Alain Saint-Victor
Historien, enseignant et militant communautaire
La question de l’immigration a été une constante dans l’histoire du Québec. Les différentes formes qu’elle a prises sont liées à des contextes sociaux déterminés. Dans les années 1960, à l’époque de la montée de l’idéologie souverainiste, l’immigration est considérée comme un enjeu important dans la mesure où elle est perçue comme un facteur pouvant influencer la composante ethnique du Québec. Elle ne constitue pas un problème en soi, mais elle s’inscrit plutôt dans le cadre d’une lutte politique entre le pouvoir provincial et le pouvoir fédéral. Cette lutte a pour enjeu le contrôle de l’immigration, ce qui signifie avant tout, comme le précise alors René Lévesque, d’avoir le pouvoir de choisir ses propres immigrantes et immigrants selon les critères définis par le Parti québécois (PQ), qui sont de préserver « [notre] identité linguistique et culturelle1 ». Pour Lévesque, il s’agit d’affirmer une « identité commune », de proclamer haut et fort les droits d’un « groupe humain diminué [qui] s’est rendu compte qu’il est un peuple2 ». C’est la volonté de faire reconnaitre et de valoriser les droits historiques d’un peuple qui a connu l’oppression et la marginalisation.
Se libérer et ne pas disparaitre
Pour le mouvement souverainiste, la politique de l’immigration du gouvernement fédéral n’est pas neutre. Son objectif consiste à faire disparaitre ou simplement à réduire à sa plus simple expression les caractéristiques linguistiques et culturelles du peuple québécois. L’assimilation, ou plus précisément la domination et la marginalisation historiques, se poursuit à travers l’immigration, car « le régime fédéral, qui représente une majorité anglophone, poursuit, de façon un peu moins ouverte que dans le passé, une politique d’immigration axée sur le maintien d’une majorité anglophone, et autant que possible d’une majorité d’immigrants de racines anglo-saxonnes3 ». Le risque pour le peuple québécois est donc de perdre son identité historique, ou, pour utiliser un vocabulaire plus courant, son « caractère distinct ». Mais ce risque est aussi politique, économique et social, car il s’agit également « du poids excessif au Québec d’une minorité anglophone dont les milieux dirigeants exercent depuis trop longtemps une influence proprement coloniale4 ». Pour les tenants du souverainisme, l’adjectif « colonial » a tout son sens puisqu’il s’agit d’une double domination, économique et culturelle, qui rappelle bien le système colonialiste dans les pays du Sud. C’est donc non seulement la peur d’être culturellement « minorisé », mais également le renforcement de la domination politique et économique allant de pair, qui déterminent les revendications fondamentales du souverainisme des années 1960.
Néonationalisme et internationalisme
Dans le cadre de la Révolution tranquille, une nouvelle vision du monde émerge. Un courant de gauche sympathise avec les luttes de libération nationale dans les pays dominés. Cette gauche pense donc la question de la souveraineté dans le cadre d’une solidarité internationale. Outre le contrôle des institutions étatiques par les Canadiens français, ce que Fernand Dumont appelle le « néonationalisme5 », se développe tout un courant idéologique internationaliste à l’intérieur même du mouvement souverainiste. Se solidarisant avec les luttes menées par les Africains, les Asiatiques et les Afro-Américains, le premier député officiellement souverainiste à l’Assemblée nationale, François Aquin, écrit : « Le Québec est lui-même entré dans cette dialectique vitale fondamentale : il veut être québécois, il veut être présent au monde6 ». Cette tendance se radicalise par des prises de position proclamant non seulement la nécessité de l’indépendance, mais également le choix d’une société socialiste. S’inspirant de Che Guevara, d’Albert Memmi et de Frantz Fanon, des intellectuels québécois radicaux développent leurs propres théorie et pratique dans la lutte pour l’indépendance et le socialisme7.
L’immigration et l’émancipation nationale
Au cours de cette période, la composition ethnique de l’immigration se transforme de manière significative. La relève économique de l’Europe, provoquant une chute du nombre d’immigrantes et d’immigrants venant de ce continent, favorise la venue d’un nombre accru de ressortissants originaires des pays du Sud. Par ailleurs, la laïcisation promue par la Révolution tranquille fait tomber les derniers préjugés religieux, en particulier l’antisémitisme très virulent à l’époque de la « grande noirceur », sous la sombre gouverne du nationalisme conservateur et de l’Église catholique. C’est toute une ouverture sur le monde qui se développe. Comme l’explique Gérard Bouchard, « [d]ans la foulée de ces ouvertures, de ces redécouvertes, c’est aussi une nouvelle vision du monde qui prenait forme, au-delà des horizons familiers de la France, de l’Angleterre et du Vatican, au-delà de l’Europe elle-même8 ».
Dans ce contexte, la réalité de l’immigration, la perception même de l’immigrant et de l’immigrante, acquièrent une autre signification. Certes, les considérations ethniques demeurent, mais le mouvement souverainiste de l’époque reste sous l’influence d’une gauche consciente de la nature de classe de la domination. Les partisans de l’approche « indépendance et socialisme » sont conscients du fait que le passage à un État québécois libéré du fédéralisme constitue une étape, et non la fin du parcours, dans le cadre d’un projet d’émancipation. Ce n’est donc pas un hasard si on observe le développement de liens de solidarité entre ce projet d’émancipation nationale québécois avec les luttes dans les pays dominés, ce qui explique également l’adhésion aux idées souverainistes de plusieurs intellectuels et exilés politiques fuyant des pays comme le Haïti des Duvalier, le Chili de Pinochet, le Brésil des militaires, etc. Pour ces exilé·e·s, le Québec représente un lieu d’accueil, d’entraide, de partage. Cette solidarité n’est pas uniquement politique, mais aussi culturelle et idéologique, dans la mesure où, dans ces pays comme au Québec, la lutte de l’émancipation avait pour objectif double une libération économique et culturelle.
L’immigration en mutation
Au cours des années 1970, l’immigration de ressortissantes et ressortissants de pays non européens prend une place de plus en plus importante. Mais contrairement à la vague des années 1960, elle est constituée en majorité d’ouvrières et d’ouvriers destinés à travailler dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre et généralement à bas salaires, notamment dans le secteur du textile. Dans cette nouvelle réalité, on observe le retour de perceptions xénophobes et même racistes véhiculées par l’idéologie dominante. Cette régression se développe dans un contexte particulier de crise économique entrainant la fermeture et la délocalisation de plusieurs industries des secteurs « mous » de l’économie. Subissant alors un chômage important, plusieurs immigrantes et immigrants cherchent des emplois dans le secteur tertiaire et les services, occupés traditionnellement en grand nombre par les « Québécois de souche ». C’est de là que surgit l’image de l’immigrant comme « voleur de job9 ».
Entretemps, un autre facteur entre en jeu. Sous l’égide de Pierre Elliot Trudeau, l’État fédéral se lance dans une grande opération de restructuration politique, juridique et culturelle dans ce qui allait devenir le multiculturalisme. Pour les souverainistes, l’objectif est de marginaliser le projet d’émancipation du peuple québécois en valorisant les concepts de liberté culturelle des individus, par opposition à la solidarité nationale. Cette politique du multiculturalisme remet en question le biculturalisme historique inspirée du mythe des « deux peuples fondateurs ». Du coup, elle se dresse comme un obstacle idéologique objectif au mouvement souverainiste, pour qui la constitution nationale québécoise se construit sur une certaine unité culturelle fondée sur la langue. Pour les souverainistes, le multiculturalisme vise à nier le caractère distinct de la société québécoise, dans l’objectif plus ou moins inavouable de saper la lutte pour l’indépendance. Une fois encore, l’immigrant (en particulier non européen) se retrouve au centre de cette lutte idéologique. Pour l’État fédéral, la population immigrante est victime du nationalisme québécois et Ottawa doit la « protéger ». Pour les nationalistes identitaristes, elle constitue une menace qui sape « notre identité », « nos traditions » et « nos valeurs », tout en étant, de façon irrémédiable, un « pion » pour l’État fédéral.
Les angles morts du nationalisme québécois
S’il en est ainsi, c’est parce que les débats des décennies précédentes n’ont pas permis de dégager une politique réellement inclusive. Dès son accession au pouvoir en 1976, le gouvernement Lévesque met l’accent sur l’importance de l’intégration des nouveaux arrivants : « Le Livre blanc sur la politique de la langue française et celui du développement culturel tentent de situer l’apport culturel des allophones dans un Québec résolument français10 ». Certes, si cette politique constitue l’ouverture d’un peuple plus sûr de son identité et de sa force culturelle, elle n’en représente pas moins l’expression d’une certaine inquiétude refoulée, un certain relent de ce que Gérard Bouchard appelle « le paradigme de la survivance11 », autrement dit « survivance » culturelle et survivance de l’identité nationale.
L’échec du référendum de 1980 et la crise économique du début de la décennie « entrainent le Parti québécois vers des prises de position qui rejoignent de moins en moins la population et créent de fortes dissensions internes12 ». Au cours de cette période, la mondialisation et l’emprise du néolibéralisme exacerbent l’individualisme et provoquent le repli sur soi, qui prend la forme dans plusieurs pays occidentaux de la xénophobie et, dans certains cas, d’un racisme ouvert. Dans ce contexte, le discours souverainiste axé sur la lutte sociale perdait de son efficacité, les militantes et militants souverainistes des années 1960 et 1970, qui voulaient construire un pays indépendant et socialiste, se trouvaient relégués à un rôle d’intellectuels dont les prises de position se faisaient de moins en moins sentir sur la scène politique. Le Parti québécois se bureaucratisait et la chute de l’Union soviétique provoqua une certaine « crise » idéologique de la gauche; la solution de rechange au capitalisme prenait la forme d’une illusion et l’idéologie d’une « fin de l’histoire » était devenue la norme dans la grande presse et même dans les universités.
Dès lors, l’avenir du mouvement souverainiste semble uniquement dépendre de l’idéologie de l’identité nationale, des valeurs historiques communes, de la langue, bref du nationalisme. Comme cela a existé auparavant, mais aujourd’hui d’une manière exacerbée, la présence de l’immigrante ou de l’immigrant non européen est devenue un « problème » dans la mesure où il est difficilement « intégrable », mais aussi et surtout dans la mesure où il constitue un « obstacle » à l’indépendance. L’islamophobie ambiante, le racisme ouvert de l’extrême droite et l’intolérance à l’égard de toute forme de différence culturelle renforcent l’idée d’un insurmontable « abime culturel » entre le « eux » et le « nous ». Comme la question de l’indépendance se réduit essentiellement à une question d’avoir « notre propre pays afin de contrôler l’immigration », le mouvement souverainiste au Québec, du moins celui qui est incarné par le PQ, devient, dans l’imaginaire de plusieurs immigrantes et immigrants non européens, un mouvement xénophobe, sinon raciste.
Se réinventer
Il nous semble maintenant que l’avenir d’un projet d’émancipation nationale dépend de la possibilité de réintroduire la lutte sociale comme condition sine qua non, à l’intérieur de la lutte pour l’indépendance, comme l’a si bien vu Eric Martin13, et comme semble le promouvoir Québec solidaire. Mais si cette lutte vise à l’établissement d’une nation solidaire où la justice sociale jouera un rôle essentiel, elle doit nécessairement, de façon organique et en excluant toute forme de paternalisme, intégrer le combat contre le racisme systémique, la marginalisation et l’exclusion.
Les difficultés d’inclure les communautés immigrantes dans une lutte d’émancipation sociale sont réelles et multiples. Historiquement, cela a toujours été le cas dans tous les pays où l’immigration joue un rôle important dans la composition de la main-d’œuvre. Mais ces difficultés, malgré leur ampleur, ne sont pas insurmontables. Les communautés immigrantes ne sont pas homogènes, elles sont traversées par des contradictions.
Toutefois, il y a une réalité qui demeure une constante, surtout pour les communautés non européennes : les personnes immigrantes sont constituées majoritairement de travailleuses et de travailleurs qui subissent l’exploitation et des conditions de travail de plus en plus ardues, et qui se retrouvent confinés dans des situations sociales précaires. Cette réalité objective devrait être une condition nécessaire pour adhérer à tout mouvement luttant pour la transformation sociale. Mais même nécessaire, elle n’est pas suffisante : pour que ces communautés se sentent véritablement concernées par ces luttes sociales, celles-ci doivent accorder une place importante à la lutte contre le racisme systémique.
Québec solidaire, en dénonçant les lois islamophobes et xénophobes du gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ) et en incluant dans son programme une politique de citoyenneté inclusive, semble ouvrir la voie vers la construction d’une société ouverte sur le pluralisme culturel, mais unie par sa volonté de justice sociale. Il reste à savoir comment objectivement articuler ces luttes avec la nécessité de créer un pays indépendant.
1 Nicholas Toupin, « La politique identitaire de René Lévesque : portrait d’un paradoxe », Bulletin d’histoire politique, vol. 24, n° 1, 2015, p. 97-110.
2 Ibid.
3 René Lévesque, La Passion du Québec, Montréal, Québec Amérique, 1978, p. 161. Cité dans Toupin, op. cit.
4 René Lévesque, Oui, Montréal, Éditions de l’Homme, 1980, p. 41. Cité dans Toupin, op. cit.
5 Fernand Dumont, « La représentation idéologique des classes au Canada français », Recherches sociographiques, vol. 6, n° 1, 1965, p. 9-22.
6 François Aquin, « Pour une politique étrangère du Québec », Liberté, vol. 10, n° 2, 1968, p. 25-32.
7Voir Sean Mills, The Empire Within. Postcolonial Thought And Political Activism in Sixties Montreal, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010 ; dans une perspective plus critique des rapports entre les Noirs et la gauche québécoise, David Austin, Fear of a Black Nation. Race, Sex and Security in Sixties Montreal, Montréal, Between the Lines, 2013 et « All roads led to Montreal : black power, Carribean, and the black radical tradition in Canada », Journal of African American History, vol. 92, n° 3, 2007, p. 516-539.
8Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde. Essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000, p. 107.
9 La cinéaste montréalaise Tahani Rached a fait un portrait saisissant de cette réalité, dans « Voleurs de job », un documentaire réalisé en 1980.
10 Fernand Harvey, « L’ouverture du Québec au multiculturalisme (1900-1981) », Études canadiennes, vol. 21, n° 2, 1986, p. 227.
11 Bouchard, op. cit.
12 Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert, François Ricard, Histoire du Québec contemporain. Tome II. Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1989, p. 729.
13 Eric Martin, Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec, Montréal, Écosociété, 2017.