Yvan Perrier, 12 mars 2021
La France est un pays où nous dénombrons, entre les XVIIIe et XIXe siècles, plusieurs révolutions politiques. Il y a eu celle qui a fait basculer l’histoire dans l’ère contemporaine : la très célèbre Révolution française de 1789. Ensuite, quelques années plus tard, la Révolution française de 1830 (les Trois Glorieuses) et également celle de 1848. Ces moments de soulèvements populaires étaient dirigés par la classe gouvernante et visaient, pour l’essentiel, à régler le sort de la royauté et de la monarchie.
Ce qui va se passer le 18 mars 1871 sera différent. Il ne s’agit pas uniquement de la substitution d’une clique au pouvoir par une autre ou d’une seule reconfiguration des institutions politiques (un changement de régime constitutionnel). À la fin de l’hiver et au début du printemps 1871 il se produit à Paris un véritable soulèvement populaire. Le peuple parisien se révolte et entame ce qui sera appelé par la suite : La Commune de Paris. Marx écrira au sujet de la Commune ce qui suit :
« À l’aube du 18 mars, Paris fut réveillé par ce cri de tonnerre : Vive la Commune ! Qu’est-ce donc que la Commune, ce sphinx qui met l’entendement bourgeois à si dure épreuve ?
Les prolétaires de la capitale, disait le Comité central dans son manifeste du 18 mars, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l’heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques… Le prolétariat a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d’en assurer le triomphe en s’emparant du pouvoir.
Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte. » (Marx, Karl. 1968. La guerre civile en France 1871. Paris : Éditions sociales, p. 59).
La révolution de 1871 est le produit d’un sentiment national exacerbé par la défaite française devant la Prusse et le résultat également des souffrances inutiles que le peuple a endurées durant la guerre franco-allemande de 1870-1871. La Commune sera sévèrement réprimée par les troupes militaires sous les ordres du gouvernement de Thiers réfugié à Versailles. Le 21 mai, les versaillais entrent dans la ville de Paris. Commence alors la « semaine sanglante » (du 21 au 28 mai). Le bilan est lourd. Entre 20 000 à 25 000 personnes sont exécutées sommairement (sans subir un procès en bonne et due forme), plus de 35 000 seront emprisonnées et environ 13 000 seront condamnées à la déportation ou aux travaux forcés.
Lénine, en prenant le pouvoir en octobre 1917 en Russie, exprimera le souhait suivant : que son régime dure « un jour de plus » que la Commune de Paris. C’est vous dire l’importance de cet événement dans l’histoire sociale et politique du mouvement ouvrier en général et du socialisme en particulier. Que dire et que retenir de cette agitation quasiment unique en son genre dans les démocraties libérales et qui occupe une place de choix dans l’histoire mythique de la gauche progressiste ?
Les événements qui conduisent à la formation du premier gouvernement ouvrier
Le 2 septembre 1870, Napoléon III capitule devant l’armée prussienne. La ville de Paris est encerclée. Les députés appellent la population à prendre les armes. Le 28 janvier 1871, Paris capitule. Le gouvernement Thiers, qui gouverne à partir de Versailles, veut désarmer Paris. Le matin du 18 mars 1871, sur la bute Montmartre, les militaires se préparent à reprendre les canons de la Garde nationale. Cette tentative provoque la révolte parisienne. Des soldats se mettent même à fraterniser avec les révoltéEs. L’insurrection commence. La guerre entre la France et la Prusse se mue dès lors en guerre civile. Les élections du conseil général de la Commune de Paris ont lieu le 26 mars. La Commune est officiellement proclamée le 28 mars 1871. Le mouvement communaliste s’étend à d’autres villes (Lyon, Marseille, Limoges), mais il sera rapidement écrasé.
La Commune instaure une république sociale. Les principales mesures adoptées sont les suivantes :
Égalité des salaires ;
Journée de travail à 10 heures ;
Interdiction du travail de nuit pour les femmes ;
Adoption du drapeau rouge ;
Production par associations ;
Démocratie ouvrière ;
Employés communaux au tarif ouvrier ;
Élus révocables.
La Commune, sur le plan de ses réalisations programmatiques, mêle les préoccupations démocratiques (séparation de l’Église et de l’État, instauration d’une instruction laïque, obligatoire et gratuite pour les filles et les garçons) à des intentions socialistes et ouvrières (interdiction du travail de nuit dans les boulangeries ; remise aux locataires de deux termes de loyer ; moratoire pour le remboursement de la dette ; ouverture d’un bureau de placement ; suppression des amendes et des retenues sur les salaires ; préférence accordée aux coopératives de travail ; rôle nouveau accordé aux Chambres syndicales dans la détermination du salaire des ouvrières et des ouvriers ; abolition de l’armée au profit de milices populaires, etc.). L’expérience est brève, elle dure soixante-douze jours. Pendant deux mois, le drapeau rouge flotte sur l’Hôtel de Ville de Paris. Les femmes participent pleinement à la révolution communaliste. Elles se regroupent au sein de l’Union des femmes pour la défense de Paris.
La Commune est certes un soulèvement populaire, une insurrection sociale, mais c’est également un mélange de révoltes. On y retrouve des éléments socialistes mais aussi patriotiques, féministes (Louise Michel[1], Elisabeth Dimitrieff et Nathalie Lemel) et artistiques (Courbet, Daumier, Corot, etc.). Il s’agit incontestablement, par conséquent, d’un mouvement qui a un caractère pluriclassiste.
Thiers, avec l’accord des Prussiens, va assiéger Paris. Il obtient de Bismark la libération anticipée des prisonniers militaires français. Ce qui lui permet sur le coup de grossir les effectifs de l’armée des versaillais. Le 21 mai il fait intervenir des troupes qui lui sont fidèles. Elles vont s’adonner à de véritables carnages. Elles mettent huit jours à mater et à écraser la révolte populaire parisienne. Le 28 mai 1871, après une résistance acharnée et de durs combats, la Commune subit une cuisante et retentissante défaite. La répression est brutale, féroce et impitoyable. La Commune est écrasée sans aucun ménagement. Le mouvement révolutionnaire et le mouvement syndical parisien seront réprimés et décapités. L’état de siège de la ville sera maintenu jusqu’en 1876. Il faudra attendre entre 1879 et 1881 avant que les condamnéEs soient amnistiéEs.
La victoire de Thiers a pour effet de rassurer les groupes dominants et dirigeants. Elle montre également que la République est capable d’assurer le maintien de l’ordre et pas n’importe quel ordre, l’ordre conservateur. À ce sujet, Thiers déclarera en novembre 1872 : « La République sera conservatrice ou ne sera pas ».
Que retenir de La Commune ?
Dans la Guerre civile en France 1871 Marx ne parle pas encore de la dictature du prolétariat[2]. La Commune de Paris est un banc d’essai, une ligne de partage entre le socialisme utopique et le socialisme qui se confronte à l’exercice réel du pouvoir. Un moment où s’est posé toute une série de problèmes à résoudre dans le chemin qui mène vers l’émancipation des classes opprimées de la société : à savoir, nature de l’État ? Centralisme ou fédéralisme ? Rôle des associations ouvrières syndicales et de production ? Formes de propriété ? Gestion collective de l’économie ? Exercice de la démocratie ? Patriotisme versus internationalisme ? Place des femmes dans la société ? Place de la religion dans les affaires de l’État ? La question de l’éducation (son caractère obligatoire pour les deux sexes, laïc et gratuit) ?
Certaines de ces questions se posent encore aujourd’hui avec une grande acuité.
Que conclure ?
La Commune de Paris de 1871 est probablement, cent cinquante ans plus tard, l’épisode le plus héroïque de la classe ouvrière et des groupes démunis et défavorisés des pays développés et industrialisés. Il s’agit d’un mouvement révolutionnaire dans lequel Marx a reconnu la première insurrection prolétarienne autonome. La Commune de Paris est incontestablement un véritable symbole de la lutte des classes. Elle a par contre un caractère plus populaire qu’ouvrier. Une chose est certaine, les ouvrières et les ouvriers y ont quand même laissé leur marque. D’où l’intérêt de s’y intéresser d’un point de vue dialectique : c’est-à-dire dans son mouvement ascendant (son installation et ses mesures prises) et dans son mouvement descendant (sa chute et son échec).
Dans l’histoire contemporaine du monde occidental, la Commune de Paris de 1871 a eu une existence éphémère alors que le coup d’État bolchevique a débouché sur non pas la suppression et l’extinction de l’État, mais paradoxalement sur un renforcement excessif de la présence de l’État et de ses appareils de contrôle et de répression de la population et des mouvements oppositionnels. Le régime issu de ce coup de force (et qui a été rendu possible grâce à l’appui de certains militaires hauts gradés) a duré de 1917 à 1991. C’est probablement l’inverse que nous aurions souhaité voir se produire. Mais, comme dirait l’Autre, nous ne faisons pas l’histoire avec des « si ». Constatons alors que les masses ne font pas toujours l’histoire. Elles ont en effet parfois l’initiative, alors qu’à d’autres moments, elles encaissent les mesures coercitives et subissent des défaites.
[1] Michel, Louise (1830-1905). Elle était une militante féministe et une combattante importante durant la Commune. Elle a été condamnée à la détention à vie et ensuite déportée en Nouvelle-Calédonie. C’est dans la foulée des amnisties qu’elle sera autorisée à rentrer à nouveau à Paris. Elle consacrera le reste de sa vie à parcourir la France en se faisant un infatigable propagandiste de la cause anarchiste.
[2] Dans la Critique du programme de Gotha (ouvrage écrit en 1875), Marx précisait ce qui suit au sujet de la dictature du prolétariat : « Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. » Marx, Karl. 1975. Critique du programme de Gotha. Pékin : Éditions en langues étrangères, p. 26. La dictature du prolétariat désigne une « période de transition » au cours de laquelle les membres de la classe ouvrière (la majorité de la société) imposent aux anciennes classes dirigeantes (la minorité) des mesures permettant d’avancer vers le communisme. La « dictature du prolétariat », c’est donc selon Marx la démocratie ouvrière. Pour Lénine et ses successeurs, ce sera bien entendu la dictature autoritaire et hiérarchique du Parti (ou de certains apparatchiks de la nomenklatura) sur le prolétariat !