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Changer le monde par le bas

Jonathan Durand Folco, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021. Professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul.

Dans le contexte inédit de la pandémie mondiale de COVID-19, les débats stratégiques sur les formes de la « relance » et de la « transition » ont ressurgi dans toute leur acuité. Face à l’urgence de la crise sanitaire et les menaces d’effondrement du système économique, les États sont soudainement réapparus comme des puissances publiques capables d’intervenir promptement pour fermer ou soutenir des secteurs entiers de l’économie. Alors que le discours néolibéral clamait depuis des décennies que l’État devait simplement s’adapter aux diktats du marché, de la compétitivité et de l’économie mondialisée, la pandémie a rapidement démenti cette vue de l’esprit en faisait réapparaître le rôle central des institutions publiques dans la défense de l’intérêt général subitement menacé par le coronavirus.
Or, ce retour en force de la souveraineté de l’État, lequel se manifeste également par la montée des nationalismes autoritaires à travers le monde, n’est pas nécessairement garant de justice sociale, de démocratie et de transition écologique. Bien au contraire, le renforcement de la souveraineté nationale est souvent utilisé comme moyen pour refermer les frontières, réduire les flux d’immigration, attaquer les droits des minorités, réprimer les mouvements sociaux, voire accélérer la destruction des écosystèmes comme dans le cas inquiétant du Brésil sous le régime Bolsonaro. L’opposition simpliste entre capital et État conduit ainsi à un piège pour la pensée socialiste. Comme le soulignent Pierre Dardot et Christian Laval dans leur plus récent ouvrage[1] : « Ce piège consiste à opposer la puissance du capitalisme mondial et la souveraineté des États, et nombreux sont ceux qui veulent nous y enfermer. […] Continuer à opposer État et capitalisme est une erreur intellectuelle qui ne peut qu’entraîner des fautes stratégiques de la part de ceux qui luttent pour le dépassement du capitalisme ».
Selon nous, le débat classique entre marxistes et anarchistes sur la question stratégique de l’État – « faut-il prendre le pouvoir ou plutôt changer le monde sans prendre le pouvoir? » – mérite d’être recadré à une autre échelle de l’action politique : celle du pouvoir local, de la ville ou du palier municipal. Bien que la municipalité ne soit pas complètement détachée de l’État central, car elle demeure une sous-partie de cet appareil – l’État local –, il n’en demeure pas moins que ce « gouvernement de proximité » conserve une « autonomie relative » faisant de cette institution un espace intéressant pour articuler diverses stratégies de transformation sociale.
Dans ce texte, nous n’aborderons pas d’emblée l’épineuse question du rôle de l’État dans une stratégie globale de dépassement du capitalisme. Nous déplacerons plutôt la réflexion vers le rôle spécifique que pourrait jouer la conquête des institutions municipales et leur transformation comme levier de changement social. Pour ce faire, nous reprendrons brièvement la typologie des stratégies de transformation sociale développée dans le dernier ouvrage du sociologue marxiste Erik Olin Wright : écraser, démanteler, domestiquer, résister, ou fuir le capitalisme. Loin de s’opposer, plusieurs de ces stratégies sont susceptibles de se combiner et de créer des synergies à l’échelon municipal.

Cinq stratégies de changement social

Dans Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle[2], Wright distingue cinq logiques stratégiques qui ont pour objectif de répondre aux méfaits du capitalisme. La première stratégie, issue du marxisme révolutionnaire, vise à écraser le capitalisme en créant une rupture par le biais de la conquête du pouvoir d’État, comme dans le cas de la révolution russe. La deuxième stratégie a pour but de démanteler les structures du capitalisme par une série de réformes radicales et d’introduire les éléments d’une alternative socialiste. La troisième stratégie consiste à domestiquer le capitalisme par une combinaison de réformes et de régulations pour redistribuer la richesse, que ce soit par des programmes sociaux ou des services publics.
Une quatrième logique aspire plus largement à résister au capitalisme, c’est-à-dire « à influencer l’État ou à empêcher ses actions, mais pas à en exercer le pouvoir », par la voie des mouvements sociaux et diverses formes d’action collective : marches, occupations, grèves, blocages, actions directes, etc. Contrairement aux stratégies du démantèlement et de la domestication du capitalisme qui s’orientent vers le « pouvoir des urnes », la résistance exprime plutôt le « pouvoir de la rue ». Enfin, la cinquième logique stratégique cherche à fuir le capitalisme en construisant des solutions de rechange sociales et économiques de façon autonome, à l’extérieur des institutions publiques. Cette stratégie s’incarne notamment dans les diverses expériences de retour à la terre (écovillages et communautés visant l’autosuffisance), la création de coopératives de travail, des initiatives citoyennes, etc.
Afin de conceptualiser les relations entre ces cinq stratégies, Wright mobilise la métaphore du jeu pour distinguer différents niveaux du système social. Au niveau structurel ou systémique, certaines règles définissent le « jeu » auquel on joue, par exemple la propriété privée des moyens de production, le marché et l’impératif d’accumulation qui définissent le capitalisme. Ensuite, au niveau institutionnel, on peut distinguer d’autres règles du jeu qui peuvent définir différentes variantes du capitalisme à travers l’histoire ou les pays. Enfin, les acteurs sociaux peuvent jouer différents coups pour essayer de gagner la partie en fonction de leurs intérêts. Wright distingue également deux objectifs de la lutte politique : atténuer les problèmes ou neutraliser les préjudices liés au capitalisme, puis dépasser les structures de ce système économique. Il reprend ainsi les cinq logiques stratégiques évoquées plus haut en montrant leur échelle d’intervention et leur objectif spécifique.
Figure 1 – Typologie des stratégies anticapitalistes[3]
Objectif de la lutte
Neutraliser les préjudices
Dépasser les structures
Niveau du système
Le jeu lui-même
Écraser
Les règles du jeu
Domestiquer
Démanteler
Les coups à jouer dans le jeu
Résister
Fuir
À la suite de cet aperçu des différentes stratégies anticapitalistes, laquelle devrions-nous adopter ? De son côté, Wright préconise une combinaison complexe visant à domestiquer, résister, fuir et démanteler le capitalisme sur différents fronts à la fois. Il nomme cette articulation la stratégie d’érosion du capitalisme, qu’il décrit de la manière suivante :
Des activités économiques alternatives, non capitalistes, où prévalent des relations démocratiques et égalitaires, émergent dans les niches d’une économie dominée par le capitalisme. Ces activités doivent se développer au fil du temps, aussi bien spontanément que par le biais d’une stratégie délibérée. Certaines d’entre elles sous la forme d’adaptations et d’initiatives venues de la base. D’autres activement organisées ou parrainées d’en haut par l’État afin de résoudre des problèmes pratiques. Ensemble, elles sont les composantes de base d’une structure économique dont les rapports de production sont à la fois démocratiques, égalitaires et solidaires[4].

L’échelle municipale comme incubateur des communs

Le mouvement municipaliste, qui préconise la réappropriation collective des institutions municipales, permet d’articuler ces diverses stratégies de transformation sociale à l’échelle locale[5]. Wright partage d’ailleurs cet intérêt stratégique pour l’échelon municipal.
L’approfondissement de la démocratie ne passe pas seulement par la démocratisation de l’État national centralisé, mais aussi par celle des appareils d’État régionaux et locaux. Les luttes autour de la qualité démocratique de l’État local peuvent avoir une très grande importance pour penser la manière dont les initiatives étatiques peuvent élargir l’espace des initiatives économiques non capitalistes[6].
Dans un premier temps, l’institution municipale peut servir de véritable levier pour favoriser l’essor des communs, soit des innovations sociales et économiques solidaires cherchant à « fuir » le capitalisme. Le paradigme des communs[7] représente la voie privilégiée pour favoriser la gestion collective de bâtiments, lieux, biens, services et ressources partagées. Les communs sont en quelque sorte une façon de faire primer le droit d’usage, la durabilité et l’intérêt collectif en offrant un modèle de gouvernance alternatif à celui de la propriété privée et de la gestion centralisée étatique. Les jardins collectifs, les logiciels libres, Wikipédia et certaines entreprises autogérées sont quelques exemples de communs sociaux, numériques ou économiques.
Comme exemple de communs urbains à Montréal, mentionnons le fameux Bâtiment 7 situé dans le quartier Pointe-Saint-Charles[8], un bâtiment industriel réapproprié par la communauté qui regroupe actuellement des dizaines de projets (épicerie collaborative, microbrasserie coopérative, ateliers de réparation, etc.), ou encore la Communauté Milton-Parc qui regroupe le plus grand parc de logements coopératifs en Amérique du Nord au sein d’une fiducie foncière communautaire, c’est-à-dire des terrains collectivisés et préservés à perpétuité contre la spéculation immobilière. L’organisme Solon développe aussi divers projets dans l’esprit des communs, comme le système de partage de véhicule Locomotion, des espaces publics aménagés, ou encore Celsius, une coopérative de solidarité qui gère un réseau de chaleur géothermique dans les ruelles.
Les communs urbains peuvent se développer de façon autonome, avec l’auto-organisation des acteurs sociaux, mais leur développement peut être favorisé par un soutien actif des pouvoirs publics locaux. Comme le note Wright :
Les municipalités pourraient allouer des espaces dédiés aux coopératives dans le cadre de projets de développement de l’économie locale sur le long terme – par exemple, sous la forme de locations sur des terrains et dans des bâtiments dont elles sont propriétaires. Les espaces pourraient aussi être contrôlés par des fiducies foncières communautaires et gérés par des conseils d’administration élus par les coopératives et d’autres parties prenantes[9].
Par exemple, la ville de Barcelone a décidé de mettre de l’avant les communs et la promotion de l’économie sociale et solidaire au cœur de sa stratégie de développement économique. Elle a développé tout un écosystème qui favorise un modèle de « gestion civique » de lieux et de bâtiments publics, en faisant notamment la promotion de partenariats public-communautaire-coopératif.
Le fait que l’administration de Barcelone en commun (BeC) reconnaisse les communs comme un des piliers de la transformation du modèle de société capitaliste dominant, et adopte des politiques publiques en ce sens, permet de donner une légitimité à cette approche novatrice et de développer des outils de régulation favorable à leur pérennité[10].

Domestiquer le capitalisme à l’échelle locale

Outre la promotion systémique des communs urbains, une autre stratégie consiste à renforcer le rôle de la municipalité dans la gestion directe de différentes ressources, entreprises ou services publics. L’approche réformiste de la social-démocratie centrée sur l’État et les nationalisations peut ainsi être transposée dans le monde municipal par la promotion de l’intervention active des institutions municipales dans la vie économique. Par exemple, la stratégie de (re)municipalisation consiste à inverser la dynamique de privatisation en misant plutôt sur le contrôle public de secteurs-clés du développement social et économique. Alors que la remunicipalisation désigne le retour à une gestion publique de services qui étaient offerts par le secteur privé, la municipalisation désigne la mise sur pied de nouveaux services, par la création d’entreprises municipales ou de programmes de services locaux. Entre 2000 et 2019, 1408 cas de (re)municipalisation ont été recensés dans plus de 2400 villes et 58 pays des cinq continents[11].
Ces initiatives de (re)municipalisation opèrent dans une multitude de secteurs : eau, énergie, transports, télécommunications, gestion des déchets, éducation, santé et services sociaux, logement, loisirs, activités sportives et culturelles, alimentation, services funéraires, construction, stationnements, sécurité et services d’urgence, etc. De plus, elles peuvent prendre des formes institutionnelles variées : les municipalités peuvent reprendre le contrôle direct de certains services (par la création d’une entreprise municipale), ou encore miser sur diverses formes de partenariats public-public (régies intermunicipales), public-communautaire (avec des OBNL locaux), ou public-communs (cogestion et coproduction de services de proximité). Par exemple, la coopérative de télécommunications Antoine-Labelle assure la distribution d’Internet haute vitesse, de téléphonie et de télévision en collaboration avec la MRC Antoine-Labelle dans la région des Laurentides qui est propriétaire des infrastructures de fibre optique.
Les municipalités peuvent également contribuer à construire une forme de richesse collective (community wealth building) et soutenir l’économie locale par la création de synergies avec des communs, commerces indépendants et entreprises d’économie sociale et solidaire[12]. Les modèles de développement innovants de la ville de Cleveland[13] en Ohio (États-Unis) et de Prescott au Royaume-Uni sont d’ailleurs basés sur l’idée que les institutions locales ancrées dans le territoire, comme les municipalités, hôpitaux, écoles et caisses solidaires, peuvent représenter un levier majeur pour la relocalisation démocratique de l’économie et la revitalisation accélérée de villes défavorisées.
Politiques d’approvisionnement, clauses sociales, prêts à faibles taux d’intérêt, investissements publics et autres incitatifs mis en place par la municipalité et autres institutions locales facilitent la création d’un écosystème économique autocentré et résilient[14]. L’exemple du réseau des coopératives Evergreen à Cleveland – des entreprises collectives de réinsertion qui œuvrent dans l’installation de panneaux solaires, la production alimentaire locale et des services de buanderie – montre qu’une démocratisation de l’économie découle d’une fédération des initiatives locales et d’une stratégie concertée de la part des institutions locales[15].
De façon plus générale, la stratégie de domestication du capitalisme à l’échelle locale consiste à favoriser les synergies entre les forces citoyennes, les pouvoirs publics municipaux et les initiatives de l’économie sociale et solidaire (incluant les communs) afin d’accélérer la démocratisation de la vie sociale, économique et politique. Les municipalités peuvent utiliser leurs pouvoirs, même s’ils sont limités, afin de réguler davantage l’économie privée centralisée (composées des grandes corporations) et décentralisée (constituée par les compagnies de l’économie collaborative capitaliste comme Uber et Airbnb), en développant des solutions de rechange publiques et coopératives au niveau local.

Résistances et convergence des luttes

La multiplication des initiatives locales, communs urbains, projets locaux et interventions des pouvoirs publics municipaux ne serait possible sans la mobilisation citoyenne et les luttes sociales. La stratégie de résistance face au capitalisme se manifeste de multiples façons sur le terrain municipal qui devient un terrain privilégié d’actions collectives et de mouvements contestataires.
Pensons d’abord aux luttes contre l’embourgeoisement (gentrification), que ce soit par les comités logement, les actions directes et les autres groupes d’intervention issus du milieu associatif et communautaire. Outre les enjeux-clés entourant le logement, il existe également diverses luttes concernant la défense de groupes marginalisés, que ce soit les personnes autochtones ou en situation d’itinérance. Même la lutte contre le racisme systémique peut s’incarner de façon exemplaire à l’échelle locale, comme en témoigne la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques à Montréal qui fut lancée en 2019 à la suite du droit d’initiative (pétition citoyenne signée par 16 700 personnes) qui mena à la rédaction d’un rapport de 260 pages incluant 38 recommandations[16].
Le mouvement des « villes sanctuaires », « villes refuges » ou « villes hospitalières » représente un autre signe de l’intervention croissante des municipalités dans des domaines touchant habituellement les prérogatives régaliennes de l’État national, comme l’immigration. Dans un contexte sociopolitique où les partis national-populistes (de la droite conservatrice à l’extrême droite) contrôlent des gouvernements nationaux de plusieurs pays en Amérique, en Europe ou en Asie, les grandes villes deviennent en quelque sorte des espaces de résistance, où les luttes pour la justice migratoire (comme Solidarité sans frontières) trouvent une nouvelle prise pour faire entendre leurs revendications.
Somme toute, presque tous les « nouveaux mouvements » pour la justice sociale (écologistes, féministes, antiracistes, décoloniaux, LGBTQ+) peuvent trouver écho à l’échelon municipal, que ce soit par des mobilisations pour la mobilité durable (transports publics gratuits, pistes cyclables), contre le harcèlement de rue, contre le profilage racial et la brutalité policière, contre la discrimination des communautés autochtones, etc. Même le mouvement ouvrier, qui fut historiquement marqué par l’action des syndicats envers le gouvernement central, peut aussi obtenir des gains sur la revendication du salaire minimum à 15 dollars de l’heure, comme la ville de Seattle qui, à l’initiative de la conseillère municipale socialiste Kshama Sawant, a réussi à faire passer cette réforme.
Enfin, un nombre croissant de mobilisations populaires prennent forme au sein des espaces urbains ou périurbains, en investissant des espaces locaux de mobilisation, que ce soit le mouvement des places (Occupy, 15-M en Espagne, Nuit debout en France) ou encore les Gilets jaunes en France qui ont investi les ronds-points et dont les tendances les plus critiques font explicitement référence au municipalisme et à la Commune des communes[17]. Déjà en 1968, Henri Lefebvre faisait référence au principe fédérateur du « droit à la ville », et ce mot d’ordre semble toujours autant d’actualité à une époque où les multiples mouvements sociaux à l’échelle locale semblent converger vers des plateformes citoyennes, listes participatives et coalitions électorales se revendiquant du municipalisme[18]. Somme toute, s’il y a bien un terrain où la fameuse « convergence des luttes » semble pouvoir fonctionner, c’est bien à l’échelle municipale que cet idéal semble pouvoir s’incarner dans l’action.

Démanteler le système à l’échelle locale ?

Finalement, la stratégie du démantèlement est sans doute la plus ardue à concrétiser au niveau municipal. Pour quelle raison ? La première limite du pouvoir municipal est celle qui touche les compétences restreintes de la municipalité, qui ne contrôle ni la monnaie, ni l’armée, ni le pouvoir législatif de l’État national, ni les principaux leviers d’imposition et de taxation, ni les traités internationaux, etc. Autrement dit, la municipalité est certes un État local, mais c’est un État subordonné et amputé. C’est pourquoi l’une des principales revendications du municipalisme est la décentralisation et l’autogouvernement local.
Par ailleurs, il est clair qu’une stratégie d’érosion du capitalisme basée sur la multiplication des communs, les(re)municipalisations, la convergence des luttes et la régulation de l’économie capitaliste à l’échelle locale restera confrontée aux obstacles systémiques du capitalisme en l’absence d’une intervention des paliers supérieurs de gouvernement, ou d’une transformation des structures économiques et politiques à l’échelle nationale. C’est pourquoi l’une des stratégies de démantèlement consisterait à mettre en place une assemblée constituante dont les travaux pourraient éventuellement déboucher sur la proposition d’une république communale décentralisée[19].
Une autre stratégie, davantage révolutionnaire, consisterait à miser sur une rupture démocratique plus large, en créant par exemple une zone élargie d’autonomie municipale à l’instar d’une stratégie inspirée du mouvement de libération zapatiste au Chiapas ou de la révolution kurde du Rojava[20]. Exemple classique du XIXe siècle, la Commune de Paris de 1871 représente sans doute l’exemple le plus mondialement connu d’une tentative de démantèlement, rupture avec le capitalisme à l’échelle municipale.
Enfin, l’un des ingrédients d’une transformation sociale dans la perspective du démantèlement consisterait à combiner l’intervention de partis municipalistes ou de gauche radicale à l’échelle locale et nationale, comme en Catalogne où le parti municipaliste, indépendantiste, féministe et anticapitaliste Candidatura d’Unitat Popular (CUP) préconise la création d’une république catalane communiste décentralisée, en se présentant tant aux échelles municipales que nationale. Ce ne sont là que quelques exemples de stratégies municipalistes qui peuvent se concrétiser à la fois par le bas et par le haut, afin d’accélérer l’érosion du capitalisme et la lutte contre différents systèmes de domination.

Pour conclure

La municipalité ne représente pas la solution unique à tous les problèmes stratégiques de la gauche. Il est presque certain qu’en l’absence d’une intervention à l’échelle supramunicipale, c’est-à-dire régionale, nationale et internationale, on ne pourra espérer opérer une transformation sociale digne de ce nom. Cela dit, plutôt que de miser sur une seule stratégie (la fuite, la résistance, la domestication ou le démantèlement), la voie de l’érosion qui consiste à articuler différents fronts d’action afin d’affaiblir les structures et les mécanismes de la société capitaliste représente le meilleur chemin à emprunter pour amorcer la longue marche de l’émancipation.
Figure 2- Stratégies de transformation municipalistes
Atténuer les problèmes
Dépasser les structures
Domestiquer : remunicipalisations, soutien aux communs et à l’économie sociale et solidaire, régulation de l’économie capitaliste locale
Démanteler : assemblée constituante, rupture communale, articulation à une prise du pouvoir à l’échelle nationale
Résister : convergences des luttes (écologistes, antiracistes, féministes, ouvrières, décoloniales, etc.)
Fuir : économie solidaire, résilience locale, création de communs urbains (bâtiments, fiducies foncières, etc.)

[1] Pierre Dardot et Christian Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, Paris, La Découverte, 2020.
[2] Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2020.
[3] Wright, op. cit., p. 32.
[4] Ibid., p. 36.
[5] Jonathan Durand Folco, À nous la ville ! Traité de municipalisme, Montréal, Écosociété, 2017.
[6] Ibid., p. 78.
[7] Pour une analyse plus détaillée, voir Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.
[8] La Pointe libertaire, Bâtiment 7. Victoire populaire à Pointe-Saint-Charles, Montréal, Écosociété, 2013.
[9] Jonathan Durand Folco et al., Les communs urbains. Regards croisés sur Montréal et Barcelone, ouvrage collectif produit par le Centre international de transfert d’innovations et de connaissances en économie sociale et solidaire (CITIES), 2019, <http://cities-ess.org/wp-content/uploads/2019/04/CITIES_fiche-communs-toutes-1.pdf>.
[10] Ibid., p. 83.
[11] Satoko Kishimoto, Lavinia Steinfort et Olivier Petitjean (dir.), The Future is Public. Towards Democratic Ownership of Public Services, Amsterdam, Transnational Institute, 2019, <www.tni.org/files/publication-downloads/futureispublic_online_def_14_july.pdf>.
[12] Marjorie Kelly et Sarah McKinley, « Cities building community wealth », The Democracy Collaborative, 31 octobre 2015, <https://democracycollaborative.org/learn/publication/cities-building-community-wealth>.
[13] Benzamin Yi, « The Cleveland model », The Democracy Collaborative. 12 septembre 2014. <https://community-wealth.org/content/infographic-cleveland-model>.
[14] Matthew Brown, Ted Howard, Matthew Jackson et Neil McInroy, « A new urban economic system : the UK and the US », dans John McDonnell (dir.), Economics for the Many, New York, Verso, 2018.
[15] Lily Song, « Evergreen Cooperative Initiative. Anchor-based strategy for inner city regeneration », Urban Solutions, vol. 4, 2014, p. 50-56.
[16] Office de consultation publique de Montréal (OPCM), Racisme et discrimination systémiques dans les compétences de la Ville de Montréal, rapport de consultation publique, 3 juin 2020, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P99/rapport-reds.pdf>.
[17] Didier Fradin, « La Commune des communes à Commercy : récit d’une rencontre des municipalismes français », Commonspolis, 20 février 2020, <https://commonspolis.org/fr/communaute/la-commune-des-communes-a-commercy-recit-dune-rencontre-des-municipalismes-francais/>.
[18] Elisabeth Dau, À contre-courant. Un bilan des dynamiques de listes participatives aux élections municipales françaises en 2020, rapport, Mouvement Utopia et CommonsPolis, 24 août 2020, <https://www.les-communs-dabord.org/rapport-a-contre-courant-un-bilan-des-dynamiques-de-listes-participatives-aux-elections-municipales-francaises-en-2020-par-elisabeth-dau/>.
[19] Voir Jonathan Durand Folco, Esquisse d’une nouvelle république communale, blogue Carnets rouges, 13 août 2017, <https://carnetsrouges.net/esquisse-dune-nouvelle-republique-communale/>.
[20] Voir à ce titre Olivier Grojean, La révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie, Paris, La Découverte, 2017.

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