Zahra Ali, extrait de Féminismes islamiques, La Fabrique, (2ièeme édition), 2020
Force est de constater l’actualité toujours prégnante des travaux d’Edward Said sur l’orientalisme[1], qui ont montré comment a été construite l’image repoussoir d’un Orient, caractérisé par l’archaïsme et l’obscurantisme, pour créer celle d’un Occident progressiste, moderne et égalitariste. Cette représentation de l’Orient, a permis de justifier la domination coloniale présentée comme une mission de civilisation. Said a montré comment le thème de l’oppression de la femme musulmane, notamment à travers la question du voile, a été le fer de lance de cette prétendue mission civilisatrice[2]. Frantz Fanon a abordé sous le titre « la bataille du voile »[3] l’enjeu central constitué par le thème du dévoilement des femmes algériennes durant la domination coloniale française. Le voile des femmes a été considéré comme le symbole par excellence de la nature rétrograde de la société algérienne, et la colonisation fut présentée comme une mission de civilisation qui se donnait pour objectif premier de « libérer » les algériennes d’un supposé « patriarcat arabo-musulman » dont elles sont victimes en les dévoilant. Des mises en scène de cérémonies de dévoilement sur la place publique à Alger, dont la plus célèbre a été celle du 13 mai 1958 furent largement diffusées et présentées comme la preuve du bien-fondé de la présence française en Algérie.
Ainsi, l’argument de l’émancipation et de la libération des femmes musulmanes a été central durant la colonisation, et ce féminisme colonial a servi d’assise à la prétention à civiliser le « monde musulman ». Les termes de la « bataille du voile » décrite par Said et Fanon, résonnent de manière saisissante dans la façon dont le voile et plus largement la question de la « femme en islam » est posée aujourd’hui. Les travaux de Leila Ahmed[4] montrent de manière très claire que les termes des controverses actuelles sur l’islam et la thématique des femmes musulmanes sont héritières du discours colonial élaboré au 19ième siècle sur le « monde musulman ». Ahmed montre que la façon dont le voile est défini, redéfini, contesté et revendiqué aujourd’hui, y compris par les musulmanes, est liée à sa désignation dans le discours colonial comme symbole de la nature oppressive, patriarcale et obscurantiste de l’islam. Ainsi dans l’Egypte de la fin du 19ième, alors que le voile était porté par la quasi-totalité des femmes qu’elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes, seul le voile porté par les musulmanes fut désigné par les britanniques, dont Lord Cromer fut l’un des représentants, comme symbole de l’oppression des femmes et de l’archaïsme de l’islam. Dès lors, les discours et les pratiques autour du voile -voilement et dévoilement- vont être en grande partie élaborés suivant cette désignation stigmatisante[5]. C’est ainsi que le voile, a pu être aussi porté par les algériennes comme signe de résistance à la colonisation française, et plus tard par les femmes islamistes pour signifier leur rejet du modèle occidental et leur défense d’une modernité alternative[6], ou encore aujourd’hui en France par des femmes réislamisées protestant contre l’injonction intégrationniste[7].
La prégnance de ce discours instrumentalisant le féminisme à des fins coloniales et impérialistes est saisissante dans la période post-11 septembre ou le thème de la « libération des femmes » a été largement investis par l’administration Bush pour justifier ses guerres impérialistes en Afghanistan et en Irak[8]. La célèbre formule de Gayatri Spivak “White men are saving brown women from brown men[9]” (Les hommes blancs sauvent les femmes de couleur des hommes de couleurs) sonne toujours aussi juste, d’autant plus qu’il s’agit bien souvent d’hommes qui ne se découvrent féministes que lorsqu’il s’agit du sexisme des Autres. Ainsi, il n’est pas anodin que le Lord Cromer d’Egypte[10] qui appelait au dévoilement des musulmanes fut président et membre fondateur de la Ligue masculine contre le suffrage féminin. Tout comme il n’est pas anodin qu’en 2004 en France une Assemblée nationale constituée de près de 90% d’hommes ait voté une loi interdisant le port du foulard islamique en la présentant comme une loi de défense des droits des femmes. Face à cet usage intéressé du féminisme à des fins racistes, et malgré la lourdeur historique de la logique sous-tendue par le traitement politique et médiatique de la thématique des femmes musulmanes aujourd’hui, peu de voix se font entendre, notamment à l’intérieur des différents courants qui composent le mouvement féministe pour dénoncer cette logique et s’en distinguer.
En France, ces dernières années, les polémiques autour du foulard qui se sont succédées, et l’ensemble des lois, circulaires et débats parlementaire qui ont eu trait du port du niqab dans les lieux publics, aux « nounous » portant le foulard en passant par les mères voilées accompagnants leurs enfants dans les sorties scolaires, témoignent d’une libération de la parole islamophobe. Dirigée à l’encontre de femmes et de jeunes femmes, toujours sous couvert de laïcité et de féminisme, non seulement ces mesures à caractère raciste et sexiste n’ont pas été dénoncées par le mouvement féministe en France, mais elles ont trouvé dans ses rangs des militantes pour leur apporter une caution « féministe ».
Nacira Guénif-Souilamas a montré combien le mouvement féministe français a fait sienne la rhétorique républicaine, et a construit son discours à partir de la figure repoussoir de la « fille voilée » et du « garçon arabe » qui représentent désormais ses ennemis principaux[11]. Une partie du mouvement féministe a choisi de désigner l’Autre musulman comme porteur de tous les maux : machisme, sexisme, archaïsme, fondamentalisme. Elle a ainsi disqualifié le sens même de l’engagement féministe en appuyant implicitement une logique considérant la société française « de souche » dans son ensemble comme naturellement égalitariste, et reléguant ainsi au second plan les vraies questions féministes. En choisissant d’appuyer la logique islamophobe, de stigmatiser le port du voile, et de désigner la culture et la religion musulmane comme essentiellement porteuse de sexisme, un grand nombre de féministes sont tombées dans les mêmes essentialismes et la même domination qu’elles ont contribué à déconstruire et à dénoncer. Continuum du féminisme colonial, la manière dont les femmes et féministes occidentales ont construit leur identité en opposition à la femme du Sud définie comme pauvre, non-éduquée, emprisonnée dans son statut de victime, réduite à l’espace familial et domestique, religieuse et traditionnelle a été longuement analysé[12]. « La femme occidentale » serait suivant ce discours l’exact opposée : éduquée, moderne, maîtrisant son corps, libre et indépendante. De la même manière, des féministes noires américaines ont montré combien l’identité des femmes blanches américaine s’est définie dans son opposition aux femmes noires, notamment à travers le mythe du « matriarcat noir »[13].
Durant l’affaire DSK, il y a bel et bien eu solidarité de classe et de « race » autour de l’ex-patron du FMI dont le scandale a été entouré d’un silence pudique par la classe politique française, y compris par un grand nombre de figures féministes[14]. Certains sont même allés jusqu’à minimiser l’accusation de viol en l’assimilant à un puritanisme américain, loin des traditions de la séduction à la française. « DSK n’est qu’un séducteur…rien de mal à cela ! » Ainsi, le sexisme, le viol, la violence, seraient toujours l’œuvre des autres, des « jeunes de banlieues », la classe bourgeoise française « de souche » étant, bien entendu, loin de tout cela. Cette affaire a révélé les imbrications des questions de genre aux questions sociales et « raciales » et a montré la pertinence de l’analyse et de la lutte en ces termes. Les questions sociales et « raciales » ne peuvent être mises à l’écart des questions de genre. Comme l’ont montré les pionnières du Black féminism à travers la célèbre formule « All the women are white, all the Blacks are men »[15](Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes), la façon de sexuer un corps est aussi une façon de le racialiser, et le féminisme ne peut faire l’économie d’intégrer dans son analyse et sa remise en question de la domination patriarcale, d’autres formes de domination, sans quoi il peut lui-même être porteur de racisme.
Cette prise en compte des autres formes de domination, qui peuvent se manifester entre les femmes, et ont pour effet de relativiser l’universalité du groupe « femme », n’affaiblit en rien le féminisme, hormis si on l’appréhende de manière homogène. Or l’unité du féminisme et sa non-homogénéisation, est tout à fait possible, et la reconnaissance des « lignes de démarcations » et de division peut avoir pour effet de renforcer le féminisme[16]. La construction de coalitions entre les féminismes n’est possible et envisageable que dans la reconnaissance des différences et des divergences qui séparent les féministes entre elles, y compris dans la conflictualité inhérente à toute coalition. Les différents qui séparent les féministes musulmanes dans un contexte donné aux autres féministes, ne sont pas en eux-mêmes des obstacles à la lutte en commun sur des questions fondamentales qui fondent l’engagement pour les droits des femmes, mais leur non-reconnaissance pourrait empêcher tout partenariat. Des coalitions sont possibles dans la mesure ou les agendas et les priorités de luttes de certain-e-s ne s’imposent pas aux autres, et où il y a une réelle reconnaissance de la pluralité des modalités de lutte pour les droits des femmes[17].
En France, les musulmanes féministes n’opèrent pas de hiérarchies entre, d’un côté, lutter contre la domination masculine et promouvoir des lectures de l’islam en accord avec leur convictions féministes et, de l’autre, lutter contre le racisme, l’islamophobie qui les stigmatisent elles et leurs frères, les renvoyant à cet Autre, archaïque et obscurantiste. Cette imbrication de l’antisexisme à l’antiracisme n’est pas une question de choix, c’est une réalité face à une double oppression. Partant de cela, les musulmanes se réapproprient le féminisme, le redéfinissent, le nourrissent, et contribuent ainsi à son renouvellement. Cette militance nouvelle, de par la diversité de ses composantes (sociales, religieuses, générationnelles, en termes de parcours militants etc.) permet en réalité de décloisonner le féminisme, de le placer au cœur des débats sur les inégalités sociales, « raciales » et de genre.
Des questions féministes fondamentales, comme celle du viol, de la violence domestique, du harcèlement sexuel, de l’inégalité salariale, de l’inégale répartition des tâches domestiques, du sexisme du monde publicitaire, et des représentations normatives, infantilisantes des femmes de la marchandisation de leur corps, de leur image dégradante qui est véhiculée par le monde de la mode qui influencent nos manières de nous vêtir et de nous couvrir, et interrogent nos manières de consommer, toutes ces questions réunissent les femmes entre elles et sont au cœur de leur vie quotidienne. La prégnance de ces questions montre combien il y a urgence à renouveler le féminisme, un « féminisme sans frontières »[18] qui intègre les questions sociales et « raciales » à sa critique de la domination masculine. En reconnaissant la pluralité des manières d’être féministes, et la légitimité de discours féministes alternatifs qui s’articulent et prennent forme dans d’autres registres de référence, qui peuvent être religieux, et issus d’autres héritages et traditions politiques, les féminismes pourraient se renforcer.
- Said E. 1980 L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le seuil, 1980. ↑
- Il a été aussi question, entre autres, de l’auscultation des femmes par un médecin homme. Leila Ahmed cite à ce sujet Lord Cromer l’officiel chargé de la supervision de la domination coloniale britannique en Egypte : “ I am aware that in exceptional cases women like to be attended by female doctors, but I conceive that throughout the civilised world, attandance by medical is still the rule.” In Ahmed L., Women and Gender in Islam. Historical Roots of a Modern Debate, Yale University Press, 1992, chapitre 8 «The discourse of the veil », p154. ↑
- Fanon F., « L’Algérie de dévoile », dans L’An V de la révolution algérienne, ed. La Découverte, 2001. ↑
- Women and Gender et A Quiet Revolution ↑
- A Quiet revolution ↑
- Une littérature importante traite de ce sujet, voir entre autres, Göle N., Musulmanes et Modernes, op. cit, Ahmed L., A quiet Revolution, op.cit, Mahmood S., Politics of Piety, op. cit., Lila Abu Lughod, Remaking Women, op. cit. ↑
- Lire à ce sujet les travaux de Khosrokhavar F., L’islam des jeunes, ed. Flammarion, 1997; chapitre « L’islam au féminin », p 117 à 142 et Gaspard F. (en collab. avec) Le foulard et la République, ed. La Découverte, 1995, Cesari J. Musulmans et républicains. Les jeunes, l’islam et la France, ed. Complexe, coll. Les Dieux dans la Cité, Bruxelles, 1998, Venel N. Musulmanes Françaises. Des pratiquantes voilées à l’université, ed. L’Harmattan 1999 et Ali Z. et Tersignif S, « Feminism and Islam: a post-colonial and transnational reading », , in Exchanges and Correspondence: The Construction of Feminism, dir. C. Fillard et F. Orazi, ed. Cambridge Scholars Publishing, oct. 2009 ; « Féminisme et islam : entretien avec Zahra Ali », in Féminisme au pluriel, coll. Cahiers de l’Emancipation, ed. Syllepse, sept. 2010, et ALI Z., « Musulmanes et Féministes : l’émergence d’une conscience féministe musulmane en France », Carnet Religioscope, avril 2012. ↑
- Lire à ce sujet Lila Abu-Lughod, “Do Muslim Women Really Need Saving? Anthropological Reflections on Cultural Relativismand Its Others,” American Anthropologist 194 (Sept. 2002): 783–90. ↑
- Lire l’article pionnier de Gayatri Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », publié pour la première fois en 1988 in Cary Nelson and Lawrence Grossberg’s Marxism and the Interpretation of Culture. ↑
- Officiel britannique chargé de la supervision de la domination coloniale britannique en Egypte. ↑
- (dir.) La république mise à nu par son immigration, ed. La Fabrique, 2006, Macé E. (en collab. avec), Les féministes et le garçon arabe, ed. Aube, 2004. ↑
- Mohanty C., Under Western Eyes, op. cit. ↑
- Davis A., Femmes, race et classe, ed. Des Femmes, 1983, et Black Feminism, op. cit. p34-42. ↑
- Pour une excellente analyse féministe de l’affaire DFK voir l’excellent ouvrage dirigé par Christine Delphy, Un troussage de domestique, ed. Syllepse, 2011. ↑
- Partie du titre de l’ouvrage fondateur des études féministes noires états-uniennes: Hull G., Scott P. B., Smith B., All the Women are White, All the Blacks are Men but Some of Us are Brave : Black Women’s Studies, ed. Feminist Press, 1982. ↑
- Chandra Talpade Mohanty, Feminism without Borders : Decolonizing Theory, Practising Solidarity, ed. Duke University Press, 2003. ↑
- En France, l’expérience du Collectif des Féministes pour l’Egalité est intéressante à ce sujet. ↑
- Chandra Talpade Mohanty, Feminism without Borders, op.cit. ↑