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Le Québec, une province subordonnée à l’État fédéral

Mathieu Dufour, Nouveaux Cahiers du socialisme, no.24, automne 2019

(Professeur au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais et chercheur à l’IRIS)

 

La crise de la COVID-19 a remis le rôle économique de l’État à l’avant-plan au Canada. Aux mesures sociosanitaires mises en place pour tenter de juguler la pandémie, s’est adjointe une série d’initiatives visant à supporter l’économie. Si tous les paliers de gouvernement sont de la partie, c’est le gouvernement canadien qui, avec la Banque du Canada, porte le gros des responsabilités de financement. Ce n’est pas surprenant. Le gouvernement fédéral, jouissant des prérogatives d’un État souverain avec sa propre monnaie, bénéficie de beaucoup plus de latitude que les gouvernements provinciaux ou municipaux. Au-delà de la gestion de crise, en elle-même et dans un contexte où on pourrait souhaiter profiter de la pandémie pour enclencher des réformes économiques importantes, se ravive la question de ce qu’il est possible d’accomplir dans un cadre provincial sur des enjeux économiques.

Un tel questionnement se heurte à une fatigue évidente de la mobilisation en lien avec la question nationale au Québec. Après des décennies de discussion et de rendez-vous manqués, on comprend aisément que plusieurs aient envie de passer à autre chose. Plutôt que de subordonner des objectifs de transformation économique et sociale à une accession à l’indépendance, n’est-il pas plus productif de s’investir dans des projets qui peuvent donner des résultats immédiats ? Certes, de tels projets sont utiles et il n’y a pas de raison d’attendre une éventuelle indépendance politique pour en commencer l’élaboration et la mise en œuvre. Néanmoins, il est difficile d’envisager la réalisation de changements profonds et pérennes au Québec sans avoir le plein contrôle sur des pouvoirs économiques comme la politique monétaire, tant ceux-ci jouent un rôle fondamental dans la structuration d’une économie.

Le rôle central de la politique monétaire

Le fait de disposer d’une monnaie souveraine permet au gouvernement d’injecter des milliards de dollars dans l’économie. Dans le sillon de la crise actuelle, cette intervention a nécessité des emprunts massifs, mais ceux-ci ne constituent pas, pour les années à venir, un fardeau qui devrait être remboursé par d’éventuelles politiques d’austérité. Il y a trois raisons à cela.

Premièrement, l’intervention du gouvernement fédéral s’est accompagnée de la mise en place d’un programme d’assouplissement quantitatif par la Banque du Canada, qui consiste en un achat massif de titres sur les marchés financiers. Ces titres viennent s’ajouter à ceux qu’elle détenait déjà dans le cadre de la conduite de la politique monétaire, et font en sorte que la Banque du Canada possède une bonne partie des titres de la dette fédérale. Dans un sens, c’est comme si une branche du gouvernement devait de l’argent à une autre branche. Cette dette n’a techniquement pas besoin d’être remboursée, et pour ce qui est des intérêts, comme la Banque du Canada reverse ses surplus d’opérations au gouvernement, ce n’est pas un problème.

Qu’en est-il de la portion de la dette détenue par des investisseurs privés ? Tant que les taux d’intérêt restent bas, ce qui semble probable à court terme, elle n’a pas besoin d’être remboursée non plus. C’est la deuxième raison pour laquelle les emprunts du gouvernement fédéral pendant la crise ne constituent pas un fardeau. En sus de son programme d’assouplissement quantitatif, la Banque du Canada a baissé son taux directeur. Son intervention a fait en sorte que le taux d’intérêt sur les bons du Trésor est passé sous la barre du 1 %[1]. Ce taux est inférieur au taux d’inflation et bien en deçà du taux de croissance nominal de l’économie en temps normal. Par conséquent, même si le gouvernement ne rembourse pas cette dette et emprunte pour payer les intérêts, le poids de la dette dans l’économie, qu’on mesure habituellement par le ratio dette/PIB, devrait diminuer. Tant que les taux d’intérêt demeurent bas, et ils l’étaient déjà depuis un moment avant la crise sanitaire, la dette ne constitue ni un problème immédiat ni un fardeau pour les générations futures, puisqu’on n’a pas besoin de la payer. Les déficits encourus pendant le premier mandat du gouvernement Trudeau, par exemple, n’ont pratiquement pas fait bouger le ratio dette/PIB[2].

Troisièmement, le gouvernement fédéral emprunte en dollars canadiens, une devise dont il a le plein contrôle. Ainsi, il est impossible pour le gouvernement de faire faillite ou de se trouver en défaut de paiement. Comme on l’a vu pendant la crise sanitaire, la Banque du Canada peut toujours racheter les titres de dettes, et ce, peu importe qu’ils soient détenus par des institutions canadiennes ou étrangères.

Des gouvernements dominants et des gouvernements subordonnés

La situation serait différente si les emprunts étaient effectués dans une devise étrangère, comme le dollar américain. Le gouvernement devrait alors trouver le moyen d’aller chercher des dollars américains pour financer cette dette, que ce soit à travers de nouveaux emprunts, une vente d’actifs à des étrangers ou encore des exportations aux États-Unis. C’est le cas d’une partie des pays du « Sud global », qui se retrouvent souvent enchaînés dans un cycle d’endettement perpétuel.

Les pays du Sud ne sont pas les seuls dans cette situation, car c’est aussi le lot des gouvernements provinciaux. Ainsi, ne disposant pas d’une banque centrale, le gouvernement du Québec se doit de financer sa dette à même ses revenus, qu’ils viennent des redevances des sociétés d’État ou encore des taxes et impôts. Tant que les taux d’intérêt restent bas, ce n’est pas nécessairement un grave problème, puisque, là encore, le gouvernement peut simplement refinancer périodiquement sa dette et celle-ci baissera tout de même en proportion de l’économie. Mais justement, contrairement à la Banque du Canada, le gouvernement du Québec n’a pas non plus de contrôle sur les taux d’intérêt. Les taux auxquels il pourra emprunter sont même tributaires d’une cote de crédit établie par des firmes étrangères (Moody’s, Standard and Poor’s et Fitch), ce qui restreint davantage sa marge de manœuvre en matière de politiques publiques.

Ainsi, le statut de province limite de manière importante les ressources financières disponibles pour la mise en place de changements systémiques importants au Québec, que ce soit sous la forme d’une politique industrielle ambitieuse pour effectuer la transition écologique ou la socialisation d’une partie de l’appareil productif. Non seulement la capacité d’emprunt du gouvernement est bien moindre que si le Québec était souverain, mais le manque de contrôle sur les taux d’intérêt et les flux internationaux de capitaux, une autre prérogative fédérale, fait en sorte que les marchés financiers disposent d’une vaste capacité de nuisance si jamais ils désapprouvent la direction que prennent les réformes. Politiquement, la pression pourra devenir assez rapidement difficile à tenir. Et puis, si le gouvernement fédéral ne peut en aucun cas se retrouver en défaut de paiement pourvu qu’il emprunte en dollars canadiens, ce n’est pas le cas du gouvernement du Québec.

Ce qu’un Québec indépendant pourrait faire

À l’inverse, supposons que le Québec dispose d’une monnaie souveraine et du contrôle sur le réseau bancaire, une responsabilité qui échoit présentement au gouvernement fédéral. Il devient alors possible de réguler le fonctionnement du réseau, voire de le socialiser, que ce soit selon un modèle de banques publiques ou encore de coopératives de crédit comme les caisses populaires. Dans cette perspective, le gouvernement aurait alors la capacité d’orienter les ressources du Québec vers une transformation économique fondamentale. Cela pourrait être fait directement, par des injections de l’État, ou encore canalisé localement à travers une politique de crédit favorisant les projets qui conjugueraient des préoccupations sociales, environnementales et économiques. En fait, la souveraineté monétaire et le contrôle sur le système bancaire permettent d’élaborer une structure financière au service d’une transition systémique et écologique, ce qui apparaît comme une condition sine qua non à sa réalisation.

Cela ne veut pas dire qu’on peut simplement faire pleuvoir de l’argent sans aucune limite. Ce que nous pouvons accomplir collectivement demeure lié aux ressources dont nous disposons. Par ailleurs, sans constituer le fléau qu’on nous dépeint souvent, l’inflation reste une préoccupation dans la mesure où elle peut miner la confiance que les gens ont dans la monnaie et donc, par ricochet, miner l’impact que peuvent avoir les politiques financières de l’État. Néanmoins, comme le montrent les politiques d’assouplissement quantitatif mises en place depuis la crise financière de 2007-2008, on peut injecter beaucoup d’argent dans l’économie sans qu’il y ait une augmentation importante du prix des marchandises, donc la marge de manœuvre est grande. Finalement, dans la mesure où le Québec demeure lié à une économie mondiale, il faut prendre en compte les dynamiques de taux de change.

 

Socialisme, indépendance, politique monétaire : les trois termes de l’équation

En somme, une transition systémique, ça se finance, et pour bien faire, il faut disposer d’une banque centrale, d’une monnaie souveraine et du pouvoir de réguler le secteur financier. Avec ces trois éléments, dans une économie moderne, les possibilités sont assez grandes, comme le démontre la capacité du gouvernement fédéral à tenir à bout de bras l’économie canadienne des mois durant pendant la pandémie. En revanche, leur absence limite non seulement les ressources qui peuvent être mobilisées, mais donne également des leviers d’influence à des institutions extérieures comme la Banque du Canada. Vue sous cet angle, une souveraineté politique apparaît comme un passage obligé à la réalisation d’un projet socialiste au Québec.

Soulignons cependant que si la souveraineté politique est nécessaire à une souveraineté monétaire, elle ne la garantit pas. Les pays de la zone euro n’ont plus leur propre monnaie et dépendent dans une grande mesure du bon vouloir de la Banque centrale européenne pour le financement de leurs politiques de relance. De la même manière, un éventuel Québec indépendant qui utiliserait le dollar canadien serait tributaire de la politique monétaire de la Banque du Canada. N’ayant aucune capacité de création monétaire, le gouvernement du Québec devrait en outre s’en procurer sur le marché des changes afin d’en faire circuler à l’intérieur de ses frontières, par exemple en utilisant une partie des revenus d’exportation. De plus, le Québec aurait peu de prise sur les fluctuations de la valeur du dollar canadien, ce qui rendrait difficile la gestion de sa balance commerciale.

Bref, il faut se donner les moyens de ses ambitions. Tenter une transformation en profondeur au Québec sans avoir les leviers politiques et financiers nécessaires rendra sa réalisation très difficile, voire impossible. On en revient donc à la question nationale, non plus simplement comme finalité en soi, mais comme condition à la mise en place d’un cadre macroéconomique qui rendra possible une transition économique.

 

[1] Les taux d’intérêt sur les bons du Trésor du Canada sont disponibles sur le site de la Banque du Canada : <www.bankofcanada.ca/rates/interest-rates/canadian-bonds/>.

[2] Pour une analyse de l’évolution récente de la dette canadienne, voir Alexandre Bégin et Mathieu Dufour « Dette publique fédérale : exploration de quelques idées reçues », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), note de recherche, 2019 : <https://cdn.iris-recherche.qc.ca/uploads/publication/file/DF_WEB_IRIS.pdf>.

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