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The Return of Economic Planning

Notes de lecture par Mathieu Dufour du livre de Campbell Jones, The Return of Economic Planning, Numéro spécial du South Atlantic Quarterly, vol. 119, n° 1, 2020. Publié dans Nouveaux Cahiers du Socialisme numéro 25 hiver 2021.

Par Mathieu Dufour

Le débat entre socialisme et capitalisme en tant que systèmes économiques est souvent cadré autour d’une dichotomie planification centralisée-marché, censée représenter les deux manières possibles d’organiser une économie complexe comme la nôtre. À un bout du spectre, un système capitaliste, où les actions d’individus libres d’entraves se coordonnent à travers un ensemble de marchés, à l’autre un État qui régit et organise la vie économique, avec entre les deux divers degrés d’intervention gouvernementale. Cette vision a beau être fallacieuse à maints égards, elle a la vie dure dans l’espace public, ce qui a notamment comme défaut de restreindre grandement toute réflexion sérieuse sur le devenir de notre société. Il est donc impératif de changer les termes du débat pour lui permettre de progresser, ce à quoi le numéro de janvier 2020 du South Atlantic Quarterly contribue de belle manière.

D’entrée de jeu, Campbell Jones précise dans l’introduction que ce qui va suivre ne procède pas d’une nostalgie envers une planification centralisée, dont il reconnaît sans peine les problèmes économiques et sociaux, mais plutôt d’une volonté de se réapproprier le concept de planification pour élaborer quelque chose de neuf. La démarche est importante, notamment parce qu’elle permet d’envisager un mouvement au-delà des processus décisionnels tout aussi hiérarchiques dont Jones souligne la présence au cœur du capitalisme mondialisé actuel, dominé par quelques conglomérats géants qui planifient l’activité économique à la grandeur du globe. Elle place également la question au-delà d’une simple lutte qui viserait à remplacer un groupe de planificateurs par un autre, ce qui risque de perpétuer ou de reproduire plusieurs des aspects problématiques de la situation actuelle, afin d’examiner les manières dont des pratiques de planification pourraient être mobilisées pour élaborer une réelle alternative systémique. L’exploration variée du concept et des processus de planification qui compose le reste du numéro lance plusieurs pistes de réflexion.

L’un des aspects qui frappent le plus à la lecture des différents articles est l’omniprésence du fait politique dans l’analyse, ce qui a le grand avantage de souligner qu’une démocratisation de l’activité économique implique justement un retour du politique au sens large. À ceux qui auraient retenu les aspects techniques du débat sur le calcul socialiste, Jessica Whyte, invoquant la mémoire d’Otto Neurath, rappelle qu’il s’agissait d’abord fondamentalement d’une confrontation d’idéaux de société divergents. La planification est omniprésente dans le capitalisme, comme dans tout autre système économique à grande échelle ; le réel débat concerne les modalités et les objectifs de cette planification. Pour Neurath, un processus de planification démocratique, en ce qu’il constitue un effort conjoint basé sur le compromis (p. 47) afin d’établir les priorités économiques, pourrait permettre de prendre en compte une multitude de critères et revêtir un réel caractère émancipatoire. Dans la même veine, Matteo Mandarini et Alberto Toscano affirment qu’on devrait mettre en place des institutions qui permettent de donner forme aux conflits latents en société et les canaliser vers une organisation économique dynamique plutôt que de les neutraliser, par exemple en les subordonnant à une unique volonté gouvernante ou une science homogène (p. 26). Même les outils techniques ont une dimension politique, comme l’argumente Brett Nielson en expliquant que si on ne veut probablement pas d’un rejet irréfléchi de la technologie, on ne pourra pas non plus simplement adopter tel quel l’appareillage de planification capitaliste. Il faudra s’engager dans une repossession critique de ces outils afin de les adapter à des objectifs et des contextes radicalement différents.

On observe tout au long du numéro un parti pris pour une organisation économique effectuée par le bas, redonnant les leviers de commande au gens directement concernés. Ainsi, Jasper Bernes plaide pour une sorte de « planarchie » (p. 70), c’est-à-dire une organisation de l’activité humaine qui accepte le caractère fondamentalement autodirigé, spontané et créatif de l’action humaine en donnant directement aux gens le pouvoir de contrôler ce qui leur importe. Pour lui, l’enjeu est double : il s’agit à la fois de garantir une plasticité à l’activité économique en ne bridant pas la capacité d’adaptation humaine et de faire en sorte que les individus puissent s’y réaliser pleinement, évitant le remplacement d’une direction hiérarchique aliénante en régime capitaliste par une autre dictée par des algorithmes. Ces considérations sont importantes, mais on imagine mal pouvoir faire entièrement abstraction d’une coordination plus générale entre des unités pouvant par ailleurs être autogérées, voire même une prise en charge de certains processus à l’échelle de la société. D’ailleurs, plusieurs des exemples de planification cités par Bernes lui-même, comme les viaducs et les canaux d’irrigation, tiennent historiquement plus d’une version centralisée – à trop vouloir se distancer de l’expérience du « socialisme réellement existant », on peut en arriver à oublier le potentiel de l’organisation étatique. Se pose alors la question du rapport que pourraient avoir des unités autogérées avec un éventuel État, ne serait-ce que dans une phase transitoire.

Le texte de Georges Ciccariello-Maher sur le Venezuela décrit très bien l’enjeu. Alors qu’y fleurirent les communes pendant le régime de Chavez, ce fut toujours dans un rapport direct avec l’État, dont certains éléments leur fournissaient des conditions d’existence alors que d’autres tentaient d’en brider ou d’en accaparer le développement. On se demande à la lecture du texte si de telles communes auraient pu se développer de manière autonome, sans le paravent que leur donnait l’État central, notamment face à un capitalisme mondialisé dont la capacité de nuisance est assez bien illustrée par la crise actuelle. Ciccariello-Maher fait également ressortir de belle manière les impératifs de production sous-jacents à toute tentative de transformation radicale. Il ne s’agit pas juste de changer les pratiques afin de les rendre plus démocratiques, encore faut-il arriver à générer une activité économique qui permette au modèle de se perpétuer. On en aurait pris plus sur les grandeurs et misères des communes vénézuéliennes et en particulier une évaluation de ce qu’elles ont accompli en matière de transformation réelle de l’activité économique.

C’est d’ailleurs un peu ce qui manque à ce numéro. Beaucoup d’idées avancées sont très bonnes et la préoccupation pour une économie démocratisée et centrée sur la satisfaction des besoins humains est fondamentale, mais à part le texte sur le Venezuela et quelques éléments dans une entrevue de Sylvia Federici, réalisée par Campbell Jones, liant les enjeux contemporains de reproduction à certaines luttes féministes des dernières décennies, on reste un peu dans l’abstrait. En même temps, on ne peut pas tout faire. Le numéro met de l’avant une idée de planification économique avec des principes sociaux et démocratiques forts qui pourraient effectivement servir de base pour un projet d’émancipation au XXIe siècle. Reste maintenant à voir comment on peut les articuler en pratique et à une échelle suffisante pour envisager une réelle transition systémique. Sinon, comme pronostiquait Neurath il y a déjà bien des décennies, à ne présenter aux gens qu’une alternative entre un État autoritaire et un capitalisme générateur de crises et chômage, ils pourraient fort bien choisir la première option « avec les larmes aux yeux » (p. 47).

 

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