En conversation avec François Geoffroy avec Pierre Beaudet
François est porte-parole du Collectif La Parole s’invite au parlement et professeur de littérature au Cégep de Montmorency
Tout au long de l’été, des catastrophes climatiques d’une ampleur sans précédent et d’un bout à l’autre de la planète (Australie, Canada, États-Unis, Brésil, etc.) ont encore dramatisé, s’il le fallait, une situation qui va bientôt arriver à un point de non-retour. Est-ce que le débat public est en train de changer ?
Depuis longtemps, les écologistes les plus conséquents disent qu’on ne peut plus continuer, que les principes même à la base du capitalisme, la croissance sans fin, l’accumulation pour l’accumulation, nous conduisent à notre perte. Mais aujourd’hui, ce sentiment est de plus en plus partagé. D’ailleurs, des scientifiques dissidents viennent de couler une version préliminaire du 3e volet du rapport du GIEC, qui doit sortir en mars. Pour la première fois, on sort du discours du développement dit « durable ». On affirme clairement que, à moins d’un virage majeur où on réduirait de 40% la production énergétique, le monde court à sa perte. La décroissance n’est pas nommée, mais elle est la seule perspective dans laquelle une telle réduction est envisageable. Le GIEC insiste aussi, pour la première fois, sur les enjeux de justice climatique, en disant que cette réduction doit se faire surtout dans les pays riches. Cette posture radicale dispose maintenant d’une base scientifique éprouvée, validée par les centaines de chercheurs répartis à travers le monde qui sont regroupés par le GIEC.
Les mouvements sont en train de franchir une étape…
Il y a une nette évolution du côté de la nébuleuse des mouvements écologiques et sociaux. Certes, les grosses ONG et les syndicats restent encore timides, mais même là, on sent une ouverture : la décroissance est de plus en plus discutée à l’interne, même si les positions officielles tardent à suivre. Autre phénomène, la décroissance affiche de plus en plus ses tendances écosocialistes et décoloniales. Les débats continuent, mais on sent une convergence, qui met le doigt sur l’impossibilité de réaliser des avancées autres que marginales sans confronter le système capitaliste. À la base de tout cela, il y a un mouvement citoyen, de base, enraciné dans toutes les villes, qui est critique et qui dit aux organisations, « il faut changer le discours et aussi et surtout, il faut changer les pratiques ».
Le discours du « capitalisme vert » est en train de faiblir…
C’est un discours moribond, auquel le GIEC pourrait être sur le point de donner le coup de grâce. Ses bases théoriques ont été complètement sapées ; ne reste que l’attachement au passé et la peur du changement. Mais le constat est clair : on ne peut pas maintenir une croissance sans fin dans un monde limité. Certes, améliorer l’efficacité énergétique du système de production capitaliste est nécessaire. Mais cela ne sera pas suffisant pour éviter les catastrophes qui s’en viennent avec le réchauffement et la perte de la biodiversité. Et les idées progressent quant à la façon dont ce nouveau monde devra se construire : on parle de plus en plus de démocratie économique, de revenu de base et de revenu maximum, de programmes de garantie d’emploi. Toutes ces mesures, qui commencent à occuper l’espace public, sont difficilement compatibles avec un fonctionnement capitaliste et peuvent être comprises comme des tentatives de l’éroder, de l’affaiblir. Elles ont aussi en commun de contribuer à une remise en question de notre vision de la prospérité. Un monde prospère, c’est d’abord un monde où chacun peut bénéficier d’un minimum décent, et où personne ne s’accapare les ressources de façon excessive. C’est aussi un monde où le temps n’est pas soumis aux impératifs de production constante, où notre capacité à prendre soin les uns des autres reprend la place centrale qu’elle devrait avoir. « Moins de biens et plus de liens », dit un des slogans de la décroissance.
Qui fait quoi pour soutenir cette évolution ?
À travers les multiples initiatives en cours, on exprime le besoin de mieux comprendre, de voir à long terme, d’où l’explosion des programmes de formation. C’est notamment évident au sein du mouvement étudiant qui cherche à reprendre son élan autour de la Coalition étudiante pour un virage environnemental et social (CEVES)
On nous dit que le Québec et le Canada sont verts. On nous dit que les gouvernements, les entreprises et les institutions de partout sont en transition. Pourtant, on continue d’extraire le pétrole et le gaz du sol, de violer les territoires ancestraux des Premières Nations autochtones, d’ancrer nos économies dans l’extraction des ressources premières d’Afrique ou d’Amérique du Sud. C’est devant cette incohérence que nous, jeunes et moins jeunes de partout au Québec, avons décidé de nous rassembler sous un même mouvement.
CEVES (http://www.ceves.ca/) |
En septembre 2019, c’est la mobilisation dans les cégeps avec la fermeture de plusieurs institutions et la participation aux grandes marches qui a fait la différence. C’est ce que la CEVES tente de réanimer présentement. Mais le mouvement étudiant, à lui seul, ne peut pas porter la responsabilité de ce virage. Il n’en a ni le désir, ni la capacité. Heureusement, il existe des lieux où peuvent se concerter les principales organisations en lutte : au Québec, nous avons le Front commun pour la transition écologique, qui regroupe 97 organisations (citoyennes, communautaires, étudiantes et syndicales, en plus des grandes ONG) représentant toutes ensemble 1,7 millions de personnes ! Le Front commun a d’ailleurs accouché l’an dernier, après deux ans de travail, de la Feuille de route Québec ZéN (Zéro émission nette), un document présentant de façon détaillée les politiques qui doivent être mises en place.[1]
Comment on fait pour embarquer la population dans un pays qui dépend beaucoup de la production énergétique et des industries qui consomment de l’énergie à un haut niveau ?
Parler de réduire la consommation de ressources et d’énergie, c’est bien beau, mais quand on en vient à la réalité du terrain, ça devient rapidement extrêmement complexe. La première conclusion qui s’impose, c’est que des choix vont devoir être faits. Dans un monde sobre, certaines industries particulièrement énergivores ou polluantes vont devoir disparaître, et il serait complètement irréaliste de miser uniquement sur les mécanismes du marché pour faire ces choix à notre place. La décroissance est indissociable d’un renouveau de la démocratie : que produira-t-on ? Pourquoi, et surtout, pour qui? La science peut nous dire que nous devons réduire notre production globale, mais elle ne pourra jamais décider à notre place comment nous choisirons de respecter les limites naturelles. Quels biens nous apparaissent essentiels? Comment limiterons-nous les déplacements globaux (les voyages en avion, par exemple) d’une façon qui soit juste et équitable? Ces questions sont profondément politiques et ne peuvent être résolues qu’à travers l’organisation d’espaces de discussion. En France, la Convention citoyenne sur le climat a fourni une expérience intéressante, malgré son échec prévisible : elle a permis de constater que des citoyens tirés au sort, informés et accompagnés par des spécialistes qu’ils choisissaient eux-mêmes, étaient prêts à proposer des mesures de transformation radicales. Que se serait-il passé si une telle organisation avait eu un pouvoir décisionnel, au lieu d’une simple fonction consultative?
La décroissance est aussi une occasion de s’attaquer aux dogmes néolibéraux et de renforcer la sphère publique. La pandémie de COVID nous a montré à quel point il est dangereux de tout sacrifier sur l’autel de l’individualisme, de la production et de la consommation, au détriment de la sphère collective. Réduire la production excessive, c’est aussi l’occasion de rediriger des travailleuses et des travailleurs vers des secteurs consacrés aux soins, créant ainsi des dizaines de milliers d’emplois autrement plus valorisants que ceux proposés en ce moment par la majorité des grandes industries.
Qu’est-ce qu’on va faire avec les autres milliers de personnes qui travaillent dans l’aluminium, les produits de la forêt, l’agriculture mécanisée et chimique qui domine dans les régions rurales…
Il faudra évidemment accompagner les gens qui travaillent dans ces secteurs, les accompagner, procéder à une diminution de la production par étapes. C’est tout le principe de la transition juste, un concept porté par les organisations syndicales autant que par plusieurs partis politiques, tant au fédéral qu’au provincial. C’est possible, même si ça reste un défi. Et là où il y aura des sacrifices à faire, il ne faudra surtout pas que les travailleurs et les travailleuses des industries et de l’énergie soient les seuls à payer la note ! Tout le monde doit absorber le choc, à commencer par les plus fortunés, qui ont d’ailleurs contribué plus que leur part dans le développement de la crise actuelle. Nous avons intérêt à être très conscients de ce qui se passe en ce moment : quand on prétend que les intérêts des écologistes vont à l’encontre de ceux des travailleurs des industries polluantes, on détourne le regard des véritables responsables. La crise écologique, ultimement, c’est une lutte de classes, parce que toute écologie cohérente est d’abord une pensée de la limite. Nous vivons dans un monde limité, et il serait suicidaire de persister à l’ignorer. Or, cette idée de respecter les limites, en plafonnant par exemple l’accumulation excessive de richesse pour assurer à toutes et à tous un minimum décent, elle est profondément incompatible avec la logique d’accumulation qui a permis aux ultra riches de s’engraisser. Je repense souvent à cette citation de Chico Mendes, un syndicaliste brésilien, qui disait que l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage. L’ennemi, ce ne sont pas les travailleurs d’Alcan, ce sont ses propriétaires. Ce sont aussi les Jeff Bezos et les Elon Musk de ce monde. Quand on nous parle de réduire notre empreinte carbone alors que ces individus vont se promener dans l’espace, on insulte notre intelligence. Quand ils nous jettent au visage leur consommation débridée en pleine crise climatique, ce qu’ils disent, c’est qu’ils préfèrent nous voir crever que de sacrifier leur mode de vie, parce que de toute façon, ils sont convaincus qu’eux, ils pourront s’en sortir.
Qu’est-ce qui se trame pour l’automne ?
Il y aura une première grosse manif le 24 septembre prochain. Comme en 2019, c’est un événement mondial. En novembre, dans le cadre de la Conférence des parties (la COP 26) qui doit avoir lieu à Glasgow (Écosse), il y en aura une autre. Mais cette fois-ci, on risque d’être plus radical. Il est hors de question pour nous de marcher bras dessus bras dessous avec les politiciens qui se découvrent des vertus environnementalistes en même temps qu’ils achètent un pipeline ou qui vantent les prétendues vertus des projets gaziers. La Planète s’invite au Parlement travaille aussi, en ce moment, sur le projet “Faut qu’on s’organise”, une tournée panquébécoise organisée en collaboration avec la CEVES et le milieu communautaire, visant à présenter la Feuille de route Québec ZéN, à susciter des réflexions sur notre système économique et à nourrir des liens entre les militant.e.s de différents horizons. Par ailleurs, les mobilisations locales ne fléchissent pas, comme on le voit dans l’opposition aux mégas projets d’agrandissement des ports de Montréal et de Québec. C’est local, c’est enraciné, c’est militant. Et on commence à récolter des victoires : notons la mort du projet GNL, que nous devons à une alliance forte entre des mouvements citoyens, des groupes étudiants et des communautés autochtones. Notons aussi l’annonce de Québec, qui compte maintenant interdire tout nouveau projet pétrolier ou gazier, ce qui va libérer énormément d’énergie dans le mouvement et nous permettre de miser sur l’offensive plutôt que d’être constamment en mode blocage.
Est-ce que cela va lever ?
J’en suis persuadé. Certes, on n’est pas septembre 2019, où il y a eu un énorme « alignement des astres », nourri notamment par la présence à Montréal de la jeune Greta Thunberg. Pour autant, le 24 septembre risque de nous donner une idée claire du rythme où les choses vont aller. Déjà, malgré une pause forcée de 18 mois dans le mouvement étudiant, des votes de grève ont été organisés en un temps record. Les structures de la CEVES restent faibles, et vont devoir être rebâties, mais la préoccupation environnementale demeure. En fait, l’expérience de la pandémie, en montrant à quel point notre système est fragile, pourrait avoir contribué à nourrir le sentiment d’urgence. Il y a une réaction spontanée qui vient des gens et qui dit, « c’est le moment ou jamais », et des idées qui semblaient radicales (comme la décroissance), sont lentement en train de se normaliser. Les acteurs politiques doivent en tenir compte. Utiliser l’idée de la « croissance verte », comme si on pouvait réconcilier le capitalisme et l’environnement, ce n’est plus à l’ordre du jour.
[1] Les informations de la FTCE se retrouvent sur leur site : https://www.pourlatransitionenergetique.org/