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La COVID-19 et le bien-être des personnes

Échange avec Jeanne-Marie Rugira[1]
Geneviève Talbot[2], Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021
Chargée de programme Afrique de l’Ouest, environnement et agriculture
  1. T. – On dit de l’épidémie de COVID-19 qu’elle est un révélateur des inégalités. Qu’en pensez-vous ?
J.-M. R. – Je suis bien d’accord avec cette affirmation. On n’a qu’à regarder de près les chiffres qui témoignent des effets démesurés de cette crise sanitaire sur les personnes âgées, sur les femmes qui sont majoritaires dans les métiers de soin (infirmières, auxiliaires, préposées aux bénéficiaires, proches aidantes…). À cet égard, le cas de Montréal-Nord, ou encore celui des demandeurs d’asile sont très éloquents. Les pouvoirs publics un peu partout dans le monde occidental accusent régulièrement les populations pauvres, les communautés racisées, pour ne citer que celles-là, de ne pas être assez disciplinées quand leurs quartiers deviennent de gigantesques foyers de contamination. Mais personne ne pense que ce sont ces personnes qui maintiennent debout nos services de santé où elles travaillent majoritairement à leur corps défendant, et ce, pour des salaires de misère.
  1. T. – La pandémie a aussi été un révélateur des failles du modèle économique. Felwin Sarr parle de la nécessité de passer à l’économie du vivant, d’autres comme Isabelle Delannoy de l’économie symbiotique… Selon vous, que retenir de l’impact de la pandémie sur les économies ?
J.-M. R. – J’ai le sentiment que dans cette crise la nature nous parle, mais que nous sommes malheureusement « durs d’oreille ». Il est clair qu’avec cette pandémie « le roi est nu », comme dit la sagesse populaire. Toutes les failles de notre civilisation sont mises à nu. Les effets du capitalisme mondialisé sur les inégalités sociales, la crise climatique, la déstabilisation des sociétés, la spoliation des terres, la déshumanisation des populations plus vulnérables, etc., sont absolument dramatiques. Cette pandémie a montré à toutes et à tous que nous ne sommes pas si séparés que ça, que les frontières et les phénomènes identitaires d’enfermement sur soi ne peuvent en aucun cas nous protéger de ce virus, tout comme l’effondrement social, économique ou climatique dans une région du monde a des impacts directs sur d’autres régions. On voit bien que ce qui se passe en Chine a des répercussions directes aux États-Unis, au Brésil, en Australie, en Italie comme en Afrique du Sud, et ce, en si peu de temps. Ce constat me semble super interpellant. Il nous invite à changer de paradigme, à changer le regard que nous posons sur nous, nos territoires, les autres, quelle que soit leur situation historique et géopolitique. Je suis bien d’accord avec Felwin Sarr; il nous faudra une économie solidaire, qui replace l’interdépendance de tous les vivants au cœur de ses préoccupations et de son organisation.
Pour moi, les penseurs comme Felwin Sarr, Isabelle Delannoy ou encore Alain Deneault sont des visionnaires. Je suis d’accord avec eux dans la mesure où je crois que cette pandémie donne à penser que le capitalisme tel qu’on l’a connu jusqu’à aujourd’hui ne pourra pas durer indéfiniment. En effet, la notion d’économie ne pourra à l’infini se concentrer prioritairement sur l’augmentation des capitaux des plus riches. L’économie devra se conjuguer avec l’écologie. Pour Deneault[3], à l’instar de Sarr, cette pandémie, tout comme la crise climatique et les autres crises dans lesquelles nous sommes déjà installés, sont à la fois des problèmes économiques et relationnels. S’il y a une résolution possible, elle ne pourra qu’être solidaire. Toujours selon Deneault, la solution à nos crises actuelles devra permettre de penser et de construire des relations saines entre les éléments, entre les personnes, les nations, les peuples et leur imaginaire, entre les gens et leurs idées, leurs symboles. Elle devra absolument soigner le rapport au vivant et arrêter d’être exclusivement mise au service des puissants et au prix de la vie des personnes, des communautés, des régions du monde plus vulnérables. Dans une telle perspective, nos économies extractivistes qui vident les sous-sols des pays du Sud tout en exploitant les enfants et en condamnant la vie de communautés entières devront être évaluées sur leur contribution à la santé, au soin et au bien-être des populations, à leur capacité de préserver la vie et de favoriser la cohésion sociale au sud comme au nord. Une telle économie pourrait créer des écosystèmes qui ne détruisent ni l’environnement ni les liens et les systèmes socioculturels. S’il y a un avenir pour ce monde, il devra tenir compte de notre communauté de destin et de l’interdépendance de tous les vivants.
  1. T. – Les mesures sanitaires adoptées pour lutter contre la pandémie nécessitent l’isolement social. Comment évaluez-vous l’impact de la pandémie sur le collectif, la communauté, le vivre ensemble ? En fait, les rapports humains, le rapport à l’autre dans sa proximité, le toucher, sont toutes des actions mises à mal avec cette pandémie. Quel est l’impact sur notre humanité ?
J.-M. R. – Cette question me trouble beaucoup, je dirais même qu’elle m’angoisse. Ce qui me désole le plus, c’est de réaliser à quel point nos dirigeants comme nos systèmes de santé mentale sont encore dans une vision du monde qui sépare le corps et l’esprit. Ainsi, on peut s’imaginer qu’il est possible de sauvegarder la santé d’une personne, d’une famille, d’une communauté ou encore d’une nation en s’occupant de la santé physique et en ignorant la santé psychique et relationnelle. La COVID-19 me semble moins effrayante que ses effets sur la santé mentale des populations. Nos enfants souffrent d’anxiété, nos personnes âgées de démence et les suicides se multiplient à une vitesse déroutante. L’isolement, l’incapacité de gérer les émotions qu’entrainent l’incertitude, la perte des repères, l’appauvrissement des populations, la rareté et l’inaccessibilité des soins psychologiques, le rétrécissement des occasions de relations sociales satisfaisantes, le télétravail, la peur de l’autre, ainsi que les dérives démocratiques habituelles sont autant de facteurs qui me rendent pessimiste. Quand nous étions libres de nous serrer la main, de nous embrasser, de bercer nos petits-enfants, d’entourer nos parents vieillissants, d’accompagner nos aîné·e·s en fin de vie et d’enterrer nos morts, nous ne savions pas encore à quel point le corps humain est un facteur déterminant de notre indice de bien-être. Nous avons dramatiquement besoin des autres, pour vivre, aimer, créer, agir. Nous avons besoin de conditions pour avoir un rapport sain avec nous-mêmes, avec les autres, avec notre territoire et avec le monde. Nous avons à mon avis des responsables politiques qui ne regardent pas dans la bonne direction pour nous donner une chance de construire une véritable résilience communautaire. Je m’inquiète également des messages que nous sommes en train d’envoyer à nos enfants qui sont socialisés dans la peur de l’autre. Nous sommes en train de laisser dangereusement s’effriter notre tissu social et se détériorer nos conditions relationnelles. Je ne suis pas contre les mesures proposées, je suis juste scandalisée de la priorisation de l’économie et de la santé du corps au détriment de la santé psycho-affective, relationnelle et spirituelle dans nos communautés, nos institutions, nos écoles, voire nos universités.
  1. T. – Que nous révèlent les réactions des personnes de pouvoir face à la COVID-19 sur les stéréotypes ? Par exemple, la réaction de Donald Trump, ou encore celles des femmes de pouvoir par rapport à celles des hommes de pouvoir ? Pouvons-nous réellement voir une différence ?
J.-M. R. – Lorsque je regarde de près le leadership des femmes chefs d’État, que ce soit en Allemagne, Nouvelle-Zélande, Finlande, Islande, Estonie, Norvège, Éthiopie, Namibie, Barbade, Bangladesh ou encore Taïwan, j’avoue que je nous souhaite un gouvernement à majorité féminine et surtout dirigée par une femme visionnaire comme on peut le voir dans ces pays. À côté de ces femmes d’exception, ça devient désolant de regarder le modèle de plus en plus populiste, autoritaire, centré sur l’argent et le culte de la personnalité qui met en péril nos démocraties. On peut voir ce modèle qui fait à la fois peur et honte se déployer aux États-Unis, au Brésil, en Angleterre, en France, en Russie, comme dans plusieurs autres pays, y compris au Québec, dans une version plus légère. Je choisirais mille fois plus le leadership d’une Manon Massé, d’une Véronique Hivon ou d’une Catherine Dorion que celui des hommes de pouvoir que nous voyons se déployer actuellement.
  1. T. – Selon vous, les impacts économiques et sociaux de la COVID-19 varient-ils d’une communauté, d’un pays à l’autre ? Est-ce que certaines formes d’organisation sociale seraient plus résilientes face à de tels chocs ?
J.-M. R. – J’ai parfois le sentiment que les sociétés économiquement défavorisées, culturellement soudées et socialement plus solidaires risquent de mieux s’en tirer. D’une part, elles sont entrainées à vivre avec l’incertitude, à gérer l’imprévu, à rebondir, à ne pas exiger le confort et le contrôle de la réalité pour avancer. En effet, comme le disait si bien Edgar Morin dans une entrevue en avril 2020[4] : « Ce qui est très intéressant, dans la crise du coronavirus, c’est qu’on n’a encore aucune certitude sur l’origine même de ce virus, ni sur ses différentes formes, les populations auxquelles il s’attaque, ses degrés de nocivité… Mais nous traversons également une grande incertitude sur toutes les conséquences de l’épidémie dans tous les domaines, sociaux, économiques… »
Pour moi, il est clair que le Sud global, d’une manière générale, sait mieux que l’Occident accepter l’incertitude, accepter de vivre avec elle. Les peuples du Sud ne sont pas habitués à avoir besoin de certitudes, de prédire le futur, de contrôler l’environnement, comme dans la mentalité planificatrice du Nord. Dans les sociétés africaines par exemple, même les enfants savent que la maladie, la vulnérabilité, l’incertitude, la mort peuvent survenir à n’importe quel moment, et qu’elles constituent indiscutablement des éléments indissociables de la condition humaine. C’est ainsi que, dans la plupart des circonstances, on planifie des choses, mais on ne fait aucune promesse sans ajouter « Inch’Allah[5] », comme disent les musulmans. À cet égard, il me semble évident que l’incertitude occasionnée par cette crise sanitaire dont on ne voit pas encore le bout et dont on ne connait pas encore les conséquences sur nos vies est moins anxiogène pour les peuples du Sud que pour ceux du Nord. On voit actuellement comment dans plusieurs pays occidentaux, la santé mentale de la population vacille.
Je crois que malgré la gravité de la crise économique, les communautés vont se serrer les coudes et rebondir plus rapidement… voire être moins déstabilisées. J’ai le sentiment que la conscience de notre interdépendance, qu’une organisation communautaire, des stratégies locales, bienveillantes, créatrices et solidaires seront pleines de promesses. Plusieurs pays d’Afrique subsaharienne ont dû lutter contre l’épidémie d’Ebola depuis 2013. Malgré la fragilité des infrastructures de santé, les services de santé comme les communautés avaient depuis longtemps l’habitude et la maitrise de la gestion des épidémies. Ainsi, les populations comprenaient assez bien et assez vite les mesures de santé publique. Nulle part, la nécessité d’isoler des personnes infectées, de rechercher leurs contacts pour les mettre en quarantaine le temps de les faire tester en vue de protéger les communautés, n’était remise en question. Toutes ces compétences acquises dans la gestion des épidémies comme le choléra et l’Ebola ont beaucoup aidé le continent dans la gestion de la COVID-19. Comme en témoigne la Dre Rosemary Onyibe[6], dès l’apparition de la pandémie, les équipes qui travaillaient sur le dossier de l’éradication de la polio au Nigéria ont été rapidement réorientées pour éduquer les communautés sur la nouvelle pandémie. Il est clair que la force du continent réside dans ses relations humaines, ce socle solide d’un système solidaire de santé communautaire qui a fait ses preuves. Précisons également que dans ces pays, il n’y a pas de lourdeurs administratives et bureaucratiques qui, en Occident, handicapent ou ralentissent considérablement les prises de décisions.
  1. T. – Et s’il y avait des aspects positifs à cette pandémie, quels seraient-ils ? Un tel choc nous force-t-il à repenser nos rapports humains ? Une telle crise a-t-elle un pouvoir transformateur au-delà de l’individu ?
J.-M. R. – Toute crise est une opportunité  de se réinventer, de réinventer nos communautés, nos familles, nos organisations sociales et économiques, nos modes de gestion et de gouvernance. Tout est actuellement en train de se réinventer. Nous sommes forcé·e·s à apprendre de nouvelles choses, à penser ensemble des voies de passage pour bâtir un monde viable après la crise. Nous avons également été forcé·e·s de prendre des risques que nos gouvernements n’ont jamais osé prendre avant. Nous sommes déjà en mutation, j’en suis convaincue. Nous sommes collectivement en plein travail, nous accoucherons bientôt… Cependant, Dieu seul sait si nous accoucherons d’un monde plus juste, plus viable pour toutes et tous, ou si nous accoucherons d’un mort-né ou encore d’un monstre. Nos poètes, nos artistes, nos musiciens me poussent à garder le cap de l’espoir.
  1. T. – Si l’on vous demande d’imaginer demain, que voyez-vous ?
J.-M. R. – J’ose rêver… Je rêve d’un monde post-capitaliste, féministe et décolonial. Je rêve d’un monde centré sur l’être humain et son expérience, sur des relations saines, sur une culture solide et évolutive et sur des communautés créolisées au sens d’Édouard Glissant.
Pour Glissant, la créolisation est un métissage des cultures qui crée de l’imprévisible. « Le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié, mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit utopiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinent depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles. […]
Les phénomènes de créolisation sont des phénomènes importants, parce qu’ils permettent de pratiquer une nouvelle dimension spirituelle des humanités. Une approche qui passe par une recomposition du paysage mental de ces humanités d’aujourd’hui. Car la créolisation suppose que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être « équivalents en valeur » pour que cette créolisation s’effectue réellement. C’est-à-dire que si dans des éléments culturels mis en relation certains sont infériorisés par rapport à d’autres, la créolisation ne se fait pas vraiment. Elle se fait, mais sur un mode bâtard et sur un mode injuste[7] ».
Je rêve d’un monde qui préserve la vie avant la course à la croissance. Un monde qui reconnait que l’intime est aussi politique. Un monde qui redonne au corps, à la sensibilité et aux relations humaines leur juste place dans la cité. Un monde qui sort des dérives des hiérarchisations des personnes, des communautés, des cultures et des savoirs. Un monde qui embrasse un horizon de sens fait d’art et de culture dans une perspective de justice épistémique, de justice sociale et de décolonialité. Un monde où le souci de la vie, de la terre et des liens humains prime sur toutes les autres considérations.
[1] Psychopédagogue et docteure en sciences de l’éducation, Mme Rugira est professeure en psychosociologie à l’Université du Québec à Rimouski. Ses intérêts de recherche convergent vers les approches somato-pédagogiques de l’accompagnement et les approches transculturelles, dialogiques et biographiques appliquées au champ de la formation et de l’intervention psychosociale. Ses activités de recherche-formation et de recherche-intervention portent sur l’accompagnement du changement en situation de souffrance et de violence et sur la formation à la résilience individuelle et collective dans une perspective d’apprentissage transformateur.
[2] L’autrice écrit ici à titre personnel.
[3] Chantal Guy, « La pandémie, déclencheur de l’esprit », entrevue avec Alain Deneault, La Presse, 31 mars 2020.
[4] Francis Lecompte, « Edgar Morin : “Nous devons vivre avec l’incertitude” », CNRS Le Journal, 6 avril 2020, <https://lejournal.cnrs.fr/articles/edgar-morin-nous-devons-vivre-avec-lincertitude>.
[5] « Si Dieu le veut ».
[6] Anne Soy, « Coronavirus en Afrique : Cinq raisons pour lesquelles le Covid-19 a été moins meurtrier qu’ailleurs », BBC News Afrique, 8 octobre 2020, <www.bbc.com/afrique/region-54464350>.
[7] Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 2003.

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