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Les stéréotypes genrés en éducation : regards d’enseignantes

Élyse Bourbeau, Nathalie Peterson, Caroline Proulx-Trottier, Julie Robert, Nouveaux Cahiers du socialisme, L’ÉCOLE PUBLIQUE AU TEMPS DU NÉOLIBÉRALISME, no. 26, automne 2021
Les auteures sont enseignantes au primaire et au secondaire[1]
En tant qu’enseignantes, nous sommes des témoins privilégiées de la croissance des inégalités entre les genres chez les élèves. Au préscolaire et au primaire, nous voyons les enfants abandonner un jouet non associé à leur genre après une simple moquerie. Au secondaire, nous voyons autant les garçons que les filles vivre, selon un taux alarmant, de l’anxiété et des problèmes d’estime de soi parce qu’ils n’arrivent pas à se conformer aux attentes de genre. Pourtant, certains mythes s’enracinent dans le milieu scolaire : l’adhésion à l’idée selon laquelle l’égalité des sexes serait atteinte ainsi que les croyances concernant le partage équitable des tâches domestiques et parentales. Ces croyances freinent les avancées vers une réelle égalité et rendent difficile la prise de conscience des inégalités de genre. Ainsi contribuent-elles à les reproduire tout en nuisant à la mise en place d’actions pour les éradiquer. Il est clair que rien n’est gagné et que nous devons entreprendre une discussion franche dans le milieu scolaire qui, selon nous, constitue la porte d’entrée idéale pour lutter contre ces inégalités.
Des inégalités dès la naissance
En 1976, les chercheurs Condry et Condry ont publié la classique étude Sex Differences : A Study of the Eye of the Beholder[2]. La recherche portait sur l’interprétation des réactions de groupes d’adultes à qui l’on présentait la vidéo d’un bébé qui pleure. Dans le premier groupe, on demandait de décrire l’émotion du petit garçon qu’ils voyaient. Dans une forte proportion, les participants ont répondu que ce bébé était en colère. Dans le deuxième groupe, on demandait de décrire l’émotion de la petite fille. Cette fois-ci, les participants ont répondu qu’elle devait être triste ou effrayée. Sans surprise, vous aurez deviné que la vidéo était identique dans les deux groupes. Les participants et participantes ont donc évalué différemment la réaction du même bébé, car ils ont été influencés par le sexe fictif de ce dernier.
L’étude a démontré que, dès leur plus jeune âge, les enfants sont perçus différemment selon leur sexe. Résultat : des filles grandissent avec la vision qu’elles sont des êtres sensibles, et des garçons se perçoivent comme des êtres colériques. Peut-on douter de l’effet d’entraînement des perceptions sur le développement des enfants ? Le mouvement féministe s’appuie depuis très longtemps sur cette étude pour montrer la source des inégalités de genre : les stéréotypes sexuels. Si l’éducation ne permet pas aux enfants de s’émanciper des croyances ancrées sur les différences entre les genres, alors la lutte pour l’égalité sera toujours menacée de reculs.
Constats de Conseil du statut de la femme
Au moment où paraissait l’étude de Condry et Condry, le Conseil du statut de la femme (CSF) publiait son premier grand avis, Pour les Québécoises : égalité et indépendance[3]. Cet avis faisait état des principales inégalités de notre système d’éducation. La lettre d’introduction se terminait ainsi : « Le mandat du Conseil du statut de la femme sera accompli le jour où les objectifs énoncés dans ce document seront atteints ». Plus de 40 ans plus tard, force est de constater le chemin parcouru, mais aussi celui qui reste à faire. C’est d’ailleurs ce que soulèvent l’étude du CSF, Entre le rose et le bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin[4], paru en 2010, et l’avis L’égalité entre les sexes en milieu scolaire[5], paru en 2016. Prenons le temps de regarder quelques exemples de l’évolution de certains enjeux depuis la parution de ces avis.
Division sexuelle du travail professionnel en milieu scolaire
Il apparaissait clairement, en 1978, que la division du travail dans le milieu de l’enseignement reproduisait les stéréotypes sexuels classiques. En effet, durant l’année scolaire 1977-1978, les femmes représentaient 90 % du personnel enseignant des écoles de niveau primaire, mais seulement 10 % d’entre elles occupaient un poste de direction. Plus on avançait dans la scolarisation, plus la place des femmes en enseignement diminuait. À preuve, pour la même année, on comptait 40 % de femmes au secondaire, 30 % au collégial et 20 % à l’université. Quant aux commissions scolaires, un maigre 17 % de femmes briguaient la fonction de commissaire. C’est sur cette donnée que l’on constate l’une des plus grandes avancées pour les femmes puisqu’en 2020 le taux de femmes élues atteignait 50,6 %, faisant des commissions scolaires le seul palier de gouvernement élu à majorité féminine[6]. C’est d’ailleurs un argument qui a souvent été évoqué en faveur du maintien des élections scolaires. Nous sommes loin d’avoir l’assurance d’une telle représentativité dans les nouvelles structures que sont les centres de services scolaires, créés en 2020 par le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge.
Matériel pédagogique androcentrique
Un élément qui avait fait grand bruit en 1978 lors de la parution de l’avis du CSF était la présence de stéréotypes sexuels dans les manuels scolaires. Les constats étaient troublants : l’amour et l’affection sont des traits de caractère présentés comme féminins, de même que la faiblesse, la peur et la dépendance, tandis que la colère, l’agressivité et les attitudes de courage, de force et de leadership sont présentées comme des traits de caractère masculins. Le CSF s’attaquait aussi à l’absence de contenus d’enseignement sur l’histoire des femmes et de leur condition spécifique, dans les manuels comme dans les programmes, ce qui a pour effet la perpétuation des stéréotypes sexuels et la dévalorisation des femmes.
À la suite de cet avis, le ministère de l’Éducation a mis sur pied le Bureau d’approbation du matériel didactique (BAMD) dont la mission est d’analyser et d’approuver les manuels scolaires utilisés dans les écoles québécoises. Parmi les aspects pris en considération par le BAMD dans son analyse, certains touchent l’égalité entre les sexes. La création de ce bureau fut un gain permettant des progrès notables sur le plan de la représentation des femmes dans le matériel didactique. Toutefois, il faut admettre que le matériel actuellement utilisé en classe et approuvé par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MESS) n’est pas encore au point puisque dans les 17 manuels d’histoire analysés par le CSF en 2016[7], la place qu’occupent l’histoire des femmes et celle de leurs luttes est encore timide et, trop souvent, ces informations sont placées dans une section à part. Les manuels véhiculent l’idée que l’égalité entre les sexes serait atteinte au Québec et plusieurs d’entre eux comportent même des erreurs historiques importantes sur le féminisme et sur l’histoire des femmes en général. Par exemple, il existe une confusion entre Marie Lacoste Gérin-Lajoie et sa fille Marie Gérin-Lajoie[8]. Malheureusement, les inégalités de sexe, l’exclusion politique et la contribution socioéconomique des femmes à la société sont généralement absentes des manuels.
Attitude du personnel scolaire et stéréotypes
Le CSF constatait, en 1978, que le cursus scolaire était différencié selon le sexe. La couture, la broderie, la cuisine et l’entretien ménager étaient enseignés aux filles pendant que les garçons apprenaient la menuiserie, l’électricité et la mécanique. La perpétuation des stéréotypes sexuels était ici très évidente.
En 2010, dans son étude Entre le rose et le bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin, le CSF faisait état de plusieurs formes de pratiques stéréotypées perpétuées par les enseignantes et les enseignants. Par exemple, les filles sont interrogées sur les apprentissages vus au dernier cours, alors que les garçons sont davantage interrogés sur les nouvelles connaissances en cours d’apprentissage. Les enseignantes et les enseignants passent plus de temps en interaction avec les filles lors de la lecture, et plus avec les garçons en mathématiques. D’ailleurs, les garçons se font poser plus souvent des questions sur des sujets de nature abstraite. En ce qui concerne la gestion des comportements, les filles sont plus encouragées à être passives, et on accorde plus d’attention à la turbulence des garçons. Il en ressort que les garçons terminent leurs études dotés d’habiletés à s’exprimer, à contester et à construire, contrairement aux filles qui ont plutôt appris à se soumettre, à imiter et à reproduire le cadre établi.
Selon ce que révèle le CSF dans son avis de 2016, les membres du personnel enseignant et professionnel croient avoir des pratiques neutres et non discriminatoires. Cependant, les résultats d’une enquête menée auprès de 400 enseignantes et enseignants démontrent que leurs attentes sont différentes en fonction du sexe de l’élève. Pour de nombreux travailleurs et travailleuses de l’éducation, les différences entre garçons et filles s’expliqueraient par la biologie plutôt que par la socialisation de genre. Conséquemment, cette distinction « naturelle » amène le personnel enseignant à adapter son enseignement selon le genre présumé des élèves, ce qui contribue à renforcer les stéréotypes sexistes.
Les choses ont-elles vraiment changé ?
Malgré le fait que les filles réussissent davantage à l’école, qu’elles sont majoritaires sur les bancs des universités et que plusieurs initiatives ont été mises en place pour les encourager à se diriger vers des métiers non traditionnels, elles continuent majoritairement de s’orienter vers des domaines relationnels et de soins où les garçons sont encore quasiment absents[9]. Certes, depuis plus de 40 ans, la lutte aux stéréotypes a permis à des milliers de filles et de garçons de percer avec succès dans des domaines non traditionnellement associés à leur genre. Elle a aussi contribué à réduire la pression sociale et l’intimidation envers les enfants, particulièrement envers les jeunes LGBTQ+. Toutefois, pour nous, cela demeure nettement insuffisant.
La différenciation pédagogique genrée toujours présente
Instaurée au Québec dans les années 1960, la mixité scolaire avait notamment comme objectif de réduire les inégalités entre les sexes. Les efforts soutenus des travailleuses et travailleurs de l’éducation ont grandement contribué à la lutte contre les stéréotypes et à faire contrepoids au patriarcat et aux structures du marché. L’égalité entre les genres et la compréhension de la nécessaire mixité s’en sont trouvées nettement améliorées.
Certes, la non-mixité stricte est encore un argument de vente fièrement affiché par certaines écoles privées afin de convaincre les parents de payer des milliers de dollars par année pour offrir « ce qu’il y a de mieux » à leur enfant. Sur le site Web de l’école pour garçons Selwyn House, située à Westmount, on y lit que « les modes d’apprentissage des garçons et des filles sont différents. Notre programme éducatif est pensé pour des garçons; il tient compte de leurs buts d’apprentissage et répond à leurs intérêts[10] ». La directrice du collège privé du Mont-Sainte-Anne de Sherbrooke, pour vanter son programme destiné aux garçons seulement, donne en exemple leur cours d’histoire axé sur les questions politiques et militaires, où les élèves vont jusqu’à recréer une guerre de tranchées en grimpant une colline avec un masque à gaz[11].
Malgré tout, et heureusement, une grande partie des écoles privées traditionnellement non mixtes ont fait le choix opportun de faire place à la mixité dans leurs murs[12]. Toutefois, même s’il est de moins en moins question de scolariser les garçons et les filles dans des écoles différentes, l’idée de leur offrir une pédagogie différenciée dans des écoles mixtes fait son chemin. Par exemple, autant au public qu’au privé, on assiste à une explosion dans l’offre de projets pédagogiques particuliers liés à la robotique, à l’ingénierie et à la programmation, en partie sous l’influence des derniers gouvernements qui y ont vu une façon de bien préparer la future main-d’œuvre. L’objectif non caché de plusieurs de ces programmes pourtant mixtes consiste à favoriser spécifiquement la motivation scolaire des garçons, ce qui démontre ainsi un raisonnement toujours empreint de stéréotypes genrés[13].
En septembre 2019, la question de la pédagogie différenciée est revenue dans l’actualité[14] avec le projet de classe non mixte de 5e année du primaire d’une école de l’Outaouais. Prétextant la réussite des enfants, particulièrement des garçons, ce programme repose sur des situations d’apprentissage différenciées, par exemple, de la robotique pour les garçons et du jardinage pour les filles. Ce projet a suscité la polémique, hélas souvent même entre enseignantes.
Une frange non négligeable de la population semble donc accepter la validité des approches de différenciation pédagogique entre filles et garçons, surtout quand vient le temps de parler du décrochage de ces derniers ! Dans la sphère publique, ce discours a trouvé son porte-parole en la personne de l’omniprésent psychologue Égide Royer. Ce dernier ne se gêne pas pour accuser « un féminisme revanchard » d’avoir empêché le système scolaire de s’attarder au cas spécifique de la réussite scolaire des « gars ». Convaincu de la nécessité d’avoir plus d’enseignants masculins comme solution au décrochage des garçons, il propose de donner des bourses spéciales aux étudiants masculins et d’offrir en priorité aux hommes les postes permanents dans les écoles publiques[15].
De notre côté, on ne peut que se demander comment de telles dérives peuvent se produire au Québec, 40 ans après le rapport du CSF. Une possible explication serait que les stéréotypes genrés se sont mis au goût du jour en se définissant comme des faits basés sur la science.
Neuromythes et neuroféminisme
Longtemps on a tenté d’utiliser la science, en particulier l’anatomie du cerveau, pour légitimer les inégalités et les prétendues complémentarités entre les sexes. Des scientifiques comme Paul Broca (1860) ont largement contribué à la thèse selon laquelle la taille ou le volume du cerveau des femmes était plus petit, et donc, qu’elles étaient moins intelligentes. De même, les recherches de Robert Ornstein dans les années 1970 sur les hémisphères cérébraux vont-elles contribuer au mythe de Mars et Vénus. Ces neuromythes, selon l’OCDE[16], sont définis comme un malentendu, une mauvaise interprétation, voire une « déformation délibérée » des faits scientifiques dans un but déterminé. Le neuroféminisme est alors apparu (Cordelia Fine, 2008[17]) pour contrer ce discours neurosexiste. Cette approche se fonde sur le fait que les hypothèses de différences entre les cerveaux masculins et féminins s’appuient sur de faux résultats, qui sont pourtant, encore aujourd’hui, véhiculés dans plusieurs milieux scientifiques ainsi que dans le milieu de l’éducation.
La croyance en certains neuromythes peut avoir des conséquences importantes en matière d’éthique et parfois même de démocratie, car elle en vient à justifier des pratiques sociales ou politiques genrées, souvent au désavantage des femmes. En effet, ces croyances peuvent contrevenir au principe de justice sociale parce qu’elles sont peu appuyées par la recherche scientifique et qu’elles ne tiennent souvent pas compte du contexte dans lequel les différences de genre sont observées. Par exemple, perdurent dans le milieu de l’éducation les croyances selon lesquelles les élèves apprennent différemment ou mieux selon qu’on sollicite leur style d’apprentissage prédestiné (auditif, visuel ou kinesthésique), leur profil d’intelligence prédominant (ex. : logico-mathématique, musical, interpersonnel) ou encore leur hémisphère cérébral dominant (gauche ou droit)[18]. Malheureusement bien ancrées, ces croyances erronées sur l’apprentissage sont souvent à l’origine de pratiques dont l’efficacité est contestée.
De même, les stéréotypes perpétuent l’idée qu’il y aurait des différences immuables dans le fonctionnement du cerveau en fonction des genres. Or, avec l’avènement de l’imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRM), on observe que le fonctionnement du cerveau est très différent d’un individu à l’autre, indépendamment du sexe anatomique des personnes observées[19]. En fait, le cerveau a la capacité de changer sa structure et son fonctionnement en réaction à la diversité de son environnement : « C’est l’interaction avec le milieu familial, social, culturel qui va orienter les goûts, les aptitudes et contribuer à forger les traits de personnalité en fonction des modèles du masculin et du féminin donnés par la société[20] ». Les fonctions cognitives sont donc façonnées par le vécu de chaque sujet et non par son genre[21].
Les différences d’aptitudes entre les hommes et les femmes ne seraient en fait que le fruit de l’influence du contexte dans lequel le sujet évolue. Par exemple, des recherches démontrent que chez les sociétés préhistoriques de chasseurs-cueilleurs, les inégalités entre les sexes étaient fort peu présentes. Mark Dyble, chercheur à la faculté d’anthropologie de l’University College de Londres soutient que les inégalités seraient apparues avec l’avènement de l’agriculture[22]. L’agriculture et la sédentarisation qui en découle auraient en effet permis d’accumuler des ressources pour la première fois et seraient à l’origine de l’émergence des inégalités de genre. Les recherches démontrent aussi que l’enfant n’a conscience de son sexe biologique que vers l’âge de trois ans, mais que les pressions exercées par l’entourage social constituent sans aucun doute ce qui influence le plus la construction de l’identité sexuée. Le sexe de l’enfant s’avère être un organisateur puissant des conduites de ses partenaires sociaux[23]. En somme, les jouets offerts, les loisirs proposés, et même les appréhensions inculquées, bref tout le contexte socioéconomique dans lequel un enfant évolue aura un effet sur son développement cognitif et son identité, alors que ceux-ci n’ont pas de fondements neurobiologiques.
Capitalisme de marché bénéficiaire et  reproducteur des stéréotypes
L’état de situation que nous venons de présenter, entre autres sous l’axe de la critique neuroféministe, met en évidence les forces multiples qui perpétuent les stéréotypes dans le milieu scolaire, plusieurs d’entre elles ayant un effet direct à l’âge adulte. Il nous semble clair que l’un des premiers bénéficiaires et simultanément agent de reproduction des stéréotypes genrés est le capitalisme de marché. En effet, il est le premier à profiter des structures patriarcales qui segmentent le marché de la consommation et le marché du travail.
Le domaine du marketing constitue un exemple très visible de la main capitaliste dans les questions de genre. Il est éminemment profitable aux grandes compagnies productrices d’entretenir les stéréotypes pour garder leurs marchés bien segmentés. La sociologue Elizabeth Sweet a bien démontré que les jouets vendus aux enfants aujourd’hui sont encore plus genrés qu’il y a 50 ans : « Le nouveau récit [concernant les garçons et les filles] ne remet pas vraiment en question les stéréotypes de genre; il ne fait que les reconditionner pour les rendre plus acceptables à une époque “postféministe”. Peu importe ce que font les filles [aujourd’hui] – du moment qu’elles demeurent passives et centrées sur la beauté[24] ».
Les jouets de ménagères ont été remplacés par des princesses, et des soldats par des superhéros; le message sous-entendu reste le même et la croyance selon laquelle les enfants sont naturellement attirés par les jouets associés à leur genre s’en trouve renforcée. Les adultes n’échappent pas non plus aux délires du mercantilisme genré, comme en font foi les brosses à dents différenciées commercialisées par la compagnie française Sanogyl : soies douces et design élégant pour elle, manche épais et design technique pour lui.
On peut en rire, mais ce genre de prouesses capitalistes vient très sérieusement puiser dans des conceptions qui sont encore profondément ancrées dans notre société, conceptions selon lesquelles hommes et femmes ont des dispositions innées différentes. Ce sont ces mêmes conceptions qui segmentent le marché du travail entre métiers dits masculins et féminins et font qu’une grande partie de la main-d’œuvre, les femmes, est sous-payée. Tel que l’observait si bien l’économiste féministe Heidi Hartmann, en 1978 :
La production du genre découle de la division du travail existant entre les sexes et, par un processus dialectique, elle renforce à son tour cette division du travail elle-même. Je pense quant à moi qu’étant donné ces ramifications profondes de la division du travail, nous n’éliminerons pas la division des tâches ordonnée suivant le sexe tant que nous n’aurons pas aboli les différences de genre[25].
L’école étant de plus en plus soumises aux lois de la compétitivité et axée vers les besoins des entreprises, il est donc clair que nous, enseignantes, devons devenir un rempart de première ligne contre l’instrumentalisation des stéréotypes. Il est urgent de nous poser des questions sur les approches à adopter dans nos écoles pour combattre ce sexisme insidieux.
Pour conclure : vers un féminisme de déconstruction
L’autrice et militante trans Julia Serano, dans son livre Whipping Girl[26], qualifie ce sexisme d’oppositionnel, car il entretient la croyance selon laquelle hommes et femmes constituent deux catégories rigides et mutuellement exclusives, chacune possédant ses propres attributs, désirs et aptitudes. Pour sa part, elle propose un féminisme de déconstruction. La binarité doit éclater en un modèle inclusif de la complexité humaine. Le sexe assigné à la naissance, l’identité de genre, l’expression de genre et l’orientation sexuelle doivent désormais être considérés comme des facettes indépendantes du continuum de la sexualité humaine et n’ont pas à être enfermés dans deux catégories figées. Par nos pratiques, nos choix de mots et la planification de nos contenus scolaires, il est de notre responsabilité en tant qu’enseignantes d’exposer à nos élèves le plus grand nombre possible de modèles humains hors-norme et d’enseigner l’histoire, en particulier, la contribution de ces personnes. Nous devons faire vivre aux élèves des expériences qui brisent explicitement les barrières du sexisme oppositionnel, qui les font sortir des carcans qu’on leur a imposés, qui les poussent à devenir des humains plus complets et ouverts. N’est-ce pas là le rôle de l’école d’élargir les horizons plutôt que de contribuer à leur resserrement ? N’est-ce pas le rôle de l’école d’être le moteur de changement de la société, et non d’être au service de sa rigidité ?
Ce véritable rôle de l’école devient encore plus central quand vient le temps d’aborder l’éducation à la sexualité. Comme on peut lire dans le rapport de recherche Promouvoir des programmes d’éducation à la sexualité positive, émancipatrice et inclusive écrit par un groupe de chercheuses de l’UQAM :
Aussi, pour mettre en place une éducation à la sexualité réellement inclusive, il importe de développer des modèles d’éducation à la sexualité qui tiennent pour acquis que les jeunes ont et auront une diversité de pratiques, d’identités et d’expériences, et que cette diversité soit abordée sans marginaliser, sans stigmatiser, sans invisibiliser des sujets et thématiques, sans reproduire des rôles sociosexuels et sans généraliser un modèle normatif unique[27].
En vue de pallier les inégalités entre les genres, le gouvernement du Québec a expérimenté, entre 1997 et 2004, l’analyse différenciée selon les sexes (ADS), une approche qui vise à favoriser l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes, en essayant de discerner en amont les effets que pourrait avoir l’adoption de certaines politiques ministérielles. Toutefois, sans minimiser les effets positifs de l’intégration de la culture de l’ADS dans différentes instances gouvernementales, nous préconisons une approche qui irait plus loin dans cette analyse et qui inclurait l’approche intersectionnelle (ADS+) à cette démarche. En effet, nous sommes d’avis que l’ADS + permet non seulement d’agir sur les oppressions liées au genre, mais aussi sur la combinaison de multiples facteurs d’oppression. C’est pourquoi nous pensons que l’ajout de l’approche intersectionnelle contribuerait à raffiner notre lecture des enjeux liés aux inégalités sociales et économiques et pourrait influer sur les pratiques pédagogiques ainsi que sur les stratégies d’apprentissage qui seront mises en place dans nos écoles dans les années à venir.
En somme, malgré les avancées majeures des quatre dernières décennies, souvent obtenues de haute lutte par l’action et la mobilisation des différents milieux féministes, le système d’éducation demeure teinté de nombreux stéréotypes. Les pratiques enseignantes, le matériel didactique, le manque de formation sur les avancées scientifiques contribuent à perpétuer ces stéréotypes. Pour finir, nous pensons que, à une époque où l’on tente de s’appuyer sur des données probantes, l’émergence des neuromythes constitue un obstacle supplémentaire à l’amélioration des pratiques d’enseignement qui pourraient déconstruire le discours ambiant et ainsi diminuer la portée sociale de nombreux stéréotypes qui perdurent dans la société québécoise.
[1]Caroline Proulx-Trottier est récemment retraitée de l’enseignement. Les quatre autrices sont militantes syndicales, féministes et membres du Collectif des travailleuses et travailleurs progressistes en éducation (TTPE).
[2]John Condry et Sandra Condry, « Sex differences `a study of the eye of the beholdee », Child Development, vol. 47, n° 3, 1976, p. 812-819.
[3] Conseil du statut de la femme, Pour les Québécoises : égalité et indépendance, Québec, 1978.
[4] Conseil du statut de la femme, Entre le rose et le bleu : stéréotypes sexuels et construction sociale du féminin et du masculin, étude rédigée par Francine Descarries et Marie Mathieu, Québec, 2010.
[5] Conseil du statut de la femme, L’égalité entre les sexes en milieu scolaire, Québec, 2016.
[6] Conseil du statut de la femme, 1978, op. cit.
[7] L’égalité entre les sexes en milieu scolaire, op. cit.
[8] Line Lamarre, Hervé Gagnon et Michel Vervais, Réalités, premier cycle du secondaire, Saint-Laurent, Renouveau pédagogique, 2006, p. 327.
[9] En 2017-2018, les filles composaient plus de 80 % des effectifs des programmes collégiaux en santé, services sociaux, éducatifs et juridiques, et plus de 75 % des programmes universitaires en sciences de l’éducation et sciences de la santé. Conseil du statut de la femme, Portrait des Québécoises, édition 2018, < https://csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/Por_portrait_quebecoises.pdf>.
[10] <https://www.selwyn.ca/>.
[11] Sylvia Galipeau, « Une école de garçons qui ne changera pas », La Presse, 26 septembre 2016.
[12] Sylvia Galipeau, « La lente disparition des écoles unisexes », La Presse, 10 octobre 2016.
[13] La robotique à l’école, École Saint-Joseph, <https://www.stjoseph.qc.ca/la-robotique/>; Daphnée Dion-Viens, « Permettre aux gars d’être des gars », Journal de Québec, 3 septembre 2018; Stéphane Lamarche et Zoulikha Benkacimi, Robotique 2019 – École Évangéline, <https://www.youtube.com/watch?v=lBhoeR9AiYw>.
[14] Patrick Duquette, « Madame, c’est ça des gars », Le Droit, 17 septembre 2019.
[15] Brigitte Breton, « S’occuper des gars », Le Soleil, 20 décembre 2019; Isabelle Hachey, « Faut-il plus d’enseignants masculins », La Presse, 26 mars 2011.
[16] OCDE, Comprendre le cerveau : vers une nouvelle science de l’apprentissage, Conférence internationale OCDE/CERI, Apprendre au XXIe siècle : recherche, innovation et politiques, Paris, 2002.
[17] Cordelia Fine, The Britannica Guide to the Brain. A Guided Tour of the Brain and all its Functions, Londres, Robinson, 2008.
[18] Jérémie Blanchette Sarrazin, Martin Riopel et Steve Masson, « Les neuromythes chez les enseignants québécois », RéseauEdCan, 5 septembre 2019, <https://www.edcan.ca/articles/les-neuromythes-chez-les-enseignants-quebecois/?lang=fr>.
[19] Louise Cossette (dir.), Cerveau, hormones et sexe, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2012, p. 15.
[20] Olivier Monod, « Sexisme : le cerveau n’a pas de genre. Entrevue avec Catherine Vidal », L’Express, 21 novembre 2013.
[21] Catherine Vidal, Le cerveau évolue-t-il au cours de la vie ?, Paris, Le Pommier, 2009.
[22] Mark Dyble, G. D. Salali, N. Chaudhary, A. Page, D. Smith, J. Thompson, L. Vinicius, R. Mace et A. B. Migliano, « Sex equality can explain the unique social structure of hunter-gatherer bands », Science, vol. 348, n° 6236, 15 mai 2015.
[23] Gaïd Le Maner-Idrissi, « Comment devient-on un garçon ou une fille de sa culture ? », dans Catherine Vidal (dir.), Féminin/Masculin. Mythes et idéologies, Paris, Bélin, 2015 p. 69.
[24] Notre traduction de : « The reformulated story does not fundamentally challenge gender stereotypes; it merely repackages them to make them more palatable in a “post-feminist” era. Girls can be anything—as long as it’s passive and beauty-focused ». Elizabeth Sweet, « Toys are more divided by gender now than they were 50 years ago », The Atlantic, 9 décembre 2014.
[25] Heidi Hartmann et Rosette Coryell, « Capitalisme, patriarcat et ségrégation professionnelle des sexes », Questions Féministes, n° 4, novembre 1978.
[26] Julia Serano, Whipping Girl. A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Berkeley, Seal Press, 2007.
[27] Julie Descheneaux, Geneviève Pagé, Chiara Piazzesi, Magaly Pirotte et Fédération du Québec pour le planning des naissances, Promouvoir des programmes d’éducation à la sexualité positive, inclusive et émancipatrice. Méta-analyse qualitative intersectionnelle des besoins exprimés par les jeunes, Montréal, Service aux collectivités, UQAM/Fédération du Québec pour le planning des naissances, août 2018.

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