AccueilNuméros des NCSNo. 26 - Automne 2021André Gorz et l’écosocialisme

André Gorz et l’écosocialisme

Notes de lecture par Julie McClatchie du livre de Françoise Gollain, Paris, Le passager clandestin, 2021. Publié dans Nouveaux Cahiers du Socialisme numéro 26 automne 2021.

Dans un objectif de déséconomisation de la pensée, Serge Latouche vient offrir un portrait du modèle alternatif de la décroissance à travers la collection Les précurseurs.ses de la décroissance, qui rassemble intellectuels et universitaires de champs divers souhaitant s’élever contre la notion de « modernité ». On situe l’important héritage écosocialiste d’André Gorz que nous présente Françoise Gollain dans cette pièce du puzzle de la décroissance en délimitant les contours de cette dernière par le mythe de la croissance à la base de l’idéologie occidentale du Progrès.

Dans l’univers de l’écosocialisme gorzien, l’autrice voit le projet sociétal d’émancipation réunir les notions de production, de travail et de consommation dans un objectif de réappropriation de l’autonomie de l’individu quant à la définition et à l’assouvissement de ses besoins. Elle propose de suivre cette ligne de pensée pour comprendre la réflexion du Français né en Autriche.

D’abord, elle retrace les points charnières de la vie personnelle et professionnelle de l’écrivain, et par le fait même, son évolution idéologique d’une critique anti-technocratique à l’écologie politique. L’autrice ancre ainsi le développement de l’approche anticapitaliste et marxiste hétérodoxe de Gorz dans des principes de « décroissance productive ». Cet écosocialisme qui vise à se débarrasser des impératifs de l’accumulation souhaite donc atteindre cette décroissance productive à partir d’une redéfinition collective des besoins et l’établissement d’une norme du suffisant.

Gorz fait donc reposer le changement nécessaire vers une décroissance productive sur la classe ouvrière. La réorientation de l’activité économique effectuée par des agents de changements subversifs doit trouver ses limites externes dans la nature. En envisageant une société qui, grâce au travailleur-consommateur, rompt avec l’idéologie technocratique et le discours économique dominant, l’écologie devient politique et ne se fonde plus seulement sur des préoccupations environnementales. Le rapport entre l’humain et la nature est affaibli des écrits de Gorz présentés par Gollain. On peut percevoir la position anthropocentrique de Gorz dans la perpétuation de cette dichotomie humain/nature, ce qui diminue la puissance de ses écrits en contextes non européens[1]. Cet argument permet toutefois de souligner la subordination de la science à la politique en ce qui concerne l’avènement d’une société post-capitaliste. Ainsi, le premier impératif de Gorz demeure-t-il l’émancipation de l’individu ; le respect de la nature ne fait que contribuer à cet objectif. La philosophie de la liberté de Jean-Paul Sartre dont s’inspire la relation dialectique entre responsabilité individuelle et conditionnements sociaux accorde à l’individu, parfois de façon aveugle, cette conscience sociale de décroissance.

L’émancipation de l’individu s’accompagne également d’un « processus de déséconomisation des mentalités[2] » ou, autrement dit, d’un processus de rupture avec la nature capitaliste et productive du travail. Cette critique du capitalisme du point de vue du travail souligne un second impératif de la pensée gorzienne, soit que la société de décroissance se situe au-delà du salariat. Tout comme il le fait avec l’écologie, Gorz insiste pour conférer à la notion de revenu garanti une justification politique en phase avec l’esprit « déséconomisateur » de la décroissance : il s’agit de libérer les individus de façon à permettre la création de ces véritables richesses intrinsèques qui ne sont ni mesurables, ni échangeables et ni monnayables. Gorz donne l’exemple du chômage, qui ne signifie ni inactivité ou inutilité sociale, mais seulement inutilité à la valorisation directe du capital.

Cet impératif souligne finalement une réflexion émancipatrice dans une société post-capitaliste en trois points : 1) la mise en œuvre d’une réduction massive du temps de travail passé à la fourniture d’un travail macrosocial ; 2) la garantie d’un revenu suffisant et une véritable politique de l’espace et du temps quant à la déséconomisation des esprits ; 3) les moyens de l’autonomie de l’espace du hors-travail et de la construction d’une société́ du temps libéré et non du loisir.

Certains diront que cette vision d’un avenir post-capitaliste caractérise la pensée de Gorz comme socialement utopique et écologiquement radicale. Toutefois, Gollain réussit à mettre en évidence sa pertinence incontestable au sein de cette collection des grands précurseurs de la décroissance. Malgré sa pensée hétérodoxe, Gorz nous permet de concevoir un avenir dépassant le modèle capitaliste où le progrès n’est pas un projet linéaire et la modernité une fin en soi, un avenir dans lequel la valeur du capital ne sera pas monnayable, mais cognitive et où la liberté des individus constituera la source de productivité.

Julie McClatchie


  1. Plusieurs contextes/ontologies se voulant post-capitalistes centralisent l’effacement de telles dichotomies dans la réalisation de sociétés alternatives. Le contexte des « Suds » fait ressortir entre autres les philosophies buen vivir dans les Andes latino-américaines et ubuntu en Afrique subsaharienne.
  2. André Gorz, « Tous entrepreneurs ? », Partage, n° 161, 2002, p. 19.

 

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