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Le Front commun pour la transition énergétique face aux impératifs éthiques

Maude Prud’homme [1], Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021
Le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ) est né en 2015 de la volonté de ses membres, essentiellement des groupes écologistes, des groupes citoyens et des organisations non gouvernementales environnementales (ONG-E). Ce regroupement a accompli un travail de concertation et permis plusieurs victoires – notamment l’abandon du projet d’oléoduc Énergie Est en 2017 et l’adoption en 2018 d’un règlement, même si imparfait, interdisant la fracturation hydraulique du schiste au Québec. Après plusieurs assemblées d’échange, l’idée de se doter d’espaces pour œuvrer en mode propositionnel a pris forme. En effet, pour la vaste majorité des participantes et participants, l’opposition concrète à des projets à haut potentiel ravageur constitue un obstacle au travail d’imagination, de création et de mise en œuvre de solutions originales au désastre en cours. Comme cette tâche de raffiner, de critiquer, de mûrir, d’enrichir, voire d’envisager réellement ce que nous considérons comme désirable, trouvait peu de lieux où s’effectuer, nous avons convenu d’agir en ce sens.
Le FCTÉ s’est donc orienté vers la transition énergétique. Après quelques tâtonnements à la recherche d’une définition unique, l’exercice a mené à l’adoption de « critères d’une transition énergétique porteuse de justice sociale[2] », en espérant éviter les écueils de récupération ou d’instrumentalisation – on peut douter du succès, mais les critères demeurent. L’élaboration de ces critères, qui s’est échelonnée sur deux ans, a amené les membres à un consensus qui offre une perspective très large sur la transition énergétique parce qu’elle prend position sur des enjeux fondamentaux comme le paradigme économique, la justice climatique et sociale, la responsabilité différenciée, l’intersectionnalité, l’impact de certaines solutions sur la biodiversité et les droits humains. Cette démarche a interpellé des personnes des milieux syndicaux et communautaires, entre autres, qui ont vu le FCTÉ comme un lieu de convergence des luttes sur les enjeux du climat et de la transition, qui ont choisi d’y adhérer et d’y apporter leur vision respective, ce qui a contribué à lier les prises de position et les actions du FCTÉ à un souci de justice sociale. La force des critères adoptés par le FCTÉ se révélera à l’usage. Or, il s’est avéré que la compréhension, voire l’interprétation des corollaires de ces critères était très… variable. Mais ces critères constituent une base de reconnaissance qui aide à encadrer les débats et à légitimer des interventions que les perspectives environnementalistes traditionnelles, historiquement étroites et problématiques à bien des égards, auraient pu considérer comme irrecevables.
Comment prendre en compte les points de vue minoritaires
Le fonctionnement par consensus du FCTÉ ouvre des possibles, même si ce mode de fonctionnement est très exigeant. La prise de décision lors d’instances se fonde sur des échanges qui clarifient les aspects irritants ou problématiques, visent l’atteinte de consensus et sont suivis d’un vote aux deux tiers si nécessaire. Cette pratique, souvent remise en question, constitue en soi un mécanisme qui permet d’accueillir des voix potentiellement moins populaires d’emblée, afin de nourrir des prises de décision qui renforcent l’organisation, somme toute volontaire, plutôt que de la diviser et de l’affaiblir. La recherche du consensus le plus audacieux, par opposition à l’acceptation du plus bas dénominateur commun, est collectivement et individuellement astreignante. L’examen des critères d’une transition énergétique porteuse de justice sociale par consensus a mis en évidence une diversité de perspectives et de priorités au sein du FCTÉ, des malaises et des tensions qu’il faudra explorer. Il a aussi permis de recentrer certains enjeux souvent marginalisés. Le résultat a offert plus de clarté quant aux ambitions de l’organisation, ce qui a facilité une certaine pluralité des membres et des secteurs représentés. L’élaboration et l’adoption de la Feuille de route pour un Québec ZéN version 2.0[3] a permis de préciser les consensus et dissensus actuels, de révéler certains angles morts.
La composition du FCTÉ reflète une belle diversité, tant des personnes que des organismes qui en sont membres. Nous en explorons ici quelques aspects, afin de reconnaître les efforts fournis et les défis déjà relevés. Les membres sont de diverses origines et les organisations, prises dans leur ensemble, sont hétérogènes à de nombreux égards. La présence de syndicats de différents secteurs, de groupes communautaires autonomes de défense des droits, d’ONG environnementales et d’organisations citoyennes actives dans différents domaines constitue une forme de diversité, notamment en ce qui concerne la culture organisationnelle, les intérêts premiers, l’expertise, les échelles et les grilles d’analyse. Cette diversité donne lieu à de nombreux défis. Par exemple, sur le plan organisationnel, la recherche de consensus heurte régulièrement certaines organisations qui considèrent le vote à majorité simple comme la seule pratique démocratique valable. Certains membres privilégient plutôt un idéal de gouvernance dit du sommet vers la base (top down) alors que d’autres y sont fortement opposées. Du côté des analyses se côtoient différentes radicalités (les personnes ne reconnaissent pas toutes les mêmes causes premières…), des exigences différentes au regard d’un échéancier climatique, ou encore différentes visions du rôle de l’État. De plus, les disponibilités et les ressources ne sont pas les mêmes entre les représentantes et représentants des organismes, qu’il s’agisse de rencontres pendant les heures « normales » de travail ou non, de la surcharge de travail au moment de la récolte, des fins de session ou de vacances, de la possibilité de se consacrer à une tâche contre rémunération ou sans l’aval d’une hiérarchie organisationnelle. Ces éléments ont un impact particulièrement significatif dans un contexte où le FCTÉ fonctionne grâce au travail dévoué d’une seule contractuelle, à la participation salariée de certains délégué·e·s et à beaucoup de travail bénévole accompli essentiellement par quelques femmes. La présence de plusieurs organisations importantes ne signifie pas que les ressources soient mises en commun. Pourtant, le FCTÉ a besoin de plus de ressources internes et externes.
Cette diversité, bien que limitée, enrichit par ailleurs le travail de formulation d’une vision ou le choix des éléments à concrétiser. Par exemple, certaines personnes voient comme urgent et nécessaire de hausser le prix de l’essence afin de freiner l’achat de véhicules utilitaires sport (VUS) et la consommation d’essence en général, alors que d’autres voient dans cette mesure une intervention régressive et financièrement discriminatoire, qui exacerbe les injustices économiques – on explore alors l’écofiscalité progressive. Ou encore, certains considèrent comme absolument fondamental le végétarisme ou le véganisme (ou à tout le moins le fait d’y tendre), alors que des nuances s’imposent, notamment le respect des souverainetés alimentaires autochtones. L’ajout de la reconnaissance du travail non rémunéré aux critères de justice sociale témoigne de l’accueil de perspectives féministes dans la conception partagée de la transition énergétique, et plusieurs éléments de la Feuille de route ont été modelés par des processus exigeants de conjugaison de perspectives, ce qui a amené tout le monde plus loin. L’ajout d’éléments critiques quant à la dimension coloniale de la production d’hydroélectricité au Québec en est un exemple. Certaines et certains mentionnent toutefois que l’on y perd en simplicité, et donc en accessibilité du message : c’est peut-être un prix à payer effectivement, pour l’instant, mais il n’est pas à négliger puisqu’il produit ses propres exclusions.
Représentativité insuffisante des groupes minorés
Cela dit, il est clair que le FCTÉ est plutôt homogène. On y trouve très peu de personnes racisées, autochtones, vivant des situations de handicap, ou encore d’organisations dont les mandats sont principalement liés à des luttes contre des oppressions corollaires à ces marginalisations, des organisations antiracistes par exemple – bien que plusieurs membres adhèrent à des principes antiracistes. Ces absences sont symptomatiques et ont une importance éthique, d’autant plus que ce sont généralement ces communautés qui sont ou seront les plus affectées. Les raisons de ces absences sont elles-mêmes variées et exigent des mesures appropriées, sur les plans de l’autoformation, de la transformation des pratiques organisationnelles, de l’aide pour surmonter des obstacles plus externes à la participation, comme le fait d’en avoir déjà plein les bras. Reconnaître les spécificités, contextes et raisons des différentes absences constitue une tâche complexe. Exigeante. Plus difficile que la recherche d’une posture unique d’inclusivité que l’on pourrait ramener à des affirmations du type personne ici n’est raciste, nous sommes donc inclusifs. Et moins réductrices. Qui aplanissent moins les enjeux soulevés, complexes – les divers systèmes d’oppressions étant eux-mêmes diversifiés, ainsi que les privilèges et les parti-pris qui y sont rattachés. Seules des analyses systémiques et intersectionnelles partagées, approfondies et entretenues permettraient de se rejoindre… Malgré l’adhésion à un principe, la compréhension des corollaires de l’adoption d’analyses systémiques et intersectionnelles demeure inégalement répartie et prend diverses formes, ce qui mène à des frustrations significatives et pose des obstacles à certaines alliances, soulève des doutes à tout le moins. Un fait demeure : il manque du monde autour de la table. Les idées, enracinements, expériences, doutes, réseaux, sensibilités, de ces personnes manquent.
Force est de (re)constater que les bonnes intentions n’ont pas nécessairement des effets émancipateurs. Dans le cas des personnes détentrices de privilèges du fait de leur appartenance au groupe dominant, l’écoute devient vitale, car les privilèges peuvent souvent empêcher de comprendre la portée de nos interventions. Nous examinerons donc quelques tentatives et les défis rencontrés et chercherons à repérer des voies porteuses de transformations.
Pour une interaction entre écologie et luttes contre le colonialisme et le racisme
La situation actuelle au Front commun pour la transition énergétique illustre le fait que l’homogénéité des participants et types d’organisations représentées se maintient et que l’absence de personnes autochtones, racisées, en situation de handicap, se manifeste par des pratiques et phénomènes internes et externes qui se combinent, et sapent la motivation de toutes et tous. Il semble pertinent et utile de présenter ici le schéma offert par Alexandra Pierre[4], destiné au milieu communautaire. Il permet de jeter un éclairage sur les efforts entrepris au sein du FCTÉ pour améliorer la situation de manière durable. « [Pour ] aller au-delà du tokenism, l’atteinte d’une masse critique est nécessaire. L’atteindre permettrait d’entrer dans une dynamique plus féconde[5] ».
« Nous reconnaissons que les urgences écologiques et climatiques ne sont que des symptômes du mal causé par notre mode de vie destructeur. Réduire notre niveau d’émissions de CO2 n’est pas notre unique objectif. L’extinction massive du vivant nous oblige à penser une intersectionnalité des luttes[6] », disent de jeunes « BIPOC[7] » dans une lettre ouverte adressée au mouvement environnemental dominant. « Pour comprendre la crise climatique suffisamment en profondeur pour pouvoir y faire face de manière efficace et juste, nous devons comprendre, reconnaître et “contester les relations sociales et environnementales inégales dans lesquelles s’inscrivent les émissions de carbone”[8]». Pour ce faire, nous devons donner la parole à celles et ceux qui sont le plus touchés, les écouter lorsqu’ils parlent. Comme les critères de justice sociale adoptés par le FCTÉ constituent un levier interne important, nous reconnaissons qu’il faut l’utiliser pour augmenter le nombre de personnes et d’organisations porteuses d’une compréhension transformatrice de l’intersectionnalité, encore souvent mal comprise.
Intégrer des analyses systémiques
Le manque d’intersectionnalité dans les mouvements environnementaux, et pas seulement parmi eux, constitue un problème important. C’est, entre autres, ce qui empêche une diversification des composantes sociodémographiques du mouvement.
Comme les activistes faisant partie des groupes minoritaires vivent souvent une réalité bien différente des personnes privilégiées, nous nous sentons isolé·es inadéquat es nous avons de la difficulté à nous reconnaître dans le mouvement. […] Placé·es face à ce type d’attitudes, si l’on voit qu’une lutte en particulier n’est pas prise en compte, si l’on voit que telle ou telle oppression n’est pas reconnue, et si l’on sent que de s’exprimer risque de mener à un débat sur la validité d’une oppression, il est rare que l’on veuille s’impliquer[9].
Il reste donc beaucoup à faire quant à la sensibilisation et la formation à l’interne aux tenants, aboutissants et corollaires des analyses systémiques dans la mise en place d’une transition énergétique qui soit effectivement porteuse de justice sociale. Il s’agit là d’une capacité clé pour transformer les pratiques ; cette transformation est en cours, bien que trop lentement encore, pour de bonnes et de mauvaises raisons.
Les privilèges structuraux constituent certainement des obstacles. En effet, il est classique de connaître un malaise, voire une hostilité, à affronter ses propres préjugés et privilèges. À cet égard, le legs colonial offre des défis particuliers, mais non uniques au Québec ; le déni du statut de colons, d’une histoire esclavagiste, des privilèges impérialistes et des défis amplifiés par des différences linguistiques. Mais ce serait trop facile d’en faire une excuse. Force est de constater que plusieurs considèrent encore que les éléments de justice sociale et les objectifs climatiques entrent en compétition, et que les premiers sont de second ordre d’une certaine façon. Plusieurs revendiquent la carboneutralité avant tout, y ajoutent une recherche de justice, mais sans lier ces luttes. Ne considérant pas les perspectives systémiques comme stratégiques, ces personnes craignent de ne pas être comprises de divers publics si l’on complexifie trop l’affaire, de perdre leur temps. Cette non-intégration des luttes mène à une impasse stratégique importante, car « l’échec de la lutte contre la crise climatique est dû à une approche centrée sur les symptômes du problème, plutôt que sur les causes fondamentales de la crise ; les efforts échoueront tant que nous ne nous attaquerons pas aux facteurs sous-jacents des émissions actuelles[10] ». Cela dit, si on les examine et que l’on ne s’entend pas sur les causes, le débat n’est pas gagné d’avance pour autant. Mais ces difficiles et nécessaires débats s’engagent rarement, vu le climat général d’urgence et le fait que tout le monde est un peu à bout.
Cela dit, si on les examine et que l’on ne s’entend pas sur les causes, le débat n’est pas gagné d’avance pour autant. Mais ces difficiles et nécessaires débats s’engagent rarement, vu le climat général d’urgence et le fait que tout le monde est un peu à bout.
Des avancées modestes, éclairant celles encore à faire
Des avancées significatives, bien que toujours insuffisantes, ont eu lieu entre les versions 1 et 2 de la Feuille de route, document phare du FCTÉ. Bien que n’étant pas nommément anticapitaliste, le document comporte tous les éléments d’analyses nécessaires pour reconnaître l’essentiel. De plus, les efforts de consultation des Premiers Peuples ont tardé, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il a d’abord fallu traduire la Feuille de route, ce qui, compte tenu du manque d’expérience et de ressources, n’a pas été facile. La version 1.0 a été traduite, mais pas la version suivante, avant la 2.0, faute de ressources. Ensuite, il a fallu s’assurer que les commentaires seraient effectivement entendus et écoutés !
L’association avec Jen Gobby a permis d’entamer le processus à certaines conditions claires, portées par cette chercheuse expérimentée spécialiste du domaine, soutenue par le comité décolonisation qui assure une plus grande participation des Autochtones à la seconde version. La modification des différentes sections a donné lieu à des échanges fort instructifs quant aux perspectives de certains membres, ce qui est utile en soi. Les traités, les territoires non cédés, le colonialisme environnemental, la composante coloniale de la production d’électricité au Québec, la reconnaissance du fait que les communautés autochtones du « Canada » ont toujours milité pour la préservation de leurs territoires, bien avant la popularisation du mouvement occidental pour le climat, sont autant de perspectives à inclure dans les réflexions et propositions mises de l’avant. La vaste majorité des suggestions de modification a par ailleurs été adoptée, ce qui aménage beaucoup mieux l’espace pour y cultiver des alliances : c’est déjà ça. De plus, les commentaires reçus de Land defenders[11] consultés offrent des pistes constructives de transformation de l’organisation. Notamment l’idée qu’on ne doit pas se limiter à leur demander de commenter nos politiques et nos projets, mais de les concevoir avec nous. Nous entreprenons des efforts en ce sens et il y aura sûrement des incidents de parcours, mais nous espérons cheminer plus avant.
Une des approches adoptées consiste à « préparer la maison ». À savoir qu’avant d’y accueillir du monde, en espérant que nos invité·e·s puissent en faire un chez-soi ou qu’ils souhaitent y fréquenter des gens, il est respectueux de s’assurer que l’endroit soit propice, sécuritaire, accueillant. De plus, afin d’éviter que le travail d’éducation ne retombe sur les épaules des personnes et organisations marginalisées, qui ont exprimé une fatigue à l’égard de cette tâche herculéenne, il importe que les détentrices et détenteurs de privilèges agissent en alliés et fassent une partie de l’ouvrage. Cela peut laisser l’impression que l’on reste encore entre « nous », et donc que rien ne change. Pourtant, si l’on reconnaît le caractère incontournable de ce travail préparatoire, on doit avoir la patience d’admettre que c’est là un pas vers des inclusions et des convergences respectueuses, voire chaleureuses, et surtout transformatrices et porteuses.
Cela dit, cette préparation, qui se fait surtout entre privilégié·e·s, ne permet pas tellement d’échanges, et surtout peut retarder les moments de concertation stratégiques, ce qui est effectivement problématique. Mais serait-il plus porteur d’organiser des rencontres qui dégénèrent à cause de comportements blessants plus ou moins conscients ? Comment concilier, concrètement, responsabilité commune, mais différenciée, analyses systémiques et leadership des communautés les plus touchées ? En essayant sincèrement et en persistant probablement… avec de l’écoute, de l’humilité et de l’ouverture aux nombreuses transformations. Prendre du recul, c’est prendre de l’élan, disait le rappeur MC Solaar.
Il faudrait aussi faciliter la participation au sein des instances et l’embauche de personnes et organisations issues de groupes et communautés marginalisés ou vulnérabilisés. Afin d’éviter d’entretenir des relations qui en demandent beaucoup envers ces mouvements qui en ont déjà plein les bras, précaires et constamment menacés de disparition, il faut être en mesure d’offrir une compensation à cette participation, ainsi que des « réciprocités solidaires ». Le FCTÉ fait une recherche de financement  pour réaliser cet objectif. Par ailleurs, l’ajout d’un siège jeunesse au sein du comité de coordination vise à faciliter la participation d’une population des plus affectées par les enjeux écologiques.
L’élaboration de stratégies plus cohérentes, co-définies, est encore à venir, bien qu’on en voit des éléments poindre dans la version 2 de la Feuille de route et les plans d’action en cours d’élaboration. Elle ne pourra se réaliser pleinement qu’en avançant, notamment par la présence effective de personnes racisées, colonisées ou autrement vulnérabilisées, ainsi que par des alliances et convergences dans des perspectives décolonisantes et anti-oppressives avec différents fronts de lutte. Si les autres travaux sont bien effectués. Si les questionnements à l’interne ont lieu de manière honnête et fertile. Si les engagements persistent, parce que tout cet ouvrage, rappelons-le, est déjà exigeant. La maison brûle, certaines parties plus que d’autres, évidemment.
Éléments de perspectives profondément émancipatrices
Pour finir, faisons un pas de côté. Le FCTÉ est une hypothèse politique qui évolue, se façonne et continuera de le faire. Une hypothèse complexe, basée notamment sur la construction de rapports de force de façon à ce que les pouvoirs se reconfigurent, que les décisions se prennent autrement, que l’on n’en soit pas réduit à tenter indéfiniment d’influencer les décideurs. Une hypothèse qui s’appuie sur des conjugaisons de perspectives pour faire émaner le meilleur de toutes et tous, sur des courages politiques qui transforment jusqu’aux bases des organismes membres.
Le FCTÉ fait le pari d’un mouvement de masse. Il ne pose pas les mêmes défis organisationnels qu’une organisation simple ou qu’un groupe d’affinités. On peut évidemment interroger l’hypothèse comme telle. Mais telle qu’elle est, les transformations seront certainement plus lentes que l’on ne le voudrait. Persister à intégrer des analyses systémiques aux mouvements et sortir de cercles vicieux demande de la patience. L’exigence de conformité à un idéal ne peut s’associer à des impératifs d’instantanéité alors que cet idéal reconnaît l’ampleur des transformations nécessaires. Même s’il s’agit d’un impératif éthique et légitimement considéré comme déjà satisfait. Même si des critiques claires et des reproches légitimes sont exprimés. Nourrir l’audace et l’humilité requiert une patience diligente et obstinée. Des espaces pour le désarroi et la colère. De l’humour, des deuils, des doutes, des préoccupations. Des espaces pour des maladresses, des réparations, des introspections courageuses. Toutes ces choses prennent du temps et des personnes pour les porter. Les mouvements féministes ont sûrement beaucoup à partager à cet égard, vu les défis similaires qui s’y présentent depuis un certain temps.
D’autres hypothèses politiques sont valables et portent leurs propres possibilités. Beaucoup d’approches sont nécessaires pour atteindre ce qui sera suffisant aux grands basculements.
La diversité est au cœur de notre démarche. Toutes les diversités, leur enracinement, leur savoir, leur forme, leur histoire, leur imaginaire. Les diversités humaines, mais aussi non humaines. La mise en chiffres du monde, fut-elle celle des gaz à effet de serre qu’il faut diminuer radicalement et rapidement, peut tout avaler, y compris nos mouvements. Il nous incombe de tisser et de cultiver alliances et racines qui portent des possibles irrésistibles, des affirmations qui résonnent si fort que les puissances actuelles en perdent la voix.
[1] Allochtone détentrice de privilèges blancs, entre autres, qui fait parfois des erreurs et qui essaie de faire mieux. Déléguée à la transition énergétique du Réseau québécois des groupes écologistes, militante écoféministe et maraîchère apprentie paysanne en Gaspésie, territoire Mi’gmaq non cédé, elle participe aux efforts du Front commun pour la transition énergétique depuis ses débuts. Les propos de ce texte, bien que confirmés par plusieurs personnes participant aux mouvements mentionnés, n’engagent que leur autrice.
[2] <https://www.pourlatransitionenergetique.org/les-criteres-dune-transition-energetique-porteuse-de-justice-sociale/>.
[3]  Front commun pour la transition énergétique, Projet Québec ZéN, zéro émission nette. Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité, novembre 2020, <https://www.pourlatransitionenergetique.org/wp-content/uploads/QcZeN-Feuillederoute_v2.pdf>.
[4] Organisatrice communautaire et vice-présidente de la Ligue des droits et libertés, Alexandra Pierre, a écrit sur son expérience. Alexandra Pierre, « Lutte antiraciste et mouvement communautaire », dans Amel Zaazaa et Christian Nadeau (dir.), 11 brefs essais contre le racisme. Pour une lutte systémique, Montréal, Éditions Somme toute, 2019, p. 91-108.
[5] Ibid., p. 103. Le tokénisme (mot dérivé de l’anglais token, jeton) consiste pour un parti, une entreprise, ou une institution, à masquer la sous-représentation des femmes ou des groupes minorés comme les populations racisées, en mettant de l’avant un « jeton », c’est-à-dire une femme alibi, ou une personne noire, qui va servir de « cache-misère ».
[6] Élyse Zadigue-Dubé, Mika Pluviose, Shi Tao Zhang,Tian Chiu, « Lettre ouverte : discrimination systémique au sein du mouvement environnemental mainstream », Le Journal des Alternatives, 20 août 2020, <https://journal.alternatives.ca/Lettre-ouverte-discrimination-systemique-au-sein-du-mouvement-environnemental>.
[7] BIPOC : acronyme de black, Indigenous, et people of color. 
[8] Paul Chatterton, David Featherstone et Paul Routledge, 2012, cité dans Jen Gobby et Étienne Guertin, « Droits des peuples autochtones, décroissance et une transition énergétique juste au Québec », Possibles, 23 octobre  2020, <https://redtac.org/possibles/2020/10/23/droits-des-peuples-autochtones-decroissance-et-une-transition-energetique-juste-au-quebec/>.
[9] « Lettre ouverte : discrimination systémique au sein du mouvement environnemental mainstream », op. cit.
[10] David J. Abson, 2017 ; Paul Chatterton et coll., 2012 ; Leah Temper et coll., 2018, cité dans Jen Gobby et Étienne Guertin, « Droits des peuples autochtones, décroissance et une transition énergétique juste au Québec », Possibles, 23 octobre  2020, <https://redtac.org/possibles/2020/10/23/droits-des-peuples-autochtones-decroissance-et-une-transition-energetique-juste-au-quebec/>; David J. Abson, Joem Fischer, Julia Leventon et coll., « Leverage points for sustainability transformation », Ambio, vol. 46, n° 1, 2017, p. 30-39; Paul Chatterton, David Featherstone et Paul Routledge, « Articulating climate justice in Copenhagen : antagonism, the commons, and solidarity », Antipode, vol. 45, n° 3, 2012, 602–620; Leah Temper, Mariana Walter, Iokiñe Rodriguez et coll., A Perspective on Radical Transformations to Sustainability : Resistances, Movements, and Alternatives, 2018, <https://www.academia.edu/36182171/A_perspective_on_radical_transformations_to_sustainability_resistances_movements_and_alternatives>.
[11] NDLR. Sont principalement des membres des communautés autochtones d’Amérique du Nord. Wikipedia.

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