Rosa Moussaou, extrait d’un texte paru dans L’Humanité, 20 mars 2021
« Le vieux monde se tordit dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du travail, flottant sur l’Hôtel de Ville. [1]» Lorsque surgit la révolution du 18 mars 1871 et que lui parvient, à Londres, la nouvelle du soulèvement de Paris, assiégée depuis six mois, le premier élan de Marx n’a encore rien de cette fougue aux accents lyriques. Le penseur et militant est d’abord perplexe, inquiet, surpris par le tour que prennent les événements : sans doute redoute-t-il une forme d’aventurisme des insurgés parisiens, mal préparés, pris sous les feux croisés d’un double ennemi, extérieur et intérieur.
La défaite consommée et l’empereur Napoléon III capturé, Adolphe Thiers — ce « méchant avorton », comme Marx le nomme — affûte déjà contre le peuple de Paris les armes de la revanche. Dans une lettre transmise par le ministre Jules Favre à Bismarck, le chef du gouvernement provisoire replié à Versailles « supplie » le chancelier allemand, « au nom de la cause de l’ordre social », de le laisser accomplir lui-même « cette répression du brigandage antisocial qui a pour quelques jours établi son siège à Paris ». « Ce serait causer un nouveau préjudice au parti de l’ordre en France, et dès lors en Europe, que d’agir autrement, conclut Thiers. Que l’on compte sur nous, et l’ordre social sera vengé dans le courant de la semaine. » Ce pacte entre ennemis de la veille pour garantir l’ordre social fera dire à Marx, dans La Guerre civile en France, que « Les gouvernements nationaux ne font qu’un contre le prolétariat ».
Écrit sur le vif, des derniers jours d’avril jusqu’à la Semaine sanglante, ce pamphlet prendra d’abord la forme d’une Adresse de l’Association internationale des travailleurs (AIT), que précèdent plusieurs ébauches. La Guerre civile en France est tout à la fois réquisitoire contre les Versaillais et leur « gouvernement de défection nationale », lecture critique des possibilités ouvertes par le premier gouvernement des travailleurs et hommage au peuple de la Commune, à son héroïsme, à sa faculté d’invention sociale et politique, ceci contre la diffamation des « journaux infâmes » et le « sale gribouillage journalistique bourgeois » grimant les communards en barbares incendiaires, prêts à brûler la propriété, la famille la religion.
La forme politique enfin trouvée
Le rôle prêté à Marx auprès des Internationaux impliqués dans l’insurrection lui valut une vénéneuse célébrité. Pourtant, la thèse d’un complot de l’AIT soufflant sur les braises parisiennes ne tient pas debout. Dans un entretien paru le 3 août 1871 — objet, après publication, d’une mise au point —, Marx répond ceci au reporter du New York Herald qui l’interroge sur une prétendue conspiration ourdie depuis Londres : « Ce serait […] méconnaître complètement la nature de l’Internationale que de parler d’instructions secrètes venant de Londres, comme s’il s’agissait de décrets en matière de foi et de morale émanant de quelque centre pontifical de domination et d’intrigue. Ceci impliquerait une forme centralisée de gouvernement pour l’Internationale, alors que sa forme véritable est expressément celle qui, par l’initiative locale, accorde le plus de champ d’action à l’énergie et à l’esprit d’indépendance. »
S’il ne tire pas les ficelles de l’événement, Marx n’est pourtant pas retranché dans la posture de l’observateur passif : aux communards qui lui écrivent pour solliciter son avis, il dispense ses conseils politiques — loin de toute injonction, sans jamais livrer le moindre mode d’emploi. Marx est attentif à tout ce qui germe dans cette révolution « grosse d’un monde nouveau », aux expérimentations auxquelles elle donne lieu, aux brèches inédites qu’elle ouvre en reconfigurant le cadre, les formes et les modalités de la lutte pour l’émancipation du travail. Il est intrigué par ce « sphinx qui tourmente l’entendement bourgeois », finit même par y voir la « forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail ». L’AIT dispose alors en France d’une base solide : ses membres sont des chevilles ouvrières du mouvement syndical naissant et ils exercent au cœur de l’insurrection une influence certaine. L’emprise des idées proudhoniennes de mutuellisme, d’égal échange, d’équilibration de la propriété cède le pas à leur coopérativisme plus radical — et même à leurs conceptions collectivistes. Leur activisme ne fait pas de la Commune un monolithe placé sous l’hégémonie des Internationaux : elle est faite d’un alliage politique composite. Plusieurs courants la traversent et, dans ses instances, les membres de l’AIT sont loin d’incarner la majorité.
L’expropriation des expropriateurs
La Commune est le fruit de l’un de ces hasards dont l’Histoire universelle est tramée. De cette expérience, il mesure la dimension novatrice et fondatrice, les réverbérations, le pouvoir d’expansion. Il révise ses vues antérieures sur la forme coopérative, se réjouit de l’abolition du travail de nuit des compagnons boulangers, applaudit « l’interdiction, sous peine d’amende, de la pratique en usage chez les employeurs, qui consistait à réduire les salaires en prélevant des amendes sur leurs ouvriers sous de multiples prétextes, procédé par lequel l’employeur combine dans sa propre personne les rôles du législateur, du juge et du bourreau, et empoche l’argent par-dessus le marché ».
Il porte une attention toute particulière au travail de la Commission du travail et des échanges où Léo Frankel se réjouit de la portée du décret du 16 avril sur la réquisition des ateliers abandonnés, pourtant peu appliqué, dans lequel il lit une volonté de mise en cause radicale des formes de propriété et d’accaparement que perpétue le régime capitaliste. Et, même, les ferments du communisme — tel qu’il le conçoit déjà dans L’Idéologie allemande : ni comme état, ni comme idéal sur lequel devrait se régler le réel, mais bien comme « mouvement réel qui abolit l’état actuel », l’ordre existant. « Oui, messieurs, la Commune visait à l’expropriation des expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui essentiellement moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments d’un travail libre et associé. »
L’horizon dégagé
Pour la première fois dans l’Histoire, les exploités se gouvernent eux-mêmes ; ils jettent les bases de transformations à la résonance universelle ; l’urgence qui pousse les militants ouvriers à inventer dans l’adversité, sous la menace, d’autres formes de vie, finit par élever au rang de nécessité le principe d’une appropriation des moyens de production.
Conscient des contradictions qu’elle cristallise et des disputes qui la traversent en dépit du syncrétisme — pour reprendre le mot du philosophe Stathis Kouvélakis[2] — qu’elle opère entre les courants et traditions du mouvement ouvrier, Marx s’attache aux horizons dégagés par la Commune, aux possibilités qu’elle met en lumière. Cela sans nourrir d’illusions sur l’étendue de son œuvre ni sur la portée concrète, dans un temps restreint et dans des conditions contraintes. « La grande mesure sociale de la Commune, insiste-t-il, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple. »
Marx avait longuement analysé dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte les raisons de l’adhésion d’une bourgeoisie tenue par son intérêt matériel à une forme d’État « omniprésent », « omniscient », « corps parasite » qui « enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile, depuis ses manifestations d’existence les plus vastes jusqu’à ses mouvements les plus infimes, de ses modes d’existence les plus généraux jusqu’à la vie privée des individus ». Image reprise dans le premier brouillon de La Guerre civile en France, où il voit dans L’État bonapartiste « une machinerie » enserrant « le corps vivant de la société civile, comme un boa constrictor ». « Détruire » ce monstre étatique tentaculaire : voilà « la condition préalable de toute révolution véritablement populaire sur le continent », écrit-il au lendemain de la Commune.
Les bêtises anarchistes
La question de l’État reste au cœur de la dispute entre communistes et anarchistes, qu’il étrille volontiers. Dans une lettre à Beesly, le 19 octobre 1870, évoquant la constitution d’une Commune de Lyon, il s’en prend avec virulence à ces « ânes de Bakounine et de Cluseret », qui « gâchèrent tout » en proclamant « les lois les plus insensées sur l’abolition de l’État et autres bêtises de ce genre ». Depuis le Congrès de Bâle, en 1869, une profonde défiance s’est installée entre Marx et Bakounine, le premier jurant même d’« excommunier » ce « Russe » qui « veut devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen[3] », et le second promettant à son camarade une « lutte à mort » à propos du « communisme d’État ».
Les événements de Paris viennent bousculer les conceptions centralisatrices de Marx, l’interpellent par l’aspiration profonde à l’autogouvernement qu’ils traduisent : il voit dans la Commune une « révolution contre l’État lui-même ». Bakounine ne pose d’ailleurs pas d’autre diagnostic : il lit dans cette révolution une « négation audacieuse, bien prononcée, de l’État ». La confrontation se durcira pourtant, jusqu’à la scission du Congrès de La Haye, en 1872, qui conduira à la dislocation de l’AIT. Pour l’heure, puisque l’État, au gré d’un développement industriel propre à aiguiser les antagonismes, a pris l’allure d’un « engin de guerre national du capital contre le travail » et « le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins d’asservissement social, d’un appareil de domination d’une classe » instrumentalisé par les possédants pour conjurer la menace d’un soulèvement du prolétariat, alors, juge Marx, la classe ouvrière ne peut « se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte ». Là encore, les communards, à ses yeux, ont donné une indication, ouvert un chemin : celui de la « réabsorption du pouvoir d’État par la société, en tant que sa force vivante au lieu de la force qui la contrôle et la subjugue », celui de la restitution « au corps social de toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement ».
Les communards, trop « bons garçons »
Dans l’histoire de la lutte des classes que Marx ausculte sur le temps long, la Commune n’a rien d’un crépuscule : elle fait au contraire entrer le mouvement ouvrier, en dépit de sa tragique issue, dans un âge nouveau. Il n’en sonde pas moins les impasses et les « scrupules de conscience », les tâtonnements et les erreurs stratégiques. « Il semble que si les Parisiens succombent ce soit par leur faute, mais par une faute due, en réalité, à une trop grande honnêteté », regrette-t-il, dès le 6 avril, dans une lettre à Liebknecht. Les insurgés, pense-t-il, auraient dû s’engager dans la guerre civile déclarée par Thiers avec sa tentative de désarmer Paris par la force.
Avec le choix d’une « attitude purement défensive » en dépit « d’une menaçante concentration de troupes dans Paris et ses environs », les dés sont jetés. Dans la sévérité même de ses jugements perce toutefois une profonde empathie, une sincère admiration pour ce peuple des faubourgs auquel Marx voue un attachement qui outrepasse la seule rationalité politique. Son regard sur la Commune garde quelque chose de ce mythe de Paris comme « bivouac des révolutions ». Dans une lettre à Kugelmann, le 12 avril, il exalte l’héroïsme des « camarades de Paris », comparés à des « titans » :
Dans la conscience même du martyre qui se prépare, Marx entrevoit la dimension inaugurale de l’événement, son écho dans le monde et dans le temps, les implications innombrables et cruciales qu’il déplie pour le camp révolutionnaire : « La classe ouvrière n’espérait pas des miracles de la Commune. Elle n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes. » Luttes inscrites dans de multiples « processus historiques », propres à façonner les circonstances elles-mêmes, tendues non pas vers la réalisation d’un idéal, mais vers la libération des « éléments de la société nouvelle » que porte dans ses flancs mêmes l’ordre ancien qui s’effondre.
[1] La Guerre civile en France, Éditions sociales, [1871] 1945
[2] Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la Commune de Paris. Textes et controverses, précédé de l’avant-propos « Événement et stratégie révolutionnaire » de Stathis Kouvélakis
[3] Lettre de Marx à Engels, 27 juillet 1869