosmopolites. Les luttes entre des desiderata concurrents sont inévitables. C’est pourquoi la pesée et l’équilibre de ces intérêts doivent devenir la tâche d’un processus de planification démocratique, libéré des impératifs du capital et du profit, afin de trouver des solutions par le biais d’un discours public transparent, pluraliste et ouvert. Une telle démocratie participative à tous les niveaux ne signifie pas qu’il n’y aura pas d’erreurs, mais elle permet aux membres de la collectivité sociale de les corriger eux-mêmes.

  1. Dans le livre III du Capital, il écrit ainsi : « En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de société et le mode de production. » [ndlr]

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