AccueilNuméros des NCSNo. 26 - Automne 2021Au cœur de l’action, sans concession. Entrevue de Suzanne-G. Chartrand

Au cœur de l’action, sans concession. Entrevue de Suzanne-G. Chartrand

Entrevue avec Suzanne-G. Chartrand réalisé par Jean Trudelle, professeur de physique à la retraite du Collège Ahuntsic et militant syndical. Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 26, automne 2021.

Suzanne-G. Chartrand est une militante dont le parcours, enchâssé dans l’histoire de la gauche québécoise, s’en distingue par le regard critique avec lequel elle n’a cessé d’observer cette dernière, conséquence d’une farouche volonté d’indépendance intellectuelle, doublée d’une aptitude à l’indignation et à l’action. L’entrevue a été réalisée en février 2021.

J. T. – Commençons par le début. Tu es née au milieu du siècle dernier. As-tu eu une enfance heureuse ?

S.-G. C. – Absolument ! Je suis née à Longueuil en 1948. Mes parents, Simonne Monet et Michel Chartrand, voulaient élever leurs enfants à la campagne, alors on a vécu dans des villages de la Rive-Sud, toujours au bord du fleuve. Ma mère a eu ses cinq premiers enfants en moins de cinq ans, je suis la cinquième. Les cinq premiers, nous avons été élevés ensemble ; j’ai eu une enfance très active et heureuse. Mon père était souvent parti, parfois des mois, mais je n’en ai pas souffert. Quand il était là, il était entièrement là. S’il pouvait revenir à la maison parfois de mauvaise humeur… d’autres fois, il arrivait avec des cadeaux, et on faisait la fête ! Ma mère était bonne cuisinière et les repas étaient des moments importants et animés. La maison était ouverte, il y venait plein de monde. Ça discutait fort, il y avait une ébullition intellectuelle, je macérais là-dedans. J’ai été sensibilisée aux grandes questions : la pauvreté, les difficultés du travail dans les usines et dans les mines. Nous avons été éduqués dans la mentalité qu’il fallait faire quelque chose pour les plus démunis, pour les exploités.

J. T. – Politiquement, durant ta jeunesse, on est en pleine ère duplessiste…

S.-G. C. – Oui, à neuf ans, j’ai eu un premier choc politique assez brutal avec la grève des mineurs de Murdochville. Des mineurs qui descendaient chaque jour dans le creux de la terre, sans savoir s’ils allaient remonter vivants ! Michel est parti soutenir les grévistes, il est resté là deux mois et demi ; ma mère est allée le rejoindre durant l’été et nous a placés chez des amis. J’ai eu la chance de me retrouver dans la famille de ma marraine qui, l’été, était voisine de la famille de Gérard Pelletier, un journaliste qui écrivait dans Cité libre[1]. Ils étaient des gens ouverts et éclairés qui me donnaient des nouvelles de ce qui se passait à Murdochville : l’armée, la police de Duplessis, la répression, la lutte des mineurs. Savoir que son père pouvait se faire tuer n’importe quand, ça marque !

J. T. – On peut parler d’une immersion dans le débat politique, donc d’une conscience politique précoce ?

S.-G. C. – J’ai appris très jeune qu’il fallait faire quelque chose pour les plus mal pris de la société. L’implication politique, ça rejoignait mon tempérament, j’ai une disposition « naturelle » à l’indignation et à l’action ! J’ai entendu un jour à la radio une grosse voix qui disait : « Michel Chartrand a été mis sous les verrous ». J’ai couru répéter la phrase à ma mère et lui ai demandé ce que ça voulait dire. Elle m’a répondu qu’on avait mis mon père en prison. Un choc ! Quand on a appris par la radio la nouvelle de la mort de Maurice Duplessis, j’ai sauté de joie pendant dix minutes sur mon lit, au grand dam de ma mère. Cet homme-là avait emprisonné mon père sept fois !

J. T. – À l’école, comment cela se passait-il ?

S.-G. C. – J’ai beaucoup aimé l’école. Quand j’y suis entrée à plus de six ans, je savais déjà lire et écrire, j’étais donc en avance. Dans ma classe, il y avait des élèves des trois premières années du primaire et, dès ma première année, la religieuse me demandait souvent de m’occuper des petits !

En septième année, je suis entrée chez les guides[2], c’était une organisation catholique, mais ça ne me dérangeait pas. J’y avais des amies plus âgées que moi qui me racontaient qu’on y faisait des choses épatantes avec la cheftaine, qu’elle nous ouvrait l’esprit, nous faisait écouter du Brassens, du Jacques Douai. C’est d’ailleurs à 13 ans que j’ai organisé ma première manifestation ! Le diocèse avait décidé de renvoyer cette cheftaine qu’on aimait tant. Alors, j’ai organisé une manifestation, avec des pancartes et tout, autour de la basilique de Longueuil. On n’a pas eu gain de cause, mais on s’est mobilisées !

J. T. – Après l’école primaire, tu es allée étudier à Montréal …

S.-G. C. – Vers l’âge de 13 ans, j’ai eu comme un « chemin de Damas » à l’envers : j’ai réalisé tout à coup que Dieu, la Sainte Trinité, les messes, tout ça ne représentait rien pour moi. Ma famille était croyante, certains pratiquaient, d’autres, disons sporadiquement. Moi, je me suis déclarée, à moi-même, athée ! Donc, pas question pour moi d’aller au couvent faire mon cours classique après le primaire. J’ai dit à mes parents que je voulais étudier au Collège Marie-de-France, à Montréal, où je connaissais déjà des élèves de familles d’intellectuels ou d’artistes québécois. C’était un établissement public laïc de l’État français, reconnu par le gouvernement québécois. Y étudier coutait deux fois moins cher que dans les écoles privées des religieuses. Mais cela me demandait près de quatre heures par jour de transport en autobus, alors mes parents ont demandé à de leurs amis de m’héberger durant la semaine. À 14 ans, je devenais en bonne partie indépendante de ma famille.

J. T. – On est au début des années soixante, il y a au Québec une grande période d’effervescence. La Révolution tranquille était en marche, beaucoup de choses se passaient en même temps.

S.-G. C. – Absolument. À cause de mes parents, j’étais déjà très intéressée par ce qui se passait ailleurs ; mon champ d’intérêt politique était large. J’avais rencontré un gars plus âgé que moi, un journaliste avec une réelle culture politique. Il avait beaucoup lu et connaissait des écrits de Marx, de Bakounine, de Trotski, de Gramsci. Il m’a incitée à lire plusieurs ouvrages théoriques et historiques majeurs, notamment La Révolution et la guerre d’Espagne de Pierre Broué et Émile Témine (1961), deux historiens français. J’ai été sidérée et révoltée par ce récit des luttes intestines entre les communistes staliniens, les trotskistes et les anarchistes dans la lutte contre la dictature franquiste. Le Parti communiste espagnol a massacré des anarchistes, il y a eu des guerres internes effroyables qui prenaient souvent le pas sur la lutte contre Franco ! Sans donner dans la propagande, le livre était de tendance trotskiste, donc très critique du Parti communiste espagnol et des autres partis communistes inféodés à Moscou. Ce texte-là a été le ferment de la posture politique que j’ai développée au fil des ans. Une lecture capitale qui m’a convaincue que les chapelles politiques étaient très nuisibles, au regard de l’avènement d’une société sans classes, à la vraie mobilisation du peuple contre le capitalisme.

J’ai ensuite beaucoup lu sur la guerre civile espagnole ; cela m’a hantée et préoccupée toute ma vie. Le magnifique ouvrage d’Orwell[3] entre autres : sans être anarchiste, il est de cette inspiration. Ma façon de penser le politique est fortement influencée par la pensée anarchiste et libertaire. J’ai lu et relu des textes fondateurs de l’anarchie dans une encyclopédie que j’ai gardée.

J. T. – Pas de militantisme au collège ?

S.-G. C. – Non, de 1961 à 1969, j’étudiais, je lisais beaucoup de littérature et des essais, j’avais un amoureux… Je participais avec mes parents à des manifestations contre la guerre au Vietnam, contre le stockage d’armes nucléaires à La Macaza (près de Labelle), pour la paix dans le monde, etc. C’est l’époque où Michel avait été congédié de la CSN (Confédération des syndicats nationaux). Comme il lui fallait bien gagner sa vie, notre vie, il a mis sur pied une petite imprimerie dans le sous-sol de notre maison à Longueuil. Il imprimait toutes sortes de textes : de la poésie de Vigneault et de Péloquin, des conventions collectives, la revue Socialisme 64. Beaucoup de gens s’y réunissaient pour produire cette revue. Ça discutait fort et j’écoutais.

À l’été 1967, dès que j’ai eu mon bac (l’équivalent du cours classique de huit ans après le primaire), malgré le désaccord de mon père, j’ai quitté la maison familiale. J’ai pris un appartement avec mon chum et j’ai commencé à enseigner au secondaire sur la Rive-Sud de Montréal. Le gouvernement avait ouvert 55 polyvalentes au Québec, on avait besoin de milliers de profs, il suffisait d’avoir un diplôme équivalent au collégial d’aujourd’hui pour être embauché. J’enseignais à plein temps, je travaillais comme une folle, par passion ! J’ai enseigné dans une polyvalente avec deux quarts de travail, à des élèves dont la plupart des parents avaient à peine fini leur école primaire.

J’enseignais la géographie à Boucherville. Les enfants ne savaient même pas que Montréal était une ile, qu’il fallait prendre un pont pour y aller. Il y avait là un travail d’instruction, mais aussi d’éducation aux réalités sociales. J’ai rencontré un professeur d’expérience qui était contre la « géographie des manuels » : à quoi servent les listes de capitales quand les enfants ne savent où ils vivent ? On a décidé tous les deux de changer le programme et on a mis de côté les manuels ! Alors, on a parlé du monde des riches et du monde des pauvres, des pays dominants et des pays dominés, on a étudié les rapports de subordination économique ou coloniale en faisant de la géographie humaine, sans savoir qu’il y avait un courant théorique de géographes qui allait dans ce sens (François Gèze, par exemple). Les directions nous laissaient travailler : on faisait ce qu’on voulait pourvu que nos classes travaillent bien. J’ai enseigné deux ans.

Mais je voulais aussi autre chose. J’avais toujours voulu faire de la philosophie, mais je me suis dit que la philo, ce n’était pas assez engagé – j’avais tort, bien sûr –, alors j’ai fait de l’anthropologie à l’Université de Montréal. À ce moment-là, c’était la science humaine phare, avec tout le courant structuraliste. Ma vie militante, c’était de lire, d’écouter des gens plus âgés et plus informés, tout en allant dans les manifs. Il y a eu la manifestation McGill français en 1969, 125 000 personnes dans les rues, la police présente partout ! En octobre, c’était dans tout le Québec les manifs contre le bill 63[4], il y avait de la police en grand nombre, on a couru des kilomètres pour ne pas se faire arrêter !

J. T. – La montée du nationalisme avait commencé, il y avait toute une effervescence : le RIN, le PQ, le FLQ, puis la Loi sur les mesures de guerre…

S.-G. C. – Oui, il y a eu Mai 68 en France, ce qui m’a beaucoup influencée. L’année 1968, c’est aussi la fondation du Parti québécois (PQ). Je me souviens d’une discussion assez animée chez mes parents. Simonne et une de mes sœurs avaient décidé de prendre leur carte du PQ, elles disaient avoir confiance en René Lévesque. Moi, j’étais convaincue qu’on ne pouvait pas venir du Parti libéral, être d’accord avec le capitalisme et être un homme de gauche. Pas d’indépendance sans socialisme, sans lutte contre le capitalisme et l’État « au service de la classe dominante ». J’ai toujours considéré légitimes les revendications identitaires des Québécois et Québécoises francophones, mais jamais je n’ai été d’accord avec l’idée de l’indépendance d’abord, on verra ensuite, une position du PQ qui perdure. J’étais de la mouvance « socialisme et indépendance ». Pendant deux ans, j’ai coordonné et participé aux réunions du comité du Centre de formation populaire (CFP) sur la question nationale qui a développé la position du Oui critique au référendum de 1980[5].

J. T. – En 1970, les évènements se bousculent !

S.-G. C. – Je vais m’engager totalement. À la Faculté de sciences humaines de l’Université de Montréal, avec d’autres étudiants et étudiantes et quelques profs, on a choisi de résister, qu’il fallait interpeler les grandes figures intellectuelles pour s’opposer à la Loi sur les mesures de guerre (LMQ). Robert Bureau, Céline Saint-Pierre et moi-même avons mis sur pied le Comité de défense des libertés contre la LMQ – il faut savoir que tout attroupement de plus de trois personnes était alors illégal –. Alors on a convoqué, illégalement, une réunion. Claude Ryan, directeur du Devoir, de même que les dirigeants des trois centrales syndicales y sont venus. Je me rappelle qu’à la première réunion, il y avait un député fédéral, Pierre de Bané. Je lui ai demandé devant tout le monde s’il avait voté pour ou contre les mesures de guerre. Il a louvoyé, mais il a fini par admettre qu’il avait voté pour. Alors j’ai dit : « La seule chose qui nous réunit ici, c’est d’être contre la Loi sur les mesures de guerre ». Je lui ai demandé de sortir… Il est sorti. J’étais la plus jeune de la réunion, avec Ryan juste en face de moi… On a fait plusieurs réunions, la première avec 20 personnes, dont ma mère, une autre avec plus de 150[6]. Pendant cette période, on a organisé des débrayages à l’université. Dès qu’on prenait le téléphone ou qu’on commençait une réunion, on criait aux flics : « Ouvrez vos micros ». Dans les réunions, plusieurs des « photographes » étaient des policiers. Tous les groupes progressistes étaient infiltrés.

J. T. – En octobre, ton père s’est fait arrêter… pas toi ?

S.-G. C. – Non. Un peu par chance, peut-être, mais aussi à cause de mon réalisme. À la faculté, le 14 octobre, on a organisé une réunion politique. Il y avait eu les enlèvements, il fallait parler de la situation, voir si on appuyait ou non le FLQ (Front de libération du Québec) et comment. Nous avions invité Pierre Vallières, Charles Gagnon, Jacques Larue-Langlois, Robert Lemieux et Michel Chartrand. L’atmosphère était survoltée, l’avocat Lemieux a fait une sortie délirante, en nous demandant si on attendait que les gars du FLQ se fassent mitrailler dans les rues de Montréal avant de bouger ! Moi, autant j’étais engagée, autant je refusais de me faire charrier ou emporter par la frénésie. Aussi, au risque de passer pour une je ne sais quoi, j’ai fait une intervention au micro pour appeler au calme ; j’ai fait remarquer qu’il y avait certainement plein de flics dans la salle. J’ai été huée et applaudie. Il a été décidé d’organiser un rassemblement le lendemain au centre Paul-Sauvé pour appuyer les revendications du FLQ, sinon le FLQ lui-même… Je n’y suis pas allée. Non par peur, mais parce que c’était suicidaire, tout simplement. Les rafles de ce soir-là m’ont donné raison : le fait d’être en liberté m’a permis de participer à la création du Comité pour la défense des libertés. Je suis souvent allée voir mon père en prison, il me disait de faire attention, de ne pas faire la révolution toute seule…

L’année 1970-1971 a été très occupée, entre les visites à la prison, les actions du comité, les manifs pour la libération des prisonniers politiques, les cours en anthropologie qui avaient repris avec un séminaire passionnant sur le premier livre du Capital de Marx et… la mort de ma sœur Marie. À l’automne 1972, mon père, qui était président du Conseil central de Montréal de la CSN depuis 1968, m’a dit : « Viens travailler avec moi ». Alors j’y suis allée. J’ai été affectée à la visite des syndicats avec un élu du conseil central, Michel Marion, un employé de la STCUM[7], un vrai militant ouvrier. L’opération « visite aux syndicats » entreprise en 1972, après le premier Front commun des travailleurs et travailleuses du secteur public et parapublic, correspondait à ma vision de la démocratie directe : les organisations syndicales doivent représenter les gens et, pour cela, il faut les écouter, connaitre leurs opinions. J’ai dû participer ainsi à près d’une centaine de rencontres, principalement sur les lieux de travail. Cela m’a fait connaitre en direct la réalité de bien des travailleuses et travailleurs, en particulier du privé.

Ce fut une belle période, mais je suis partie en février 1973 du conseil central. Je n’aimais pas la manière avec laquelle on fonctionnait, autant le comportement impulsif de mon père que les réactions des autres, qui chialaient beaucoup contre lui, mais incapables d’y faire face. Pour moi, le fonctionnement en milieu syndical aurait dû être beaucoup plus collégial.

J. T. – Au Québec, on se dirige vers la première élection du PQ, mais à l’étranger, c’est l’époque des coups d’État en Amérique latine, notamment.

S.-G. C. – Oui, je suivais ça de très près. J’étais entrée comme employée au Secrétariat Québec-Amérique latine (SQAL), un petit organisme qui voulait faire de l’information dans le mouvement populaire et syndical sur l’Amérique latine, en particulier sur le Chili. Les militants et militantes du Québec connaissaient peu la réalité des luttes dans ces pays. Quant à moi, je lisais et parlais couramment l’espagnol, appris au collège. Lorsqu’est arrivé le coup d’État au Chili, qu’on sentait venir, le SQAL a jugé bon de mettre toutes ses forces dans le Comité de solidarité Québec-Chili (CQC), dont j’ai assumé la coordination avec Jacques Boivin, un jeune prêtre devenu ouvrier au Chili et revenu au Québec après le coup d’État de Pinochet. C’était le premier groupe de solidarité internationale d’envergure dans le mouvement populaire du Québec contemporain. On n’était affilié à aucun parti politique chilien, on voulait rester indépendants pour soutenir la résistance du peuple chilien contre la répression de la dictature de Pinochet et pour dénoncer le Canada qui fut l’un des premiers pays à le reconnaitre et à l’appuyer.

Ce sera des 75 heures par semaine : aller dans les assemblées syndicales et populaires expliquer la situation et inviter les gens à soutenir la résistance, produire notre bulletin d’information, accueillir les réfugié·e·s politiques chiliens, etc. On a fait une grosse campagne, en 1976, pour la libération de six femmes prisonnières politiques au Chili, dont la sœur du président Allende. Je me suis promenée à travers le Québec avec Carmen Castillo, la compagne de Miguel Henriques, le chef du MIR[8] assassiné par la dictature. Sa présence avait beaucoup d’impact sur les assemblées, la plupart très nombreuses et souvent relayées par les médias. Puis nous sommes parties en Europe (France, Angleterre, Suède), elle et moi, pour faire la même chose.

J. T. – As-tu été tentée d’aller voir sur place comment les choses se passaient ?

S.-G. C. – J’ai fait deux voyages marquants et fort éprouvants. Le premier, à Cuba, à l’hiver 1973 ; j’y allais pour établir des liens avec des dirigeants des partis politiques de la gauche chilienne, réfugiés là-bas. Quand j’ai expliqué aux autorités de l’aéroport les raisons de ma visite, on m’a dit que cela n’était pas du tourisme. Alors, je fus officiellement invitée par l’Instituto cubano des amistad con los pueblos (ICAP). J’ai eu droit à trois personnes (un chauffeur, un traducteur dont je n’ai jamais entendu un mot de français et un guide politique) pour m’accompagner pendant les trois semaines. Pensez donc : trois personnes payées par le peuple cubain pour une jeune femme de 25 ans ! J’ai visité des usines, des écoles, des mines, des fermes agricoles. Je voyais plein de choses et je parlais… à ceux à qui on me permettait de parler ! J’ai rencontré des Chiliens à La Havane. L’idée des autorités cubaines était évidemment de faire de moi une propagandiste, mais pour moi, pas question. Dès le premier congrès du Parti communiste, avec un Fidel Castro en costard et cravate, il était clair que la révolution cubaine s’était complètement aliénée à l’URSS, embrigadée dans la logique des partis communistes en échange de pétrole et de soutien financier. Pour moi, ça signifiait la fin de la Révolution. Cette expérience a renforcé ma critique de la logique autoritaire, centralisatrice et antidémocratique de plusieurs partis politiques de gauche.

À l’hiver 1975, j’ai fait un voyage au Chili au nom du comité Québec-Chili. On acheminait des sous là-bas et on voulait aller voir comment ça se passait. Une décision folle, car connue au Québec par mon travail au CQC, il était évident que je serais repérée dès mon arrivée au Chili. Une fois dans l’avion, je me suis dit que je n’allais jamais en revenir vivante ! J’ai eu des rencontres clandestines avec des représentants de cinq partis politiques de gauche, qui m’ont déçue. Il ne semblait pas possible de discuter de leur stratégie politique. Mais en pleine dictature d’une répression inouïe, il y avait une énergie militante extraordinaire et de la solidarité ! Entre autres dans la gauche chrétienne, d’ailleurs. Je me sentais en phase avec ces gens qui se battaient sur le terrain, dans la pauvreté des bidonvilles.

J. T. – Revenons aux nombreux groupes de gauche, actifs au Québec vers la fin des années 1970. As-tu été tentée de rejoindre l’un d’eux ?

S.-G. C. – Non. J’avais constaté l’ampleur des dégâts que ces groupes faisaient. Je continuais à militer au CQC, mais à partir de 1975, je travaillais au Centre de formation populaire à faire de l’éducation populaire sur l’histoire du mouvement ouvrier, le mouvement féministe, les politiques sociales dans les syndicats et groupes populaires qui foisonnaient : garderies, cliniques médicales, groupes sur le logement, groupes d’aide aux chômeurs, troupes de théâtre, etc. De 1975 à 1981, j’ai été déléguée de notre petit syndicat au Conseil central de Montréal (CSN). Les assemblées mensuelles ou bimensuelles étaient des lieux d’information sur les questions sociales et politiques d’ici et d’ailleurs, et de débats. Là, j’ai été aux premières loges pour observer les tactiques des groupes marxistes-léninistes (m.-l.), le Parti communiste ouvrier (PCO) et En Lutte!, de même que des groupes politiques maoïstes ou trotskistes qui avaient une stratégie d’infiltration des syndicats et des groupes populaires. Ils ne venaient pas aux assemblées comme délégués des membres de leur syndicat, mais pour diffuser leur propagande. Les m.-l. traitaient d’ennemis du peuple  tous ceux qui ne pensaient pas comme eux, entre autres sur la nécessaire indépendance du Québec. J’étais, comme mes camarades et mon père, une ennemie du peuple, une bourgeoise, car je refusais d’adopter la ligne juste et d’adhérer à leur chapelle.

Le tort que ces groupes ont fait au mouvement populaire avec la volonté d’embrigader toutes les personnes progressistes est énorme ! Ils sabotaient des réunions en monopolisant le micro, se lançant dans des diatribes sans fin, ça tournait souvent en foire d’empoigne. Dans certaines garderies, ils ont même imposé à des parents de lire un écrit de Staline (dont la pensée est tout, sauf dialectique…) ! Jamais, je n’ai entendu depuis, de la part de ces militants, dont plusieurs ont fondé ou intégré Québec solidaire, la moindre autocritique. Et pourtant, je suis convaincue que ces groupes ont fait un mal irréparable autant au mouvement syndical et populaire qu’au mouvement nationaliste québécois dans les années 1970-1980, dont aucun ne s’est jamais remis. On a collectivement raté un moment allant dans le sens de notre libération collective comme peuple.

On était plusieurs à en avoir assez de se faire attaquer et on a décidé de se regrouper ; en 1979, on a créé le Regroupement pour le socialisme (RPS), un regroupement très large, avec des équipes autonomes dans différentes régions du Québec et intervenant sur divers enjeux politiques. J’en suis sortie après deux ans, insatisfaite du fonctionnement, pas aussi démocratique qu’il aurait dû être.

Après ça, j’ai connu une période très difficile, sur le plan physique et psychique. J’étais aussi très déprimée, je pense que c’était un burn-out, avant qu’on appelle ça de cette façon. Une fois la santé un peu revenue, je suis partie en Europe, sac au dos, en Italie surtout, dont je suis tombée amoureuse et que j’adore toujours, puis la Grèce et la Turquie. Ça m’a fait un bien fou !

J. T. – C’est au retour d’Europe que tu as travaillé à la Fondation pour l’aide aux travailleuses et travailleurs accidentés, la FATA ?

S.-G. C. – Oui. Mon père était venu me rejoindre en Italie à l’automne 1982. On discutait de son projet de mettre sur pied un groupe d’aide aux accidenté·e·s du travail. Un jour où on était devant un immense édifice historique du centre de Florence, sur son fronton, il y était inscrit FATA. C’était une compagnie d’assurances. Michel a dit : « Tiens, on l’a : FATA, Fondation pour l’aide aux travailleurs accidentés ». Quand je suis revenue au Québec à l’automne, j’étais sans le sou, plus de chum, plus d’appartement, plus rien. Mon père m’a dit : « Reviens travailler avec moi ».

L’idée était de défendre les accidenté·e·s, surtout les non-syndiqué·e·s qui n’ont pas d’aide pour le faire, mais aussi des syndiqué·e·s, quand il manquait de compétences ou de volonté politique dans leur syndicat. Michel en a fait sa bataille numéro un. On avait des locaux minables, mais de l’énergie ! J’y ai travaillé comme coordonnatrice des secrétariats médicaux et juridiques. La FATA a aidé pas mal de monde, ça valait le coup.

Après deux ans, j’avais besoin de passer à autre chose, je devais gagner ma vie. J’ai décidé que je voulais encore enseigner parce que j’avais adoré cela. Je n’avais toujours pas de qualifications légales, mais on cherchait encore du monde. J’ai fini par enseigner la morale, puis le français dans différentes écoles, dans la précarité, mais avec passion. Puis, j’ai pris une décision importante : retourner étudier. Je faisais du mieux que je pouvais, mais je trouvais que mes élèves ne progressaient pas tant que ça. Je me suis dit qu’il devait bien y avoir des personnes qui avaient étudié comment mieux enseigner le français à tous les jeunes. J’ai découvert la didactique du français, une discipline à caractère scientifique alors naissante. J’ai fait un certificat en enseignement, puis une maitrise et un doctorat (sur l’enseignement de l’argumentation en classe de français), me spécialisant en didactique de l’écriture et de la grammaire du français. Tout ça en continuant à enseigner… et avec mon fils, Léo, né en 1990.

J. T. – Comment as-tu trouvé le milieu universitaire, toi qui es exigeante envers toi-même, envers les autres et envers les organisations ?

S.-G. C. – J’ai beaucoup appris, j’ai rencontré des universitaires intéressants ici et en Europe. Mais, comme je ne peux pas m’empêcher de m’indigner quand il y a de la complaisance ou des injustices, je me suis fait des ennemis à l’Université de Montréal. Pendant ces années-là, j’ai souvent écrit pour dénoncer ce qui ne marchait pas dans l’enseignement, dans les universités, au ministère de l’Éducation, des textes souvent diffusés dans les journaux. Ma réputation était faite ! J’étais une emmerdeuse, trop critique, intransigeante, donc je n’étais pas embauchable. J’ai gagné deux concours pour des postes universitaires à l’Université de Montréal, sans être engagée. J’ai eu des charges de cours à l’UQAM et j’ai commencé un postdoctorat en didactique du français à Genève. J’ai aussi écrit, en collaboration, deux grammaires scolaires, une pour le secondaire et une autre pour le primaire.

En 2000, j’ai eu un poste de professeure en didactique du français à l’Université Laval. À mon arrivée, il y a eu une grève des profs. J’y participais, bien que n’ayant pas de permanence. J’étais mal vue par les dirigeants de mon syndicat parce que je venais Montréal… et de l’UQAM  ! Alors, pendant mes années universitaires, je n’ai pas beaucoup milité syndicalement. Un peu quand même : j’ai participé au comité d’information qui faisait un bulletin, mais après quelques numéros qui ont eu pas mal de succès auprès des profs, l’exécutif du syndicat a décidé qu’on devait lui soumettre le bulletin avant sa publication. J’ai alors quitté le comité, n’acceptant pas la censure.

J’ai travaillé 13 ans avec passion à l’Université Laval dont j’ai pris ma retraite en 2013, à 66 ans. J’ai beaucoup aimé enseigner; j’ai mené deux gros projets de recherche où j’ai travaillé en collégialité avec de nombreux étudiants et étudiantes, dont plusieurs sont devenus des amis. J’avais un projet, la production d’un ouvrage collectif sur l’enseignement de la grammaire, avec des didacticiens de cinq régions francophones. C’est difficile de mettre des spécialistes ensemble, les égos dans le milieu universitaire sont souvent très développés. Dans ce contexte, un tel travail collectif relève presque de l’utopie! Mais on a réussi, il est considéré maintenant comme un ouvrage majeur[9], bien qu’on soit loin du succès « populaire » et surtout pas pécuniaire. J’ai ensuite produit À bas les tueurs d’oiseaux ! Michel Chartrand. Témoignages et réflexions sur son parcours militant[10], avec la collaboration de l’artiste Jean Gladu. Pendant le même temps, j’ai milité dans des groupes écologiques et j’ai fait partie du conseil d’administration de la Coalition Eau Secours! et du comité de rédaction de la revue Nouveaux Cahiers du socialisme.

Depuis plusieurs années, j’étais préoccupée par le piètre état de l’éducation au Québec, avec le sentiment qu’à cet égard, plusieurs syndicats et universitaires manquaient à leurs responsabilités. J’ai lancé avec d’autres un appel dans Le Devoir[11] en janvier 2017 afin qu’on se mobilise pour arrêter le saccage de l’éducation. On a reçu un accueil favorable de plusieurs personnes et cela a mené à la mise sur pied du collectif citoyen Debout pour l’école![12].

J. T. – Ta posture politique reste-t-elle la même ?

S.-G. C. – J’ai constaté trop souvent, au fil de mon parcours, qu’il y avait comme un vice fondamental dans la gauche, même la vraie, celle qui se met vraiment en rupture totale avec le capitalisme et l’aliénation qu’il entraine. « Quelque chose de pourri au royaume de la gauche », pour plagier Shakespeare. Les groupes ou partis de gauche, quand ils ne finissent pas à droite comme le Parti socialiste français ou italien, versent dans le sectarisme et l’autoritarisme, en opposition aux idéaux de la démocratie directe et du pouvoir populaire. Leurs discours sont loin de tenir compte de la réalité des classes populaires. Or, pour réussir à changer le monde, il faut étudier la réalité de près, adopter une posture scientifique, décortiquer les rouages de notre servitude. Il ne faut pas s’enfermer dans une idéologie autoréférentielle.

J. T. – N’est-ce pas un peu déprimant comme tableau ?

S.-G. C. – J’ai fait mienne cette phrase d’un personnage de Réjean Ducharme : « On est désespérés, mais on ne se découragera jamais ! ». J’avoue que je trouve que jusqu’à maintenant j’ai eu une belle vie, riche d’amours, d’amitiés, de solidarités et de découvertes intellectuelles et artistiques. Je ne suis pas le moindrement amère. Et j’ai encore le gout de militer et d’apporter mon grain de sable pour qu’une grande partie de la population du Québec prenne conscience de l’état lamentable de notre système d’éducation, à tous les ordres d’enseignement et sur tous les aspects (mission de l’éducation, contenus d’enseignement, organisation matérielle, infrastructures, conditions de travail des personnels scolaires, etc.) et pour qu’on puisse réussir une mobilisation populaire afin d’obtenir des changements majeurs. Il y a du travail à faire !

Réalisée par Jean Trudelle
Professeur de physique à la retraite du Collège Ahuntsic et militant syndical


  1. Une revue anticléricale et antiduplessiste fondée en 1950 par Pierre Elliott Trudeau et Gérard Pelletier.
  2. NDLR. Le mouvement des guides a été fondé pour les filles après le scoutisme pour les garçons.
  3. George Orwell, Hommage à la Catalogne, Paris, Gallimard, 1955.
  4. NDLR. Le bill 63 ou loi 63 donnait le droit aux parents de choisir la langue d’enseignement de leurs enfants.
  5. Centre de formation populaire, Au-delà du Parti québécois, lutte nationale et classes populaires, Montréal, Nouvelle Optique, 1982.
  6. On voit l’une de ces réunions dans le documentaire de Robin Spry, Les événements d’octobre 70, ONF, 1974 (disponible sur le site de l’ONF).
  7. STCUM : Société du transport de la Communauté urbaine de Montréal, aujourd’hui la Société de transport de Montréal (STM). Le Syndicat du transport de Montréal (CSN) représente les employé·e·s de soutien qui travaillent à la STM.
  8. MIR : Movimiento de Izquierda Revolucionaria (Mouvement de la gauche révolutionnaire), parti politique chilien de gauche, non membre de l’Unité populaire.
  9. Suzanne-Geneviève Chartrand (dir.), Mieux enseigner la grammaire au primaire et au secondaire. Pistes didactiques et activités pour la classe, Montréal, ERPI, 2016.
  10. Publié en 2016 par les Éditions Trois-Pistoles.
  11. Suzanne-G. Chartrand et coll., « Cinq propositions pour remettre l’école sur ses rails », Le Devoir, 6 janvier 2017.
  12. Pour plus d’informations sur le collectif, voir le site Internet de Debout pour l’école ! :<https://deboutpourlecole.org/>.

 

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