Pandémie et complotisme

Entrevue avec Marie-Ève Carignan avec Stéphane Chalifour, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021. (Respectivement professeure au Département de communication de l’Université de Sherbrooke et professeur de sociologie au Cégep Lionel-Groulx).

La crise que nous traversons depuis le début de l’année 2020 nous révèle un phénomène nouveau : la menace incarnée par le virus semble en effet avoir pavé la voie à la montée spectaculaire de croyances, parfois surprenantes, dont un grand nombre repose sur l’idée que des forces occultes sont à préparer une espèce de coup d’État mondial destiné à assujettir l’ensemble de l’humanité. La pandémie aurait ainsi cristallisé à la fois des peurs profondément ancrées dans l’« inconscient collectif » et une méfiance en partie fondée à l’endroit des figures d’autorité légitimes.
Qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans la popularité actuelle de théories qui prétendent que la pandémie de la COVID-19 a été ourdie par Bill Gates, l’État profond et les mondialistes ?
C’est la vitesse d’adhésion à ces thèses qui est sans doute la plus surprenante. Des théories du complot, il y en avait avant Internet et avant la COVID. Or, comme nous étions en confinement au printemps 2020, certaines personnes ont eu davantage de temps pour voir passer ce type d’information sur leurs réseaux personnels et de les partager avec leurs proches. L’exposition était tellement rapide et massive que ces thèses ont su rapidement attirer l’attention et susciter l’adhésion. Les réseaux sociaux sont des vecteurs de propagation formidablement efficaces pour ce genre de théories.
 Il faut manifestement en effet retenir la puissance des réseaux sociaux. Est-il exagéré dès lors de penser que l’on fait face actuellement à un mouvement ? Lorsque 10 000 personnes manifestent à Montréal contre le port du masque et que certains complotistes font l’objet d’entrevues dans les médias, on en vient à se questionner sur l’envergure d’un phénomène que l’on croyait insignifiant il y a quelques mois à peine.
 L’avenir nous le dira. Certes, on peut avoir une impression exacerbée du phénomène du fait que la crise elle-même perdure. Mais pour ce qui est de l’ampleur du phénomène, nous sommes en mesure de comparer le Canada à d’autres pays à partir de récents sondages populationnels. À l’été 2020, nous avons mesuré les taux d’accord des citoyennes et citoyens de divers pays envers cinq énoncés conspirationnistes en leur demandant d’attribuer un score allant de 1 à 10 aux énoncés (1 traduisant un désaccord complet et 10 un accord complet). En colligeant les scores donnés aux énoncés, nous avons créé un « indice conspirationniste », et nous avons pu comprendre qu’un Canadien sur cinq avait un score moyen traduisant un accord avec cet indice. C’est un chiffre important certes, mais qui doit être relativisé lorsqu’on compare nos données à celles des autres pays. Quand on se compare, on se console… Les Philippines, l’Angleterre, les États-Unis enregistrent des scores moyens d’accord à l’indice deux à trois fois plus élevés que chez nous.
Il faut comprendre que ce sont des mouvements qui savent se faire entendre. Ils sont non seulement très actifs et présents sur les réseaux sociaux, mais aussi très bruyants. On le voit avec le nombre de manifestations par exemple, ce qui donne une impression encore plus forte de leur présence exacerbée par leurs comportements. Cela dit, ce ne sont pas des mouvements aussi bien organisés qu’ils le laissent croire. D’abord, parce que leurs manifestations révèlent une multitude de discours qui ne donnent pas toujours une image très cohérente du mouvement. C’est une espèce d’amalgame de motifs qui vont de la dénonciation de la vaccination à la défense du véganisme en passant par l’affirmation d’une idéologie clairement libertarienne. Ce n’est donc pas un groupe homogène, loin de là. Ce dont il faut se préoccuper, c’est de la frange radicale de cette nébuleuse susceptible de poser des gestes violents, comme les menaces de mort à l’endroit de ministres du Québec ou contre des citoyens, telle une conductrice d’autobus qui a subi des lésions au visage pour avoir tenté d’imposer le port du masque.
 À vous entendre, on dirait que la plus grande faiblesse de ce mouvement, c’est sa fragmentation révélée notamment par les frictions entre ses porte-paroles, dont certains semblent modifier leur discours au fur à mesure que croît leur auditoire et qu’ils deviennent eux-mêmes un sujet d’intérêt pour la presse officielle. C’est ainsi à plus long terme leur capacité de mobilisation qui pourrait être fragilisée.
Oui en effet, il y a tellement de ramifications en présence et d’amalgames que les divisions sont inévitables. Les probabilités d’essoufflement sont donc bien réelles. D’ailleurs, en faisant une cartographie des réseaux et des partages de liens et de messages sur Twitter notamment, on en arrive à voir la diversité des intérêts pour tel ou tel discours. Il y a des noyaux durs de gens qui vont s’identifier à une frange de l’extrême droite alors que d’autres se revendiquent du survivalisme ou sont issus des mouvements anti-vaccins. La mise en réseaux des échantillons permet de voir qui gravite autour de ces noyaux et qui a intérêt à partager de fausses nouvelles ou des vérités alternatives sur la pandémie. On remarque, par exemple, que chez certains anti-masques et certains libertariens, les références à QAnon sont récurrentes.
Quel serait la ou le conspirationniste type ? Existe-t-il une catégorie de gens plus susceptibles d’adhérer à ce genre de croyance ?
Dans ce cas-ci, en raison de l’ampleur de la pandémie et du nombre de gens qui ont été concernés, on a un spectre assez varié de personnes qui adhèrent à l’un des aspects de cet ensemble de théories. Avec nos données, nous avons pu jusqu’à maintenant isoler certains éléments qui pouvaient être des prédicteurs d’adhésion à une vision complotiste. Évidemment, ce n’est pas uniforme. D’abord, on constate que l’âge est un facteur important. Les plus jeunes sont les répondants qui adhèrent le plus aux énoncés que nous leur avons soumis. On parle ici de la catégorie des 18-54 ans qui constitue la frange la plus susceptible de la population d’adhérer à notre indice d’adhésion aux théories conspirationnistes, ce qui est préoccupant. Nos prochaines recherches vont porter sur les 13-17 ans qui, ne l’oublions pas, ont sans doute été très actifs sur Internet pendant la longue période de confinement, et ce, dans un contexte de déscolarisation. Ils sont, par le fait même, susceptibles d’avoir été fortement exposés à toutes sortes de thèses déformantes de la réalité, que ce soit en lien avec la COVID ou avec les vaccins jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001.
Par ailleurs, bien qu’il y ait des gens très scolarisés dans ces mouvements, il y a une corrélation significative entre une plus faible scolarisation et le niveau d’accord à l’indice d’adhésion. Moins d’universitaires sont ainsi susceptibles d’adhérer aux thèses complotistes, possiblement en raison du sens critique que l’on acquiert à l’université. La poursuite des études permet de mieux comprendre comment fonctionne la science et pourquoi la démarche scientifique est faite de bonds et de reculs, de vérifications et de contre-vérifications. L’éducation à la littératie numérique est aussi importante dans le choix des sources d’information.
On observe que, plus les gens suivent les sites de nouvelles de médias traditionnels et consultent les sites officiels des autorités publiques, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de Santé-Canada, moins ils sont enclins à être en accord avec l’indice complotiste.
Quels seraient les contours idéologiques du complotisme ?
Les idées complotistes semblent coller davantage à la vision des choses de l’extrême droite. La méfiance envers les autorités ressort de nos études avec beaucoup d’acuité. Plus les gens sont méfiants envers les autorités de la santé et les autorités politiques, plus ils seront sensibles politiquement aux discours conspirationnistes. L’idée que l’on cherche à nous contrôler se répand ainsi d’autant plus que les autorités sanitaires peuvent parfois revoir leurs directives, ce qui donne à l’occasion l’impression qu’il y a des choses que l’on nous cache.
Il faut souligner par ailleurs que plus les gens sentent que la COVID-19 représente une menace, plus ils ont tendance à adopter une vision complotiste des choses. Le fait de voir sa santé menacée ou de craindre de traverser des épreuves financières pousse à rechercher des explications qui font sens. Nous sommes face à l’absence de traitements préventifs efficaces et de moyens de protection. Ainsi, à défaut de trouver des éléments de réponse assez concrets dans les discours des autorités légitimes, on se tourne vers des ordres d’explication qui ont le mérite d’identifier des coupables et de donner sens à ce qui semble nous dépasser. Une théorie du complot fournit des paramètres qui sont sécurisants dans un certain sens parce qu’elle permet de donner des explications simples à des phénomènes complexes tout en laissant croire qu’on a ainsi un contrôle sur les événements.
Quelque 23 % de Québécoises et Québécois croient que le virus de la COVID a été créé en laboratoire. Treize pour cent suspectent même un lien entre ce virus et la technologie 5G. Selon une récente étude de l’Université d’Oxford, plus de 30 % des Britanniques adhèrent, à des degrés divers, à ce genre de croyance. Qu’est-ce que ces chiffres disent sur notre époque ? Au-delà de la crise des démocraties (et de la représentation) ou de celle des figures d’autorité inhérente à l’individualisme triomphant, la quête d’une communauté d’appartenance capable de voir clair dans un monde de « moutons », comme ils le disent eux-mêmes, n’est-elle pas un facteur de mobilisation déterminant ?
 Il est difficile d’avoir une vision uniforme. Probablement que tous les éléments que vous pointez sont à considérer. Certes, appartenir à un groupe qui puisse briser l’isolement et offrir des réponses en contexte d’insécurité donne sans doute un plus grand sentiment de contrôle sur la situation. À cet égard, j’ai des collègues qui ont fait des rapprochements entre ce phénomène et celui des sectes. Les réseaux sociaux participent à donner l’impression d’appartenir à un mouvement capable de changer les choses, dans le cas présent de « résister ». Et cela pousse par le fait même à s’isoler de ceux qui n’adoptent pas cette vision.
Ce qui étonne chez de nombreux complotistes québécois, c’est leur identification à Donald Trump qu’ils considèrent non pas comme un membre de la « classe dominante », pour parler la langue de Marx, mais comme l’ennemi de l’État profond et l’allié des petits. C’est exactement la philosophie de la droite dure américaine qui n’a jamais renié l’héritage impérialiste des États-Unis à l’égard des petites nations. Il est ainsi pour le moins surprenant que des nationalistes québécois se collent à cette frange radicale des républicains et autres groupuscules « trumpistes ».
De voir le drapeau des patriotes à côté de celui des États-Unis et du mouvement QAnon est en effet surprenant. Ce que cela indique, c’est qu’il y a une confusion des messages et un mélange des idéologies parfois contradictoires qui ne peut que générer la confusion. En Allemagne, l’un des chefs du mouvement anti-masque est un végane habituellement plus à gauche du spectre politique avec la défense des animaux, mais qui marche avec des néonazis notoires à ses côtés. Ce qui semble rassembler ces gens, c’est le refus de se soumettre à l’État profond, d’où ici même l’idée que Donald Trump est la seule figure capable de faire échec à ces forces obscures, ce qui ébranle, il faut en convenir.
C’est peut-être là leur plus grande faiblesse finalement. Cette confusion des genres risque à terme de générer des tensions et des divisions. Il en est de même de leur cible qui est des plus paradoxale. Les complotistes prétendent en effet être des rebelles qui luttent pour la sauvegarde de la « liberté » dont la définition demeure plutôt nébuleuse. Mais les citoyens doivent se soumettre aux lois comme à l’ensemble des règles qui régissent par exemple la conduite automobile. Là-dessus, leur objectif parait confus et incohérent. Pourquoi ce qu’ils appellent « l’État profond » chercherait-il à accroître son « contrôle » sur des populations déjà largement obéissantes et conformistes ? On en vient ainsi à se demander à qui profitent ces théories en fin de compte ?
 Il faut préciser la différence entre ceux qui partagent des énoncés complotistes et ceux qui partagent et surtout créent de fausses nouvelles, ce qui n’est pas la même chose. Dans le second cas, lors de la création de ces contenus, il s’agit d’un geste intentionnel et conscient. On sait qu’il s’agit de faussetés qui peuvent peut-être servir des intérêts politiques ou financiers. Les gens qui les partagent y croient toutefois souvent. Dans le cas des théories complotistes, beaucoup de gens qui participent à leur circulation le font sans défendre des intérêts. Ils le font généralement de bonne foi parce qu’il leur semble qu’il s’agit là de vérités à faire connaître. Cela ne cache pas une intention au départ. Bien sûr, ce qui est un peu différent, ce sont les instigateurs et les leaders derrière ces théories dont certains ont des intérêts soit de notoriété soit d’avantages politiques. Là-dessus, la crise de la COVID a contribué à élargir la popularité d’individus qui seraient probablement restés inconnus autrement.
Inciter les gens à ne pas se protéger et à refuser la vaccination, en invoquant la liberté d’expression, c’est prendre le risque de poursuites au criminel, voire de sanctions graves. Qui devrait s’inquiéter ?
Est-ce que les têtes de proue du mouvement devraient s’inquiéter de sanctions légales ? Pour l’instant, au Canada, il n’existe aucune loi contre les fausses nouvelles. Une telle loi serait difficile à appliquer. Démêler le faux du vrai n’est pas une mince tâche. On sait que ce que l’on croyait faux à un moment peut éventuellement se révéler vrai. On croyait au début de la pandémie que les animaux ne pouvaient pas donner la maladie jusqu’à ce qu’on découvre le contraire. Une telle loi n’est pas souhaitable quand on voit qu’ailleurs certains régimes autoritaires vont utiliser de telles législations pour réprimer des oppositions légitimes et non violentes. Le contrôle des fausses nouvelles peut ainsi servir politiquement des gouvernements qui visent à bâillonner des opposants.
Cela dit, dans nos démocraties, il est possible de voir des gouvernements faire pression sur les géants du Web pour mieux baliser ce qui circule sur leurs plateformes. Les mesures adoptées jusqu’ici par ces grandes entreprises contre la désinformation ne sont pas optimales, et on comprend que leurs intérêts à eux ne sont pas de contrôler ce gendre de message. C’est un enjeu majeur auquel il faudra réfléchir avant une autre pandémie. Quoi qu’il en soit, il faut continuer de miser sur l’éducation de manière à ce qu’à défaut d’empêcher les fausses nouvelles, on puisse informer les gens des façons de juger de la véracité de ce qu’ils voient passer sur le Web. Il faut miser davantage sur la littératie numérique et sur l’éducation au processus journalistique.
Est-ce qu’il faut s’inquiéter de la popularité de ces mouvements ? Je crois que oui dès l’instant où il y a un risque de basculement dans la violence. Outre les menaces de mort, il y a des jeunes au Québec et ailleurs en Europe qui mettent le feu à des tours 5G. À côté de ces actes symboliques puissants qui peuvent être dangereux, il y a chaque jour des gens qui subissent du harcèlement, voire des menaces. On a parlé du « virus chinois » au début de la crise, ce qui s’est traduit par des agressions racistes à l’endroit de gens d’origine asiatique. On a vu simultanément une montée de l’antisémitisme.
Rien n’empêche de croire que le phénomène va s’essouffler.
 

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