Introduction au dossier

La préparation de ce dossier des NCS a pris une tournure totalement inattendue avec l’éclatement de la pandémie de la COVID-19 en mars dernier. Cela faisait plusieurs mois que nous avions commencé à définir les contours de la question nationale en tenant compte des événements contemporains, notamment de la victoire électorale du nationalisme conservateur et identitariste de la Coalition Avenir Québec (CAQ), de l’imminente récession économique et de la reconfiguration de la question nationale au sein de l’univers néolibéral contemporain.

Et puis un jour, le ciel nous est tombé sur la tête.

La crise : tout changer pour que tout reste pareil

Nous nous sommes demandé s’il fallait changer de cap, mais après mures réflexions, nous avons maintenu le projet tout en le modifiant quelque peu. Il y a plusieurs raisons à cela. La crise actuelle reste notre principal motif : elle change la donne mais pas les structures fondamentales de l’État et du capitalisme. Autrement dit, nous faisons face au même projet néolibéral, austéritaire et conservateur qui continue sur sa lancée, quitte à connaître certaines adaptations. C’est ainsi que, selon nous, les programmes d’urgence mis en place par Ottawa et Québec ne changent pas d’un poil les orientations précédentes. Il se peut même que ces politiques soient intensifiées, de façon à en reporter le coût financier sur la masse des couches populaires et moyennes, au lieu de procéder à des réformes en profondeur de la fiscalité.

Si on examine les politiques en cours, très peu d’entre elles ont changé, ni la politique néolibérale basée sur la dépossession et l’extractivisme, ni le déni de la crise environnementale et du défi climatique, ni l’insertion du Canada dans le monde en tant qu’allié-subalterne des États-Unis.

Quelques mois avant l’éclatement de la pandémie, un grand débat a pris forme autour de la question climatique. D’un côté, les États et les oligarchies financières résistaient à toute idée de changement structurel destiné à relever les défis définis par la communauté scientifique. De l’autre côté, un immense mouvement social se mettait en branle. Pourtant, la question est pratiquement évacuée du discours politique et médiatique actuel.

Pendant que l’on parle du « retour de l’État » et de la mise à l’écart de la mondialisation au profit de politiques plus nationales, on oublie que ces mêmes États étaient au poste de commande pendant la phase « heureuse » de la mondialisation, pendant les années 1980-1990. Même les gesticulations pathétiques de Donald Trump ne vont rien changer au fait que le capitalisme reste structuré à l’échelle du monde et s’appuie sur les chaînes de production globalisées fondamentalement nécessaires à l’accumulation du capital. En ce sens, l’utilisation réactionnaire du nationalisme contre les migrantes et les migrants date de plusieurs années.

Alors, qu’est-ce que l’immense chaos qui se dessine devant nous change ? En quelques mots, l’aggravation des tensions et des conflits, comme si les contradictions que met en évidence la « triple » crise (sanitaire, économique, climatique) accentuaient les clivages et les polarisations.

La nouvelle-ancienne question nationale

Ainsi avons-nous décidé de continuer à travailler sur un thème qui semble largement évacué des débats. L’oppression nationale du peuple québécois et les pratiques coloniales et génocidaires contre les peuples autochtones font partie du « code génétique » du Canada, si on peut employer cette métaphore du dispositif du pouvoir (voir le texte de Dalie Giroux). Il ne s’agit pas d’un « rajout » ou d’un élément secondaire, mais d’un pilier du pouvoir de classe.

Dans la première section, nous voulons décortiquer l’évolution du capitalisme au Québec et au Canada. On a feint d’oublier, dans l’univers médiatique et universitaire, qu’une structure de classe enferme la formation sociale québécoise, en dépit du surgissement récent d’un Québec inc. qui s’avère particulièrement fragile dans la crise actuelle, comme le suggèrent les textes de Pierre Beaulne, Audrey Laurin-Lamothe, Julia Posca, notamment. C’est vrai, le Québec n’est plus à l’heure du « Speak white », mais qui contrôle les leviers essentiels des politiques qui régissent nos vies ? Poser la question, c’est déjà un peu y répondre (voir les textes de Mathieu Dufour, de Milan Bernard et Simon Tremblay-Pepin).

Dans la deuxième section, plusieurs auteurs et autrices examinent l’enchevêtrement des luttes sociales et des luttes nationales par rapport aux enjeux de l’immigration (Alain Saint-Victor, Ève Torres et Rosa Pires), de la culture (Eric Martin), de la structure politique et des résistances des peuples autochtones (Joëlle-Alice Michaud-Ouellet et Julie Perreault). Des éléments portés par les mouvements sociaux et progressistes tentent de concevoir différemment l’articulation des luttes entre elles et de lier émancipation sociale et émancipation nationale (Sol Zanetti et Catherine Dorion, Danic Parenteau, Andrea Levy et André Frappier). Les retombées des débats récents sur l’identité sont également abordées par Carole Yerochewski et Danic Parenteau.

La dernière section propose des réflexions sur les dimensions théoriques. Qu’est-ce que la nation, se demandent Gilles Bourque et l’Écossais Neil Davidson ? Comment cela s’imbrique-t-il dans les débats récents sur l’identité (Stéphane Chalifour et Judith Trudeau) ? Quelles leçons et propositions se dégagent des débats des années précédentes, alors que la question nationale avait acquis une dimension critique (Gilles Labelle et Yves Rochon) ? Quelle a été l’interaction entre le nationalisme québécois et les luttes des femmes (Diane Lamoureux) ? Comment repenser les liens entre les mouvements d’émancipation au Québec et au Canada (Pierre Beaudet) ? Quelles sont les prochaines étapes des luttes nationale et sociale (Pierre Mouterde) ?

Les textes présentent un large éventail de perspectives, ce qui témoigne des débats et des travaux en cours au sein des mouvements sociaux et progressistes.

Par ailleurs, en plus du dossier sur la question nationale, nous avons recueilli des contributions sur la crise en cours, ses ressorts essentiels, les éléments de continuité et de changement qui s’en dégagent au regard des États et du capitalisme à l’échelle du monde, ainsi que sur les nouveaux débats concernant l’orientation et le développement des résistances. Enfin, trois textes traitent de la problématique étatsunienne, au moment où les confrontations s’aggravent et que s’approche l’élection présidentielle de novembre 2020. Finalement, nous avons une contribution spéciale de Rodney Saint-Éloi sur le racisme, un texte écrit à la suite de la mort-lynchage de l’Afro-Américain George Floyd, sous le genou d’un policier blanc le 25 mai 2020 à Minneapolis.

Les grands chantiers

Terminons par le début. La crise actuelle de la pandémie interpelle durement les projets associés à la « grande transition » qui doit relancer les luttes pour l’écosocialisme, le féminisme, l’internationalisme. À court terme, elle risque de renforcer le programme austéritaire et nationaliste-conservateur de François Legault et de son équipe. Les alignements se feront rapidement, d’ici la fin de l’année, et dans la continuité des politiques de « relance » qui seront mises en place en 2021 et 2022. Les affrontements risquent de prendre une plus grande ampleur une fois dépassé le climat de peur orchestré par les gouvernements et les grands médias. De tout cela émergera une nouvelle génération de projets contre-hégémoniques et de propositions conçues pour revenir à nos valeurs : la solidarité et l’égalité, une réelle démocratisation, la fin d’un système politique en panne, et, en ce qui nous concerne au Québec, une nouvelle architecture respectueuse des droits des peuples, sans le système d’apartheid qui sévit contre les peuples autochtones.

Ces thèmes seront au cœur des travaux à venir des Nouveaux Cahiers du socialisme.

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