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Un mélange toxique pour la santé des femmes

De nombreux écrits (y compris des articles de la présente revue) traitent des conséquences du capitalisme et du néolibéralisme sur les services sociaux et de santé. Ces conséquences incluent l’accroissement des inégalités et des injustices sociales, la privatisation des soins, la surfacturation de services médicaux et la marchandisation générale de la santé, dont la transformation des bénéficiaires de soins en « clients ». Par ailleurs, moins d’attention a été portée sur le contexte de « risque » au sein duquel ces changements surviennent et sur la façon dont cela favorise ce qu’on peut appeler l’« individualisme consumériste ». Selon ce type d’individualisme, recouvrer la santé, être en santé ou le demeurer est une question individuelle, personnalisée, dépolitisée, c’est-à-dire une question relevant d’un « choix personnel » ou, pire encore, d’une responsabilité individuelle. Dans le texte qui suit, je propose d’explorer et de critiquer bon nombre de ces aspects du néolibéralisme, en insistant sur les notions bien connues de médicalisation et de marchandisation et en attirant l’attention sur quelques-uns des dangers qui menacent la santé des femmes. Il s’agit davantage d’une série de réflexions que d’un texte suivi et linéaire.

Mon point de départ repose sur certains arguments et hypothèses de base. L’un d’eux est que la mise en place de politiques publiques de santé et la réduction des iniquités en santé sont (et doivent continuer d’être) des questions de société encadrées par des principes de justice sociale. Puisque les institutions, les gouvernements et les entreprises de tous les secteurs (et non pas seulement du secteur dit de la santé) créent les divers environnements dans lesquels nous vivons, nous travaillons et nous nous divertissons, et puisque ces environnements restreignent les ressources et les choix de manière inéquitable, ils constituent des déterminants de la santé physique et mentale. Conséquemment, les individus, séparément ou en groupe, subissent les contrecoups des décisions qui touchent à ces environnements, décisions qui sont prises afin de réaliser un bénéfice commercial ou politique. Ces décisions doivent donc être contestées et des alternatives doivent être développées pour atteindre la justice sociale.

Un deuxième argument fondamental, possiblement un corollaire du premier, est que la promotion et la protection de la santé publique ne doivent pas être perçues comme des moyens. Elles doivent être complètement séparées des moyens utilisés pour augmenter la productivité économique, réduire les déficits gouvernementaux ou créer des profits privés. Il est donc primordial de transformer les systèmes social, politique et économique qui créent les iniquités entraînant des décès par ailleurs évitables. Ceci exige que nous mettions l’accent sur l’atteinte de changements structurels en amont et que nous rejetions d’emblée les mesures gouvernementales et commerciales qui cherchent à réduire, voire à détruire, les approches en santé publique qui sont axées sur la prévention des maladies et sur la protection et la promotion de la santé. De plus, nous devons à la fois nous opposer aux tentatives de lier le corps sain à ses capacités « productives » et rejeter l’hypothèse selon laquelle la productivité et la croissance économique dépendent uniquement de corps sains, effectuant un travail salarié.

En dernier lieu, je suggère également que des activités quotidiennes telles que manger, jouer, dormir, faire de l’exercice et même méditer, soient comprises autrement que comme de simples moyens de promotion et de maintien de la santé. Nous devons au contraire nous les réapproprier et les dégager de la tendance actuelle à les médicaliser. Nous devons les percevoir comme étant davantage que de simples thérapies que des individus « responsables » adoptent afin d’éviter les risques ou de prévenir les maladies. Cela implique que nous posions un regard critique sur les notions de risque et de responsabilité et que nous les libérions elles aussi des cadres limités et réducteurs dans lesquels elles sont fréquemment exprimées.

Pour traiter le sujet, quelques mots clés sont utiles. Le premier est celui de médicalisation. La première définition proposée du terme faisait essentiellement référence au fait que de plus en plus de conditions et de comportements humains sont étiquetés comme des problèmes médicaux exigeant un traitement par un médecin. Dans certaines situations, ce processus a permis de déplacer certains problèmes tels que l’alcoolisme et la dépression en dehors de la sphère morale ou religieuse, vers la sphère médicale, ce qui a permis de légitimer des comportements qui auraient autrement été stigmatisés et étiquetés comme « mauvais ». Toutefois, très souvent et de plus en plus au fil du temps, la médicalisation a signifié l’insertion d’une grande variété de problèmes dans le champ biomédical et les interventions pour « rétablir » celles et ceux qui souffrent de ces problèmes se sont multipliées.

Nous en avons un exemple des plus représentatifs dans la façon dont, au fil du temps, les expériences de la vie considérées comme normales par la majorité des femmes (par exemple, la naissance, la mort, la puberté, la vieillesse, l’humeur, le désir sexuel) sont définies de plus en plus étroitement et étiquetées comme situations problématiques auxquelles on doit « remédier ». L’accélération de la médicalisation s’est faite à travers le perfectionnement et l’application généralisée de plusieurs technologies diagnostiques (par exemple, les tests sanguins pour le niveau de cholestérol, les scanners pour la densité osseuse, les examens de séquences d’ADN), et également par le biais de changements dans ce qui est considéré comme une variation « normale » des résultats. Ces transformations ont favorisé l’essor de la médecine « préventive » qui considère les individus « en santé pour l’instant », comme des « prémalades », donc, jugés « à risque » de développer des problèmes à l’avenir. Cela afin de prétendument éviter ce qu’on suppose qu’il arrivera probablement dans un futur indéterminé. De façon peut-être plus insidieuse encore, la médicalisation n’a pas seulement mené à l’engorgement des cabinets de médecins, mais a également ouvert la porte à l’établissement de rapports de causalité entre de potentiels problèmes de santé à venir (spécialement ceux qui sont courants dans les populations occidentales, c’est-à-dire, les maladies cardiaques, le diabète, l’ostéoporose, etc.) et les choix supposément individuels de « style de vie ». Bien que largement hypothétiques, ces rapports ont encouragé la prescription de médicaments et d’autres traitements médicaux pour permettre le contrôle social des gens jugés « indisciplinés » ou ayant un « mauvais comportement » (par exemple, la médication d’enfants qu’on juge trop actifs dans le cadre scolaire traditionnel).

Au fil du temps et des changements dans les orientations politiques des gouvernements occidentaux, la médicalisation a été renforcée par le néolibéralisme. Ce renforcement a favorisé, entre autres choses, l’intérêt personnel et individualiste et entraîné un délaissement concomitant du militantisme collectif comme moyen de provoquer des changements politiques. Le néolibéralisme a aussi induit un déplacement évident du pouvoir, des professionnels médicaux vers les cadres des entreprises, et ce, dans plusieurs domaines de la santé. Ces derniers tentent de nous vendre ce qu’ils considèrent comme des « solutions » à ce qu’ils estiment être des « risques » pour notre santé, solutions qui assurent des profits considérables aux entreprises. Les « médicaments préventifs », pour reprendre une expression à la mode, ont probablement devancé les médicaments pour les maladies graves tant sur le plan des  ventes que sur celui des profits dans les pays riches, alors que bon nombre des problèmes de santé majeurs répandus partout ailleurs (incluant les maladies infectieuses) sont ignorés.

Le terme néomédicalisation apparaît adéquat pour décrire ce processus contemporain en plein essor où l’on assiste à la création et à la commercialisation de maladies dans le but de vendre des médicaments, de même qu’au repérage de situations naturelles comme causes potentielles de maladies futures. Bâtie sur la triade du corporatisme, du capitalisme et du consumérisme et ayant comme intermédiaires les médecins, la néomédicalisation s’infiltre dans nos existences, dans la manière dont nous vivons. Parce qu’elle s’appuie sur un sentiment de vulnérabilité (chaque personne pouvant contracter une maladie) et sur le besoin de sécurité qu’éprouve chacun ou chacune face aux risques, la néomédicalisation représente potentiellement un piège sans issue. Cela devient évident lorsqu’on nous recommande de gérer nos « facteurs de risque », de nous soumettre à de nombreux examens de routine, de recourir à la chirurgie pour rajeunir notre corps vieillissant ou de prendre des médicaments afin de contrôler notre anxiété pour retarder notre destin et atteindre une sorte de « mieux-être ». Pendant ce temps, en amont, la néomédicalisation reste silencieuse ou bien masque le fait que la dérégulation, la privatisation et le capitalisme incarnent de vrais risques pour la santé. Ce sont ces derniers, et non pas les individus, qui doivent être changés.

Un aspect particulièrement inquiétant de la néomédicalisation est lié à ses appels à une consommation « alternative » ou encore à une réduction de la consommation. Il y a là un phénomène qui mérite plus d’attention critique qu’il n’en reçoit généralement. Nous pensons ici aux changements que les individus font (ou sont encouragés à faire) dans leurs habitudes de vie, par exemple lorsqu’ils cessent d’utiliser la voiture, mangent des aliments biologiques, évitent les cosmétiques qui contiennent des éléments toxiques, nettoient leur maison avec des produits sans toxines, etc. Tous ces comportements sont encouragés et légitimés comme étant la bonne façon de vivre et de prolonger une vie « saine ».

Il est louable d’encourager bon nombre de ces pratiques, et ce, pour plusieurs raisons. Il est attesté qu’une trop grande part de ce que nous utilisons et consommons en général contient des produits chimiques nocifs. Toutefois, cette approche d’évitement et de substitution soulève de nombreuses questions. Jusqu’où devons-nous aller pour éliminer complètement ces dangers, tel que le recommande le principe de précaution ?

On peut également se demander qui, à l’heure actuelle, possède les ressources suffisantes (revenu, emploi, logement, etc.) donnant accès à des « choix » qui permettent d’éviter de potentiels risques pour la santé (si l’on suppose que la réduction des risques n’est pas uniquement un stratagème commercial) ? Au niveau sociétal, on remarque que les habitudes de consommation individuelles contribuent à dépolitiser les actions collectives plus puissantes (telles que les boycotts ou les « buycotts ») nécessaires pour provoquer des changements.

Par exemple, dans le mouvement environnementaliste, plusieurs recommandent « d’acheter vert » afin de réduire les contacts de chacune et de chacun avec les substances toxiques. Cependant, cette pratique ne fait que troquer une sorte de consommation pour une autre. Lorsqu’on l’applique sur une base individuelle, il ne s’agit que d’un geste symbolique qui laisse le capitalisme inchangé. Une personne peut « se sentir bien » parce qu’elle « achète intelligemment », réduit ses contacts et ceux de sa famille avec les produits nocifs, mais est-ce que cela l’entraînera à prendre part à des actions de groupe, ce qui est une des conditions primordiales pour la promotion de la justice sociale ? Dans le même ordre d’idées, la création de « jardins communautaires » dans les centres urbains est devenue une façon de plus en plus intéressante pour encourager les gens à cultiver et à manger plus de légumes potentiellement exempts de pesticides. Toutefois, et bien qu’il s’agisse en soi d’une expérience positive, cette approche individualisée élimine les occasions de créer des liens et de partager des connaissances de même que les aliments récoltés. Ces occasions sont au contraire au cœur des jardins collectifs dans lesquels tous les membres sont pleinement et également responsables des décisions et expérimentent ensemble les risques et les bénéfices du travail collectif.

Les appels aux changements dans les habitudes d’achat semblent trop souvent présumer que toutes les femmes ont la possibilité de faire des choix (en ce qui a trait aux produits pour les soins personnels ou à l’entretien de la maison par exemple) et d’écarter les « pires » options au profit des plus « saines ». Or, le consumérisme individuel comme approche prédominante en santé exclut les femmes pour lesquelles acheter « vert » est un « choix » inaccessible dans la mesure où les iniquités systémiques (emplois sous-payés, absence de commerces de proximité, transports publics insatisfaisants, etc.) les privent des ressources nécessaires pour avoir accès aux options « saines ». Sans compter qu’on fait ensuite porter à ces femmes vulnérables la plus grande partie du fardeau de la production capitaliste. Si acheter sa propre santé est perçu comme la « norme », celles qui n’ont pas les moyens d’effectuer de tels choix se font blâmer de façon perverse lorsqu’elles ne suivent pas les recommandations et ne se comportent pas comme celles qui ont davantage de ressources. Malheureusement, cette tendance à « blâmer les victimes » est ancrée dans de nombreuses politiques néolibérales qui réduisent les ressources des femmes les plus vulnérables et qui sont justifiées en tant que décisions de gestionnaires « responsables ». Ce genre de blâme est également distribué à celles qui refusent de passer certains examens biomédicaux ou de prendre certains médicaments préventifs, puisqu’elles aussi « auraient pu » entreprendre des démarches pour éviter de futurs problèmes de santé.

Un exemple flagrant de l’absence de véritable choix ressort des récents rapports sur les niveaux effrayants « d’insécurité alimentaire » qu’on retrouve dans les communautés autochtones du Nord canadien et du Nord québécois. Il est avéré que l’apport nutritif de l’alimentation de la majorité des habitantes et des habitants de ces communautés n’est pas suffisant pour protéger et promouvoir leur santé. Toutefois, les habitudes de consommation dans ces communautés ne peuvent être considérées indépendamment des politiques de colonisation qui ont diminué la capacité de plusieurs à vivre de la terre, ni du besoin subséquent d’importer des aliments de base qui sont vendus à des prix exorbitants. Le manque d’information n’est sûrement pas la cause des ventres vides. Il est beaucoup plus probable que ces derniers soient la conséquence des politiques gouvernementales qui délégitiment le savoir autochtone et qui ne fournissent pas le support social qui permettrait aux communautés nordiques de s’épanouir.

Pour revenir aux contraintes qui limitent les choix des femmes et leur capacité d’agir (response-ability, en anglais), on peut penser au dilemme auquel peut faire face une nouvelle mère confrontée à des études faisant état de taux de mercure potentiellement nocifs dans le lait des femmes qui sont, par ailleurs, fortement encouragées à promouvoir la santé en allaitant leur enfant. Quel est alors pour ces femmes le « choix santé » ?

« Acheter vert » n’est pas le seul exemple de méthode néomédicalisée de réduction des risques, de type capitaliste, qui suppose qu’un individu a des options et peut agir de façon responsable (est « response-able ») et conforme à ce que les gouvernements néolibéraux exigent des « bons citoyens ». Un autre exemple, peut-être plus subtil, est le crédit d’impôt visant à défrayer une partie des coûts de certaines activités physiques, qui sont encouragées parce que réputées bénéfiques pour les enfants. Il s’agit clairement d’un stratagème électoraliste du gouvernement conservateur. Cette mesure bénéficie seulement, et encore que marginalement, aux parents disposant d’un revenu suffisant pour payer à leur enfant un abonnement à un centre de santé ou à une équipe sportive. Elle n’est d’aucune utilité pour les parents de jeunes qui doivent occuper un emploi à temps partiel après l’école pour compléter un revenu familial insuffisant, souvent parce qu’il s’agit du revenu d’une mère monoparentale. Quel soutien offre-t-on aux parents qui n’ont pas les ressources financières au départ et dont les enfants n’ont accès qu’aux ligues de garage dans les terrains de jeux ou à l’anneau de glace public ? Le crédit d’impôt ne soutient que ceux qui ont un revenu suffisant pour payer des taxes et qui bénéficient par ailleurs d’autres privilèges qui leur permettent d’inscrire leurs enfants à des programmes privés. Ainsi, cette approche du « style de vie sain » augmente potentiellement les iniquités en santé qui existent entre les différents groupes sociaux.

Cette incapacité de reconnaitre les effets pervers de l’application uniforme de nombreuses politiques et pratiques en santé est typique du néolibéralisme et de la néomédicalisation. Toutefois, comme l’ont noté depuis longtemps les féministes, lorsque qu’il y a iniquité au départ (ce qui est presque toujours le cas), mettre en place une politique universelle prétendument « neutre » contribue à maintenir et même à augmenter les différences qui existent entre les groupes. Cette évidence peut être nuancée si on reconnaît les présupposés concernant ce qu’on pourrait appeler la « normativité ». Pensons notamment à l’impossibilité de remettre en question les corps érigés en « norme » à l’aulne de laquelle on définit le corps « sain ». À qui s’adresse-t-on quand on propose le Guide alimentaire canadien comme modèle d’alimentation saine ? La pléthore d’aliments préparés et consommés dans le monde, différents dans chaque région, laisse supposer que les gens ne s’alimentent pas tous de la même façon. On peut donc se demander si une diète « monoculturelle », comme le recommande le Guide, est bien nécessaire pour être en santé.

De manière plus générale, qui fait donc partie du groupe de référence non identifié lorsqu’on parle des « habitudes de vie » ? Qui sont celles et ceux dont on doit adopter le « mode de vie » ? Est-ce que chacune et chacun de nous peuvent se reconnaître dans l’image qui nous est proposée : la parfaite personne blanche de classe moyenne, non fumeuse, qui boit modérément, qui est en forme physiquement et qui surveille de près son indice de masse corporelle ? Celles et ceux parmi nous qui ont des rides non traitées au Botox, des dents non blanchies et qui apprécient les repas entre amis sans constamment compter les calories, seront-ils blâmés pour avoir fait « de mauvais choix » ou accusés d’être irresponsables si leurs repas ne correspondent pas à la pyramide du Guide alimentaire ou si leur emploi exigeant physiquement ne leur laisse pas de temps ou d’énergie pour faire de l’exercice ? Les femmes handicapées seront-elles réprouvées quand il leur sera impossible d’aller au gymnase parce que le transport adapté n’est pas disponible ou parce qu’il n’y a pas d’activités physiques accessibles et appropriées pour elles ?

Faire porter la responsabilité sur l’individu est une position néolibérale de longue date et un idéal commercial pour le capitalisme. Toutefois, lorsque cette stratégie est associée aux « choix » individuels des consommatrices et des consommateurs et lorsqu’elle est liée à des approches médicalisées de « prévention » des maladies, elle devient l’alliée de la dérégulation et de la non-application des règles qui devraient encadrer les compagnies pharmaceutiques et biotechnologiques. Celles-ci sont actuellement libres de développer, de publiciser intensivement et de commercialiser des approches diagnostiques et « thérapeutiques » pour les « prémaladies », pour les « prédispositions » et pour une panoplie de situations qui surviennent naturellement avec l’âge ou qui font simplement partie de la vie. Par le biais de crédits d’impôt qui favorisent le développement des industries pharmaceutiques et biotechnologiques, des secteurs économiques qui sont réputés être des sources de création de richesse, on octroie des fonds publics pour vendre des « pilules préventives » insuffisamment testées et qui sont souvent inefficaces, sinon nocives. En outre, le marché pour ces produits est potentiellement infini, puisqu’il y aura toujours plus de gens en santé et « à risque » (de quoi que ce soit) que de gens qui sont réellement « malades ». Cela est d’autant plus vrai que ces mêmes compagnies sont souvent celles qui créent (notamment par des campagnes dites de « conscientisation » à certains problèmes de santé) les situations auxquelles un nouveau médicament doit remédier.

Malheureusement, la reconnaissance « officielle » du rôle des déterminants sociaux (et structurels) de la santé, comme en font foi de nombreux documents canadiens et internationaux (voir l’Organisation mondiale de la santé), ne s’est pas concrétisée par les changements sociaux et structurels nécessaires à la promotion et à la protection de la santé. Ces déterminants qui permettent de comprendre pourquoi certaines personnes sont en santé et d’autres pas ont été réduits à des options individuelles, chacun devant agir de façon « responsable » en faisant les « bons choix », alors même que les gouvernements se préoccupent plutôt de la baisse de leurs déficits et de la réduction de leurs dépenses.

La détermination des néolibéraux à réduire le déficit et à privatiser les services jusqu’alors publics entraîne des répercussions spécifiques à chaque genre. Elle a des effets particulièrement nocifs sur les femmes, en grande partie parce qu’on présume de leur rôle d’aidante « naturelle ». Et bien que l’impact de ces mesures puisse varier d’une femme à l’autre, il est intéressant de souligner le fait que les orientations néolibérales en santé ont des effets généraux négatifs sur potentiellement TOUTES les femmes puisque, malgré leur hétérogénéité, celles-ci ont tendance à utiliser et fournir (avec ou sans rémunération) des services de santé beaucoup plus que les hommes, que ce soit pour elles-mêmes ou dans le cadre de leur rôle sexué qui les incite à assurer la santé de la famille. Afin de démontrer de quelle façon ceci est potentiellement nocif pour les femmes, prenons en considération la tendance qui consiste d’un côté à sous-financer les services et installations publics et de l’autre à accroître le financement direct des fournisseurs de soins à domicile. C’est ainsi que les soins à domicile, pourtant essentiels, deviennent un service privatisé que l’on peut acheter.

Étant donné que les soins à domicile sont externalisés (par les CLSC) et privatisés (ces services étant offert par des compagnies privées dont plusieurs employéEs n’ont d’ailleurs qu’un statut temporaire d’aide domestique), les personnes qui fournissent ces services sont habituellement des femmes, ont souvent des horaires instables et de mauvais salaires, n’ont souvent aucun soutien syndical et subissent des conditions de travail stressantes qui entraînent des problèmes ergonomiques et autres ennuis de santé. C’est ainsi que des travailleuses mettent leur propre santé en danger pour prendre soin des autres. Certaines fois, c’est aussi la santé de leurs enfants qui est touchée; pensons aux femmes qui ont dû laisser leur famille (à qui elles envoient la majeure partie de leur salaire) pour immigrer au Canada. Sont également à risque les femmes qui, dans leur propre foyer et sans rémunération, prennent soin d’un conjoint ou d’une conjointe nécessitant des soins médicaux parce que ces services sont difficilement accessibles dans le système public. Et cela sans compter ces femmes particulièrement vulnérables qui doivent prendre soin de leurs parents âgés alors qu’elles ont un emploi et d’autres obligations familiales.

En résumé, les effets des politiques et des pratiques néolibérales ont refaçonné la médicalisation pour qu’elle corresponde aux exigences du capitalisme, faisant de la santé un bien de consommation. Ce phénomène se manifeste clairement dans la façon dont la santé, les soins et les politiques qui les encadrent au Québec et au Canada prennent forme. Ces politiques témoignent de la capacité de certains individus et groupes politiques, de même que de certains intérêts commerciaux, à imposer leur programme législatif, règlementaire et commercial. Alors qu’en apparence on offre des méthodes individualisées de prévention des risques et une vaste gamme de « choix » de consommation, on redéfinit en réalité la maladie comme un échec, comme une incapacité à adopter un « style de vie sain », ce qui permet de générer des profits considérables, mais conduit également à l’augmentation des disparités en santé et des iniquités entre les femmes et les hommes. Comme l’a noté Nikolas Rose[1]: « La santé et la maladie sont apparues comme un nouveau champ fertile pour les profits des entreprises, dans une culture de prévention et de précaution ». Il s’agit d’une vision en grande partie partagée par les gouvernements fédéral et provincial.

En tant que processus, la néomédicalisation contribue à accélérer la redéfinition de la santé comme marchandise, c’est-à-dire comme une entité malléable qui peut servir de base au développement économique. Étant donné que nous pouvons toutes et tous être étiquetés comme « pas encore (mais en voie d’être) malades », il s’ensuit que nous avons tous besoin d’une quelconque intervention, probablement d’abord d’un examen afin de découvrir un danger caché que nous n’aurions pas soupçonné autrement, et ensuite d’un comprimé ou d’une technologie pour « régler » le problème. La néomédicalisation, d’une manière tout à fait typique du néolibéralisme et de la figure du consommateur-roi, vend l’illusion du « choix » quant à la manière de traiter ou de prévenir les maladies, créant ainsi les conditions idéales pour tester de nouveaux médicaments et définir les limites des procédés « approuvés » dans le domaine de la santé.

Le défi est donc de développer, à partir de la base et en allant vers le haut, des façons de transformer le système collectivement et démocratiquement pour que les besoins fondamentaux de toutes et tous soient comblés; pensons ici aux aliments nutritifs et abordables, aux logements sécuritaires, aux transports publics accessibles, à l’air et à l’eau propres, aux espaces verts, aux salaires acceptables, aux emplois sécuritaires, à l’éducation publique gratuite et de qualité et aux soins de santé gratuits, accessibles et de haute qualité[2].

 

Traduit de l’anglais par Ariane Boudreault

 

[1] Nikolas Rose, The Politics of Life Itself: Biomedicine, Power and Subjectivity in the Twenty-First Century, Princetown (NJ), Princetown University Press, 2007.

[2] Voir le rapport de l’Institut de Médecine (IOM), Applying a Health Lens to Decision Making in Non-Health Sectors, 2014, <www.iom.edu/Reports/2014/Applying-a-Health-Lens-to-Decision-Making-in-Non-Health-Sectors.aspx>.

 

Cet article est paru dans le nu 12 des Nouveaux cahiers du socialisme à l’automne 2014 : La santé malade du Capitalisme.

 


 

Ce texte est paru dans le nu 18 des Nouveaux Cahiers du socialisme.

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