Quelle solution organisationnelle convient à la coordination internationale des multiples réseaux d’associations, d’ONG, de syndicats, de think tank, de mouvements sociaux, etc., que l’on reconnaît aujourd’hui sous le nom de « Mouvement altermondialiste » ? De quel « gouvernement » un « réseau de réseaux » peut-il se doter pour favoriser des formes d’action collective à visée internationale, tout en préservant la diversité des composantes qui lui ont donné naissance ? Les réponses apportées par le mouvement « alter » à ces questions ont pris la forme d’une série d’innovations organisationnelles dont l’une des plus originale est la création du processus des forums sociaux initié lors du premier Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre en janvier 2001. Espaces ouverts à des centaines de débats, de séminaires et d’ateliers, théâtres de rencontres, de confrontations et de convergences entre acteurs, incubateurs de mots d’ordre, de campagnes et de séquences de mobilisation, lieux de socialisation, d’apprentissage et de production identitaire, les forums sociaux brassent en un savant désordre les composantes des différents segments de réseaux qui se réclament du « mouvement altermondialiste ». Cependant, si on la soustrait aux effets de labellisation qui la font exister comme un acteur collectif, cohérent et unifié, la « nébuleuse alter » apparaît d’abord comme une collection d’acteurs et de mouvements nationaux si hétérogènes que certains y trouvent prétexte à contester la consistance de ce collectif international de liens faibles (Fougier, 2004 ; Cohen, 2004). La multiplicité des causes, la diversité des positionnements idéologiques, l’éventail des formes organisationnelles, l’ancrage dans des contextes nationaux différents, la disparité de la taille et de la représentativité des organisations, etc., tout rend, à première vue, extrêmement fragile et instable la coalition de circonstance qui s’est nouée à Seattle entre les mouvements sociaux et syndicaux américains et les réseaux d’ONG environnementalistes et citoyennes. Certes, la convergence des critiques écologistes, développementalistes, socialistes, féministes, culturelles, etc., des politiques néo-libérales a favorisé la constitution d’un « méta-cadre » d’action collective capable d’accueillir un ensemble de revendications sectorielles ou générales, réformistes ou radicales, locales ou internationales. Mais ce processus d’alignement entre une multiplicité de cadres de mobilisation fragmentés, qui s’est progressivement consolidé derrière l’affirmation de la « priorité des droits humains sur ceux de la marchandise » et se désigne désormais comme « mouvement de justice globale » (De Sousa Santos, 2004), ne suffit pas à expliquer la solidification des alliances construites lors des mobilisations des années 1999-2001 et l’institutionnalisation progressive du mouvement alter. Il nous semble aussi nécessaire de porter attention aux particularités des formats organisationnels qui ont permis de coordonner ces acteurs hétérogènes. Car c’est notamment en définissant, par tâtonnement et approximation, un système de coordination susceptible de préserver le caractère fondamentalement réticulaire et le souci d’horizontalité qu’expriment ses diverses composantes que les organisations du mouvement altermondialiste sont parvenues à faire exister ce nouveau label.
Forme réseau et culture participative
De nombreux auteurs ont souligné l’isomorphie entre les transformations récentes des formes organisationnelles de l’entreprise capitaliste ou des institutions internationales et celles des organisations qui en font la critique (Boltanski, Chiapello, 1999, p. 431-435 ; Sassken, 2004). Pour être efficaces et déployer une critique pertinente, les structures militantes devraient emprunter leur forme et leurs ressources au monde qu’elles contestent. Alors que l’entreprise hiérarchique, critiquée pour son caractère vertical et centralisé, s’est organisée par « projet » en empruntant à la forme réseau son caractère horizontal, polyvalent et distribué, certains secteurs militants donnaient naissance à des collectifs endossant, eux aussi, des formes réticulaires pour les opposer aux bureaucraties partisanes, syndicales ou associatives. Les réseaux techniques se sont, par ailleurs, profondément encastrés dans ces évolutions (Castells, 2001), notamment à travers le développement des systèmes de communication sur Internet qui présentent une infrastructure décentralisée et coopérative (Flichy, 2001). Fonctionnant tout à la fois comme un système de valeurs et comme un ensemble de pratiques et de dispositifs, la « forme réseau » s’est imposée comme un descripteur puissant et efficace des modes de mise en relations entre militants et organisations militantes qui ont émergé au début des années quatre-vingt dix dans les espaces associatifs et syndicaux au niveau national et international. On entend ici par « forme réseau », les dispositifs organisationnels qui se caractérisent par un faible étagement hiérarchique, une structure décentralisée laissant une importante marge d’autonomie aux acteurs, la recherche de coordination avec d’autres entités extérieures et le souci du consensus dans les prises de décision. Parce que l’horizontalité est sa composante principale, les acteurs prêtent souvent à cette forme organisationnelle un ensemble de valeurs (flexibilité, mobilité, respect des individualités, proximité à l’action, etc.) qui l’associe – partiellement, et de façon parfois ambiguë – aux cultures participatives qui revendiquent la démocratisation des organisations militantes par la participation, la transparence des décisions, le refus de la bureaucratisation et des phénomènes de délégation. Même si, à l’évidence, l’ensemble des collectifs (associations, ONG, syndicats, associations, mouvements sociaux, think tank, fondations, églises) qui se reconnaissent aujourd’hui dans le mouvement altermondialiste présentent des structures organisationnelles extrêmement hétérogènes, et souvent très éloignées de la visée d’horizontalité à laquelle prétend la « forme réseau », cette exigence fait cependant l’objet d’une valorisation collective comme principe de coordination désirable pour les organisations elles-mêmes, mais surtout pour le tissu qu’elles forment en se retrouvant au sein des forums sociaux.
Le lexique du réseau s’est en effet imposé dans le militantisme des ONG internationales (transnational advocacy networks) dès la fin des années 80 (Keck, Sikkink, 1998, p. 4). Les premiers acteurs à se coordonner sur le plan international, dès les années 1970, ont été un certain nombre d’ONG qui contestaient, sur leurs terrains, la légitimité de l’organisation westphalienne du monde : Amnesty International, sur la défense des droits de l’homme, Friends of the Earth ou GreenPeace sur les questions environnementales, Oxfam sur le développement ou Médecins sans frontières sur l’urgence humanitaire. Même s’il existe une grande variabilité dans les formes organisationnelles de ces ONG internationales, qui s’étaient initialement constituées sur un mode souvent centralisé, beaucoup évoluent aujourd’hui vers des formes d’organisation réticulaires, favorisant la décentralisation des décisions et l’autonomie des centres nationaux (Anheier, Themudo, 2002). Dans un contexte d’accroissement de la globalisation, l’internationalisation des mouvements sociaux est plus tardive, les organisations internationales traditionnelles comme les internationales syndicales étant des structures essentiellement formelles. Le processus menant à la création de l’OMC, l’ouverture des marchés agricoles et la diffusion des OGM vont ainsi amener les syndicats et mouvements de petits paysans à constituer Via Campesina, qui regroupe aujourd’hui 50 millions de paysans à travers le monde, et à intensifier les actions coordonnées sur le plan international. La transformation rapide des entreprises et l’externalisation massive d’une part croissante de leur activité a poussé les syndicats à construire de nouvelles alliances, sur le plan international, entre acteurs du Nord et acteurs du Sud, comme sur le plan social et militant où les syndicats de salariés construisent des alliances avec les mouvements de consommateurs, des ONG de défense des droits de l’homme et les environnementalistes (Aguiton, 2003). Plus généralement, l’émergence des mouvements altermondialistes a permis aux ONG, mêmes à celles qui peuvent être critiques vis-à-vis de leurs thèses (Cohen, 2003), d’utiliser ce nouveau rapport de force comme une ressource dans leurs négociations avec les gouvernements et les institutions internationales. Ces transformations prennent notamment sens au regard de la complexité du système d’acteurs, locaux, nationaux et internationaux, publics et privés, gouvernemental, intergouvernemental ou international qui compose l’espace de mobilisation des causes globales. La structure des opportunités politiques transnationales requiert en effet une coordination décentralisée et la coopération des acteurs (Guigni, 2002). Aussi, la construction de coalitions, de plateformes, de partenariats inter-associatifs, voire même de sous-traitances associatives, est-elle devenue une pratique dominante de l’action internationale où les coordinations sont systématiquement préférées aux structures verticales de contrôle.
L’émergence de la forme réseau comme mode de coordination privilégié par les organisations à vocation internationale accompagne, sans que ces phénomènes soient dans un rapport de cause à effet, des transformations des modes d’engagement individuel : plus mobiles, plus spécialisés, plus individuels aussi, certains investissements militants se portent préférentiellement vers des collectifs aux frontières souples, respectueux de la diversité d’orientation et d’intensité des engagements et réservant une certaine autonomie aux différentes entités qui les compose (Ion, 1997). Si ce type de rapport à l’engagement est étroitement associé à la distribution du capital culturel, il faut aussi souligner l’importance dans l’apparition des formes organisationnelles réticulaires de mouvements de chômeurs ou de sans papiers marqués eux aussi par la mobilité, l’importance donnée aux parcours individuels et la méfiance à l’égard des phénomènes de délégation. La valorisation de la « forme réseau » renvoie, en effet, plus généralement, à la diffusion au sein du mouvement altermondialiste d’une culture politique participative, méfiante à l’égard de l’accaparement des micros par des porte-parole professionnels et soucieuse d’affirmer la diversité et la pluralité de ses composantes. De nombreux travaux de sociologie politique portant sur ces organisations ou sur les biographies militantes de leurs acteurs (Collovald et al., 2002) ont montré les limites de ce nouveau langage de description de l’engagement politique, sans doute plus « idéologique » que sociologiquement fondé. Mais c’est justement ce dernier trait qui nous importe ici. Même si, à tous égards, il est difficile d’observer une rupture significative dans les trajectoires, les pratiques et les comportements organisationnels des militants, il n’en reste pas moins nécessaire de prendre au sérieux ce qui apparaît désormais comme un cadre de définition légitime du bon comportement militant et de la bonne forme organisationnelle. Sans constituer un brusque changement de paradigme, c’est bien parce que les acteurs se réfèrent désormais à ce modèle normatif qu’ils impriment une marque originale, des déplacements et des transformations aux dispositifs organisationnels dans lesquels ils s’engagent.
Comment organiser un réseau de réseaux ?
Dans ce texte, nous chercherons à interroger la manière dont a pu s’opérer une coordination suffisamment « efficace » de l’ensemble hétérogène de mouvements que réunit le processus des forums sociaux pour produire une identité publique stable et reconnue, alors que celui-ci ne s’est doté que d’un cadre institutionnel extrêmement léger et fragile. Le mouvement altermondialiste a en effet mis en place, par ajustements progressifs et en recomposant un ensemble de formes organisationnelles disponibles, un système original de « gouvernance participative et ouverte » (Fung, Wright, 2003). Si le choix des formats organisationnels ne constitue pas, en lui-même, une explication suffisante de la réussite ou de l’échec des mobilisations collectives, une interrogation détaillée des arbitrages organisationnels effectués par les acteurs permet de comprendre des éléments essentiels des dynamiques collectives et des cultures politiques sur lesquelles reposent leurs mobilisations (Clemens, 1996). En puisant dans la tradition « participative » des mouvements civiques et féministes des années soixante, les promoteurs des forums sociaux se sont attachés à construire des espaces à faible niveau de centralisation permettant de créer un ensemble de liens plus ou moins forts entre les organisations participantes. Aussi, la culture organisationnelle qui s’est forgée au sein de la galaxie altermondialiste emprunte-t-elle aussi bien aux mouvements sociaux organisés en coordination, aux pratiques des grandes campagnes transnationales, aux colloques et réunions internationales et au fonctionnement des collectifs libertaires incarnée par les spokecouncil. Elle se caractérise par son souci de concilier coordination et diversité, stratégie collective et récusation des avant-gardes, mot d’ordre et refus de la délégation, consensus et interdit de la représentation. Dans son travail sur les mouvements sociaux américains des années 60, Francesca Polletta (2002) montre qu’il y a lieu de relativiser les interprétations « réalistes » qui font de l’abandon des idéaux participatifs et démocratiques initiaux au profit de structures hiérarchiques et délégataires une condition du succès des mobilisations collectives. En certaines circonstances, des formes organisationnelles « plates » peuvent s’avérer indispensables tant pour des raisons fonctionnelles (la préservation d’un équilibre coopératif entre composantes concurrentes) que culturelles (la préférence donnée aux dimensions « développementales » et socialisatrices de la mobilisation). Mais surtout, la transformation pyramidale des mouvements sociaux apparaît surtout comme un effet de l’interaction des mobilisations collectives avec la structure de l’espace politique qu’elles cherchent à investir. Aussi voudrions-nous montrer, d’une part, que l’émergence de la forme forum social comme instance de coordination ouverte et polyarchique des mouvements de contestation des politiques néo-libérales correspond à l’expression, inégale et différenciée, dans les univers militants mobilisés d’une « culture participative » s’exprimant notamment par l’affirmation d’une préférence pour la « forme réseau » et que, d’autre part, l’indétermination, l’éclatement et la distribution des arènes politiques que cherchent à pénétrer le mouvement altermondialiste rend, semble-t-il, plus efficace et pertinente ce type de coordination.
1. Les forums sociaux : un système de coordination sous contraintes d’horizontalité
L’une des propriétés décisives de la forme réseau, celle par laquelle on peut le plus facilement la distinguer des formes organisationnelles liées à la représentation élective comme les partis ou les groupes de pression (Aguiton, 2003b), est qu’il n’existe pas de point de vue en surplomb ou extérieur depuis lequel il serait possible de totaliser (de voir, de dénombrer, de représenter) les entités du réseau. Un réseau, en tant que tel, ne constitue pas un collectif. Il se présente comme un milieu instable de flux, d’échanges et de transactions. Il ne dispose pas d’instrument permettant de définir sa population, ni d’intentionnalité ou de structure de représentation permettant d’orienter une action ou une stratégie. C’est pourquoi, il faut donner une forme au réseau pour mobiliser les forces déposées dans les liens qui associent ses différents nœuds et construire une forme d’action collective. Luc Boltanski et Eve Chiapello ont proposé une appellation générique pour désigner l’ensemble des architectures qui se construisent sur le fond du réseau pour lui donner une forme temporaire et marquer en pointillé les frontières provisoires d’un collectif. Par projet, notion empruntée au vocabulaire du management d’entreprise mais généralisable à un ensemble très large d’actions collectives orientées vers la réalisation d’un but, ils désignent « l’objet ou le prétexte de la connexion » permettant d’activer un « bout de réseau […] pendant une période relativement courte » et de forger des liens plus durables. Sur le tissu sans couture du réseau, le projet est donc « une poche d’accumulation temporaire qui, étant créatrice de valeur, donne un fondement à l’exigence de faire s’étendre le réseau en favorisant des connexions » (Boltanski, Chiapello, 1999 , p. 157). Il constitue un « mini-espace de calcul, à l’intérieur [duquel] un ordre peut être engendré et justifié » (Idem, p. 160).
1.1. La forme forum sur fond de réseaux
Si le projet constitue l’architecture privilégiée des univers connexionistes, il n’est pas difficile d’identifier les multiples formes qu’il a pu prendre dans l’histoire récente des mobilisations transnationales. Un ensemble de dispositifs de mobilisation multi-partenariale se sont, en effet, mis en place pour coordonner des actions collectives internationales que ce soit sous forme de manifestations (comme les manifestations contre la guerre du 15 février 2003), de marches (comme les marches européennes contre le chômage, les caravanes des indiens du Karnakata), de collectif d’experts (comme ceux qui se mobiliseront contre l’AMI). Certaines de ces techniques de mobilisation ont parfois pris la forme de quasi-organisations à l’exemple des grandes campagnes internationales qui structurent des formes relationnelles en coordination inter-associative pour une longue durée (Jubilee 2000, 50 years is enough). Ces diverses formes d’action collective orientées vers un but précis et circonscrit ont contribué à instaurer des systèmes d’échanges et de concertation entre différentes composantes des réseaux de militants transnationaux qui ont souvent montré une certaine efficacité. Cependant, en dépit des efforts conceptuels de nombre d’interprètes pour voir dans ces mobilisations inter-organisationnelle l’infrastructure émergente d’une hypothétique « société civile globale » (Keane, 2003), elles n’en constituent pas pour autant une architecture stable et globale de coordination des activités des mouvements sociaux et civils à l’échelle internationale. De nombreuses initiatives se sont par ailleurs multipliés ces dernières années pour structurer des espaces de représentation de la « société civile mondiale » en renforçant le rôle de l’ECOSOC et les procédures de fonctionnement de l’ONU ou en créant des dispositifs de représentations accolés aux grandes institutions internationales afin d’associer les nouveaux acteurs contestataires que sont les ONG, les lobbies, les think tank à un renouvellement des formes de gouvernance des enjeux globaux (Scholte, Schnabel, 2002). Mais ces initiatives, encore marginales et très sectorielles, placent les acteurs de la société civile dans des relations d’interdépendances très asymétriques avec les Institutions internationales (Falquet, 2003 ; Pouligny, 2001).
Au regard de ces différentes formes de coordination transnationale, la forme forum social se propose comme une solution intermédiaire permettant à la fois de structurer le milieu foisonnant des acteurs, réseaux et mouvements engagés dans la contestation des politiques néo-libérales et de constituer un espace indépendant des Institutions internationales, des entreprises et des acteurs politiques qui sont à l’initiative du développement des dispositifs internationaux de gouvernance s’efforçant d’associer tous les acteurs partie prenante (multistakeholders). Les forums sociaux constituent donc un espace d’articulation durable et autonome des acteurs de la « société civile globale », mais leur construction ne passe pas par une démarche de recensement et de représentation, à laquelle beaucoup d’initiatives à l’ingénierie complexe se sont déjà vainement essayés, mais par la mobilisation concertée des réseaux engagés dans des campagnes de contestations de la globalisation néo-libérale. Ils forment le projet, a priori paradoxal, de produire le genre d’espace que l’on conçoit habituellement dans une perspective représentative et élective, mais avec les outils des mouvements sociaux : la dynamique de l’action collective. De sorte que le processus des forums sociaux construit, peu ou prou, une représentation de la « société civile globale » par la mobilisation volontaire de réseaux divers et multiples, mais il ne la représente pas. Dans une formulation sans ambiguïté, la Charte de Porto Alegre, qui a acquis une valeur quasi-constitutionnelle dans l’univers « alter », assure que « le Forum social mondial ne réunit et n’articule que les instances et mouvements de la société civile de tous les pays du monde, mais il ne prétend pas être une instance représentative de la société civile mondiale » (art. 5).
1.2. Partager et mobiliser : le double projet des forums sociaux
Pour restituer les différentes configurations prises par la forme forum social, nous aurons recours à un petit modèle descriptif permettant de mettre à jour les lignes de tensions et le jeu de critiques croisées que l’on observera dans la dynamique de transformation de leurs structures organisationnelles. Inspirée par les approches pragmatiques en sociologie, notamment celles qui tiennent les justifications et les critiques émises par les acteurs comme un ressort essentiel de l’édification et de la transformation des dispositifs publics (Boltanski, 1990), la construction de ce modèle de description a pour seule vocation d’aider à clarifier certaines argumentations, non tellement pour accéder à des ressorts cachés de l’action dont les acteurs n’auraient pas conscience, mais pour mettre à jour certains des ressorts les plus stables des lignes d’actions qu’ils empruntent. Elle propose donc une vue parfaitement idéalisée et abstraite de l’univers des acteurs et manque, par construction, la complexité et la variabilité de leurs comportements, des structures qu’ils investissent et de leurs rapports de force.
Comment construire un acteur collectif doté d’une certaine forme d’identité publique, de permanence organisationnelle et d’intentionnalité stratégique, tout en préservant la structure fondamentalement hétérogène et plurielle des composantes qu’il associe ? L’édification de la forme forum sur fond de structure réticulaire peut être décrite comme la mise en œuvre d’un projet dual partagé en deux objectifs (P1 – Produire un espace commun et P2 – Favoriser l’émergence d’actions collectives) et soumis à trois contraintes d’horizontalité propres à la forme réseau : étendre les connections vers de nouveaux acteurs (C1), refuser la délégation (C2) et adopter le consensus comme procédure de prise de décision (C3). Comme on s’en apercevra rapidement, les distinctions que nous proposons ici sont loin d’être aussi claires et affirmées dans les propos et les agissements des acteurs. La plupart du temps, elles sembleront même si étroitement confondues que ces distinctions analytiques paraîtront parfaitement artificielles – ce qu’elles sont, par construction. On voudrait cependant montrer que cette décomposition des arguments des acteurs permet de rendre compte de la logique interne des tensions qui traversent les débats du mouvement alter et des stratégies qui président aux choix des différents dispositifs de concertation, de prise de décision et de construction organisationnelle des forums sociaux.
P1. Produire un espace commun |
P2. Favoriser l’émergence d’actions collectives |
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C1. Etendre le réseau des participants |
C2. Refuser la délégation |
C3.Décider au consensus |
Le premier trait que cette modélisation permet d’éclairer est la nature indiscutablement duale du projet de constitution d’un dispositif de coordination des acteurs engagés dans des secteurs très divers de la contestation des formes de la globalisation néo-libérale. Le premier objectif des forums sociaux est, en effet, de produire un espace de rencontre commun afin d’exposer, de débattre et de mutualiser les différents agendas des acteurs engagés dans une série de causes, d’expériences et de pratiques revendicatives (P1). Dans cette perspective, les forums sociaux constituent un cadre ouvert à la participation, la concertation et l’articulation des acteurs. Leur vocation est socialisatrice. Il s’agit d’encourager, par la mise en place d’un dispositif adapté, la formation de liens d’interdépendances et de produire une forme de civilité commune. Mais la constitution de cet espace est aussi doté d’un deuxième objectif, celui de se proposer comme lieu d’émergence et d’affermissement de stratégies d’action collective (P2) réunissant, en dehors de l’espace du forum, les acteurs qui s’y sont engagés pour mener des actions concertées (manifestations, appels, campagne, etc.). Dans cette perspective, les forums sociaux sont le lieu de convergence des mobilisations et de génération de nouvelles luttes. Leur vocation est mobilisatrice. Même si aucun des acteurs n’isole clairement l’un ou l’autre de ces horizons, ceux-ci fonctionnent cependant comme deux polarités différentes dans la définition du projet des forums sociaux. Cette dualité est présente dans la gestation même des premières formes de coordination collective apparue avec le mouvement altermondialiste. Les contre-sommet (Seattle, 1999 ; Québec, 2001) réunissait des réseaux d’acteurs différents dans des manifestations et des actions contre la tenue de réunions des Institutions internationales. C’est aussi dans un objectif de mobilisation collective qu’un ensemble de réunions internationales (comme les Rencontres internationales de Saint-Denis de juin 1999) ou d’appels à mobilisation (comme l’« Appel aux peuples du monde » de Bangkok en février 2000) se sont tenus à la veille de l’initiative qui allait donner naissance au premier Forum social mondial (Cassen, 2003, p. 33-47 ; Aguiton, 2003). C’est, en revanche, une perspective sensiblement différente qui va émerger de la mise en place du premier FSM de Porto Alegre en janvier 2001. Déplaçant au Brésil une mobilisation collective qui se tenait jusqu’alors en Suisse (« L’autre Davos »), le premier FSM se présente comme un contre-forum autant que comme un contre-sommet. Il s’agit de mobiliser contre une rencontre internationale, mais aussi d’établir à des milliers de kilomètres de Davos, un autre forum qui ne soit pas économique, mais social. C’est le succès de ce premier contre-sommet de Davos qui va conduire ces organisateurs a autonomiser la forme forum de celle des contre-sommets en détachant progressivement sa programmation du calendrier du Forum économique mondial de Davos et en le dotant d’un slogan (« Un autre monde est possible ») qui indique clairement sa visée démonstrative.
La forme forum apparaît ainsi comme le résultat d’un compromis entre les tendances « stratégiques » du mouvement, qui insistent sur la nécessité d’un pilotage collectif des mots d’ordre et des appels à la mobilisation (P2), et les tendances « pluralistes », qui insistent sur la diversité, éventuellement contradictoire, des prises de positions et la vocation socialisatrice des forums (P1). De façon récurrente, ce débat va nourrir les oppositions des acteurs au sein du mouvement alter, en trouvant notamment sa formulation dans l’opposition entre un « forum-espace » (P1) et un « forum-mouvement » (P2) (Wasserman, 2003 ; Whitaker, 2004). Cependant conçu comme tel ces deux projets ne présentent pas une très grande originalité dans le répertoire des modes de coordination internationale. Poussé vers sa limite, le premier projet (P1) donne forme à une sorte de grande conférence internationale à vocation représentative. Le second (P2) reprend sous un nouveau jour le projet avorté des Internationales ouvrières, socialistes, anarchistes ou syndicales (Löwy, 2004). C’est d’ailleurs parfois de cette façon que certaines polémiques internes au mouvement altermondialiste, ou que des commentaires externes peu au fait des pratiques « alter », ont entrepris de réduire les projets de l’un ou l’autre camp en une confrontation de deux lignes politiques. L’une, « réformiste », chercherait à faire des forums des espaces ouverts à tout type d’acteur (notamment aux hommes politiques) afin d’exercer un lobbying auprès des institutions internationales, l’autre, « mouvementiste », entendrait transformer les forums sociaux en avant-garde d’une stratégie de mobilisation mondiale. Si cette lecture de la tension interne au projet des forums sociaux a parfois pris une telle tournure, elle n’est pas parvenue à capturer les effets des règles d’auto-limitation que se sont fixées les promoteurs de la forme forum social, en l’obligeant à respecter les sévères contraintes d’horizontalité qui ont été consignées dans la Charte de Porto Alegre en avril 2001.
1.3. Les contraintes d’horizontalité
Pour en rendre compte, il importe de déployer le projet dual d’édification du processus des forums sociaux sous un ensemble de contraintes d’horizontalité propres aux modes de coordination en réseau. C’est en effet un principe d’autolimitation qui a animé les promoteurs de la forme forum en les conduisant à établir des règles minimales de coordination, tout en réservant un culte particulier à trois propriétés essentielles du fonctionnement en réseau : la diversité, le refus de la centralité et le consensus. Dans la modélisation que nous proposons, cette autolimitation peut s’exprimer sous la forme de ces trois contraintes auxquelles les propositions organisationnelles des acteurs doivent se soumettre. La première (C1) vise à faire respecter un principe de diversité. Celui-ci est valorisé comme une qualité et non comme une difficulté et célébré avec emphase dans nombre de textes et de déclarations internes. Le respect de ce principe de diversité favorise l’ouverture et l’extension maximale du réseau des participants, ce qui conduit à ouvrir le forum de façon très peu sélective à toute organisation ou collectif qui adhère à la charte de Porto Alegre. Celle-ci ne délimite en effet le périmètre des participations que par une très large et ouverte déclaration substantielle : « Le Forum social mondial est un espace de rencontre ouvert […] d’instances et de mouvement de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axé sur l’être humain » (article 1 de la Charte des Principes du Forum social mondial). De fait, la Charte n’exclut (presque) personne et multiple les déclarations d’ouverture et de pluralisme. Elle promet de préserver la diversité des intérêts hétérogènes en présence, de favoriser l’internationalisation des réseaux en dépit des multiples colorations prises par ses différents segments selon les contextes nationaux, de préserver la disparité idéologique des acteurs réunis et de maintenir une égalité de principe entre « gros » et « petits » acteurs. Tout se passe cependant comme si cette contrainte d’ouverture ne pouvait se faire qu’au prix d’un bannissement, celui des partis politique. L’article 9 de la Charte de Porto Alegre interdit leur présence en tant que tel au sein des forums, même si beaucoup, sous une autre étiquette (revue, association ou mouvement liés à des partis politiques), contournent cette interdiction. Cette mise à l’écart est justifiée par le principe d’autonomie des mouvements sociaux, et plus largement de la « société civile », à l’égard de l’espace politique, et par le souci de ne pas importer à l’intérieur du « forum-espace » les effets de concurrence pour la représentativité de la compétition politique.
La deuxième contrainte (C2) imposée à l’édiction de la forme forum a trait, de façon principielle, au refus de la centralité dans les univers réticulaires. Interdiction est faite à quiconque de parler au nom des forums sociaux, comme l’exprime avec force l’article 6 de la Charte de Porto Alegre :
« Les rencontres du Forum social mondial n’ont pas un caractère délibératif en tant que Forum social mondial. Personne ne sera donc autorisé à exprimer au nom du Forum, dans quelque édition que ce soit, des prises de position prétendant être celles de tous les participants. Les participants ne doivent pas être appelés à prendre des décisions, par vote ou par acclamation, en tant que rassemblement de ceux qui participent au Forum, sur des déclarations ou propositions d’action qui les engagent tous ou leur majorité et qui se voudraient être celles du Forum en tant que Forum. Il ne constitue donc pas d’instance de pouvoir que peuvent se disputer ceux qui participent à ces rencontres, ni ne prétend constituer l’unique alternative d’articulation et d’action des instances et mouvements qui en font partie » (art. 6).
Cette clause d’auto-limitation caractérise de façon exemplaire les propriétés essentielles des formes organisationnelles en réseau. Rien ne peut être dit ni décidé au nom de la totalité des composants ; aucun centre de pouvoir doté de moyen d’action sur l’ensemble des nœuds du réseau n’est à conquérir ; tout en revanche peut être fait, mobilisé et organisé au seul nom de ceux qui se sont engagés, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’espace du forum. S’ils sont animés par des collectifs organisateurs qui, comme on le verra, jouent d’un poids non négligeable dans leur construction, les forums sociaux n’ont pas de centre de décision, n’ont pas de porte-parole, et ne signent aucun texte ou déclaration. Evénement-réseau, ils ne peuvent exhiber que leur diversité idéologique et stratégique. Outre la frustration des attentes des journalistes et des autres acteurs politiques qui aimeraient pouvoir identifier et saisir une « parole altermondialiste » univoque, cette contrainte génère aussi de nombreuses tensions à l’intérieur du mouvement.
La troisième contrainte (C3) que nous souhaitons isoler est le fonctionnement au consensus, un format de décision qui naît de la tension entre le projet et le réseau. Dans sa forme idéale, le projet présuppose une unité d’action, une unité de temps et un regroupement d’acteurs réunissant leurs énergies dans cet espace délimité de temps et d’objectifs. Dans la réalité, la multiplicité des actions que contient tout projet, l’extension possible de sa durée et les divergences d’intérêts et de points de vue entre acteurs rendent obligatoire les procédures d’arbitrage entre ces tensions. Dans les systèmes peu contraints que sont les réseaux militants, la tension entre projet et réseau se résout par des processus d’externalisation non excluantes (cf. infra : 3.4) et par le fonctionnement au consensus. Le consensus s’est imposé dès le début comme la seule procédure de décision envisageable au sein des instances de décision d’un espace de coordination regroupant des organisations hétérogènes dans leurs fonctions, leurs procédures de décisions internes, leurs origines sociales et géographiques et le nombre de leurs membres. En l’absence de référentiel, aucun critère ne peut s’imposer pour périmètrer l’espace des participants ni leur conférer des grandeurs différenciées. De sorte que chaque organisation, qu’elle que soit sa taille, son origine géographique, son objet social, son positionnement politique, dispose potentiellement d’un même poids. Cependant, l’expression du consensus ne signifie pas unanimité. La pratique du consensus requiert du temps, les questions non résolues étant renvoyées à une réunion ultérieure, et de nombreuses habiletés dans les rapports inter-organisationnels. La formation du consensus est une procédure qui identifie le refus plus que l’adhésion, une sorte de droit de veto qui permet aux acteurs de signifier le point limite qu’ils ne peuvent dépasser. Un veto qui ne peut cependant être utilisé à tout propos. Enfin, la pratique du consensus ne signifie en rien la disparition du rapport de force. Dans cet espace hétérogène, certains acteurs ont plus de poids que d’autres, par leur représentativité, la charge symbolique dont ils sont porteurs, ou la place particulière qu’ils ont acquis dans la construction du processus, et un refus qui ne serait pas soutenu par un de ces acteurs majeurs aurait beaucoup de mal à se faire entendre.
Cet exercice de modélisation qui prend pour argent comptant les visées consignées par les acteurs dans la Charte de Porto Alegre n’a d’intérêt qu’en ce qu’il permet de mettre à jour les différentes lignes de tension qui émergent de la confrontation entre le projet des forums sociaux et les contraintes d’horizontalité de la forme réseau. En effet, la réalité des pratiques organisationnelles au sein des forums sociaux, l’intensité des concurrences pour en définir la forme, les multiples stratégies développées pour peser sur leur conduite mettent constamment en tension cette description abstraite de l’architecture des forums. La « forme réseau » n’est qu’une idéalisation dont les contours sont souvent effacés par les rapports de forces et les logiques de positionnement des organisations. Il n’en reste pas moins que c’est à partir de ces contraintes d’horizontalité que les acteurs vont mesurer les écarts, les manquements ou les transgressions aux principes constitutifs du monde en réseau dont ils se rendent mutuellement responsables.
1.4. Trois types de gouvernement des forums sociaux
La forme organisationnelle des forums sociaux est particulièrement malléable. En tolérant une grande variété d’événements auto-organisées en son sein, elle offre un milieu favorable à l’innovation institutionnelle et rend possible l’expérimentation de différentes procédures de coordination circonscrites à des aires différentes de l’espace du forum (Staggenborg, 1989). Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les propositions institutionnelles visant à apporter diverses solutions d’ingénierie participative aux processus des forums sociaux soient nombreuses et émanent de toutes sortes d’acteurs. Les modes de coordination et de légitimation des instances organisatrices des forums se sont en effet profondément transformés de la première à la cinquième édition du FSM. Par tâtonnement et ajustement progressif, et surtout en jouant sur les variations d’échelle entre les différents forums mondiaux, continentaux, nationaux ou locaux, différentes configurations institutionnelles ont été mise en oeuvre. Il est cependant possible de dégager un mouvement d’ensemble dans les multiples aménagements institutionnels qui ont été apportés aux structures de gouvernement des forums. C’est en effet vers une radicalisation des principes de fonctionnement en réseau que s’oriente actuellement la plupart des choix d’organisation effectués par les promoteurs des forums mondiaux et européens : auto-organisation des événements, procéduralisation des règles de coordination, pluralité des stratégies d’action issues des différents espaces des forums et transformation des forums en lieux d’expérimentation des alternatives sociales et politiques. Cette dynamique est le produit d’un parcours en mode essai/erreur dans lequel les critiques internes et externes portées à l’encontre des modes d’organisation existants ont joué un rôle déterminant. Certains segments du militantisme « alter » exercent en effet une vigilance sourcilleuse sur l’organisation de leur mouvement et conçoivent celui-ci comme un espace de préfiguration des changements globaux pour lesquels ils militent. Bien que cette sensibilité soit loin d’être également répartie, et qu’elle soit surtout portée par des think tank proche du monde intellectuel, certaines organisations font de la question démocratique l’enjeu premier et principal des forums sociaux. Elles multiplient ainsi les rappels à l’ordre, les publications et les propositions d’amendement aux processus des forums sociaux.
Les transformations des structures organisationnelles des forums peuvent s’interpréter comme la mise à l’épreuve successive de différentes manières de gérer la délicate tension entre le projet « unificateur » du forum, qu’il vise à communaliser les représentations et les programmes (P1) ou à définir des stratégies de mobilisation (P2), et les contraintes d’horizontalité propre à la forme réseau. Ces dernières rendent en effet difficile la mise en place d’un système de gouvernement du forum, puisqu’il est requis que celui-ci doit, d’une part, faire montre d’ouverture et de transparence et, d’autre part, refuser de tirer profit des ressources que lui confère sa réussite pour prononcer en son nom des mots d’ordre ou des appels à la mobilisation. Dans leur principe même, ces contraintes posent trois types de risque aux organisateurs : celui d’une dilution des forces réunies par l’espace des forums en étendant les liens d’interdépendance vers toute sorte d’acteurs qui composent l’environnement relationnel des participants (partis politiques, fondations, organisation internationales, entreprises, etc.), celui de la paralysie résultant de la conjonction entre l’élargissement du nombre des organisateurs et l’adoption de la règle du consensus et celui d’un éclatement des lignes d’action multipliant, de manière éventuellement contradictoires, les mots d’ordres, les campagnes, les tactiques de lobbying et les appels à mobilisation. Comme on le verra, en portant l’accent sur l’une ou l’autre de ces contraintes, l’ouverture du réseau (C1), le refus de la délégation (C2) ou le maintien du consensus (C3) les acteurs modifient l’équilibre initial entre élaboration d’alternatives et action collective qui a donné naissance au projet du forum. Ils se soumettent alors à un jeu de critiques croisées particulièrement vif qui révèlent les fortes tensions politiques interne au forum. Aussi, est-ce à travers un ensemble de compromis mêlant des techniques de coordinations traditionnelles et des solutions organisationnelles « radicales » que les promoteurs de la forme forum s’attachent aujourd’hui à redéfinir les modes de coordination internationale des réseaux de la critique de la globalisation néo-libérale. Afin de simplifier la présentation de ce parcours dans les technologies de coordination de la forme forum, nous nous arrêterons sur trois configurations organisationnelles différentes qui suivent grossièrement un déroulement chronologique : la mise en place, d’abord, par un groupe d’ONG, d’associations et de mouvements sociaux brésiliens des premiers forums sociaux mondiaux (modèle cooptatif), les forum sociaux européens, ou un mode de fonctionnement différent été adopté (modèle assemblée) et, enfin, la dernière session du Forum social mondial, en 2005, que les organisateurs brésiliens et le conseil international du FSM ont décidé de réviser profondément (modèle agglutination).
2. Le réseau des fondateurs
Les premières instances mises en place pour organiser le FSM de Porto Alegre en janvier 2001 sont caractéristiques de l’émergence des formes réseaux. C’est en effet la mobilisation d’un très petit groupe d’acteurs franco-brésilien aux liens interpersonnels étroits qui a pris l’initiative en février 2000 de lancer le FSM de Porto Alegre, dans un contexte où, de façon concurrente, de multiples initiatives prenaient forme pour donner des objectifs et un cadre de mobilisation plus stable à la coalition de mouvements qui s’était retrouvée plusieurs fois avec succès lors des contre-sommets. Initiée par Oded Grajew, co-ordinateur d’une association brésilienne d’entrepreneurs citoyens (CIVES) et Francisco Whitaker, secrétaire exécutif de la Commission Justice et paix de l’épiscopat brésilien (CBJP), l’initiative du forum social, après discussion avec Bernard Cassen, président d’ATTAC et directeur du Monde diplomatique, est confiée à un petit réseau d’organisations avec lesquelles les fondateurs entretiennent des liens personnels anciens et profonds. Ce premier groupe va rapidement créer un Comité d’organisation brésilien (COB), instance fermée de huit organisations (Cassen, 2003). Six d’entre elles sont de « petites », mais influentes, organisations de la société civile brésilienne : l’association brésilienne des organisations non gouvernementales (Abong), l’Institut brésilien d’analyses sociales et économiques (IBASE), le Réseau social de la justice et des droits humains (CJG) et les associations des trois fondateurs, Attac-Brésil, CBJP et CIVES. Les deux dernières sont des organisations de masse : le syndicat CUT (Central Ùnica dos Trabalhadores) et le mouvement des sans terre (MST – Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra). C’est ce comité qui, seul, organisera le premier FSM en évitant délibérément de chercher à élargir sa représentativité en internationalisant sa composition (ibid., p. 62 et suiv.). Les organisations brésiliennes, puissance invitante, s’instituent ainsi en organisatrices unique assumant les décisions relatives à la planification de l’événement et à la sélection des invitations qu’elles vont lancer pour convier les organisations et mouvements qui s’étaient retrouvés lors des précédents contre-sommets.
2.1. L’architecture participative des forums sociaux
C’est donc le COB qui donne à la forme forum son architecture générale. Ses membres en font un espace dédié à la prise de parole, en multipliant les scènes sur lesquelles pourront s’exprimer professionnels et profanes. Les forums sociaux se caractérisent, en effet, par leur programmation proliférante. A la différence des congrès ou des colloques, la liste des événements inscrits au programme est interminable. Afin d’ouvrir les possibilités d’expressions le plus largement possible, une architecture a trois niveaux est constituée avec des séances plénières (28, par exemple en 2002), des séminaires (100) et des ateliers (700) ; le tout concentré en quatre jours. Ce système étagé de distribution des lieux de parole permet de programmer les prises de parole selon trois processus distincts et, relativement, antagonistes. De façon descendante, le choix des thèmes et des orateurs des séances plénières est un attribut du COB. A l’inverse, de façon remontante, les ateliers sont des activités auto-organisées proposées par une ou plusieurs organisations, choix qui n’est jamais contesté dès lors que l’organisation proposante adhère à la Charte de Porto Alegre. De façon intermédiaire, les séminaires sont proposés par des coordinations d’organisations de plusieurs nationalités, la cohérence thématique et les propositions redondantes étant parfois amendées par le COB. Ces différents modes de programmation recouvrent aussi des différences très sensibles dans les modalités d’organisation des débats. Les plénières reproduisent le format du meeting ou de la conférence académique : 8 orateurs en tribune s’adressent à de grandes salles de plusieurs milliers de personnes, sous l’autorité d’un animateur. Les séminaires et les ateliers réunissent dans de petites salles un nombre moins important de participants et s’ouvrent beaucoup plus à une très grande variété de situations de parole : libres discussions avec la salle, exercices participatifs, ateliers de réflexion, etc. Dans ce processus mixte, mêlant programmation centralisée et propositions auto-organisés, c’est d’abord et avant tout le premier processus qui focalise toute l’attention des organisateurs et auquel sont réservés la plupart des ressources du forum (salle, traduction, communication). Les choix thématiques des plénières reflètent les axes thématiques que les organisateurs ont souhaité donner au forum et c’est le COB qui dresse le programme, construit les panels de personnalités, et envoie les invitations.
2.2. Cooptation et jeux d’influence
Les critiques à l’égard du contrôle exercé par le réseau coopté des fondateurs se sont très rapidement déployées, même si la réussite des premiers forums et l’enthousiasme des participants a aussi contribué à les doter d’une visibilité et de ressources symboliques qui leur permettra, par la suite, de revendiquer un rôle de gardien historique des principes de la charte de Porto Alegre. Revendiqué comme facteur de succès des premiers forums qui ont su impliquer une multiplicité d’acteurs, le respect de la contrainte d’ouverture à la diversité du mouvement (C1) peut cependant être retourné contre les pratiques de son centre organisateur. Le pouvoir d’influence « occulte » (Klein, 2001) du COB a ainsi pu apparaître comme la fixation d’une asymétrie de position à l’intérieur du mouvement, induisant un ensemble d’effets propres à la forme, opaque et informelle, des réseaux de pairs : appariement sélectif générant du corporatisme, formation de coalitions distributives réservant les principales ressources du forum (notamment le temps de parole et la visibilité) aux groupes les plus proches, positionnement privilégié de quelques nœuds de réseaux bénéficiant de liens privilégiés avec certains acteurs et s’en réservant l’exclusivité, caractère informel des jeux d’influence, rapports de force masqués entre « gros » et « petits » acteurs derrière une prétendu égalité de position, etc. Ces critiques soulignent toutes le manque de légitimité du noyau fondateur brésilien. La nécessité d’un contrôle brésilien sur un forum à vocation « globale » apparaît en effet difficilement justifiable. Par ailleurs, la composition du comité, tous hommes, blancs, relativement âgés et intellectuels (Klein, 2002), ne facilite guère la représentativité de ce « komintern » ainsi que le souligne un jeune activiste argentin lors d’un dialogue avec Susan George : “To have a “secretariat” of a network is the opposite of having a network. This could lead to struggles for power, struggles which could end up destroying the existing networks. Instead, the Forum should offer economic and technical support for the network to actually happen rather than try to centralise or give the network a voice or a space, a location” (Adamovsky, George, 2004, p. 133).
Devançant ces critiques, le COB a cependant créé dès juin 2001 le « WSF International Advisory Comittee » qui sera rebaptisé Conseil International (International Council, IC) lorsque, de structure de conseil du COB, il acquérra une pleine légitimité pour s’imposer comme le principal centre de décision du processus des forums sociaux. S’il va permettre une internationalisation du centre organisateur du forum et un réel élargissement des mouvements représentés, sa compositon reste elle aussi cooptative. En effet, le CI commence par réunir un ensemble d’organisations dont la liste a été rédigé par le COB le dernier jour du premier FSM (Teivanen, 2004, p 123). L’extension du CI qui a progressivement acquis le statut de structure légitime de décision s’est faite progressivement et par un mécanisme de cooptation. En février 2003, il comptait 113 organisations. Devenue de plus en plus insatisfaisante, et objet de critiques récurrentes, la sélection par cooptation des nouveaux entrants a été modifié lors du Conseil international de Miami en juin 2003. Une procédure de dépôt de candidature et de sélection par la commission Extension du Conseil International a été mise en place. Les règles de sélection des organisations participantes au CI y sont l’objet de lourds et difficiles débats. Il a, par exemple, été longuement débattu le point de savoir si les postulants au CI devaient être activement engagés dans plusieurs pays, critère de sélection par la transnationalisation des mouvements candidats qui s’avère suffisamment sélectif pour que les membres actuels du CI gardent la main sur le processus.
L’ouverture du CI contribue à « démocratiser » la structure des forums, mais elle n’apporte pas de véritable réponses au caractère extrêmement élitiste de la participation à une instance internationale de ce type et de la difficulté de s’y engager et de s’y faire accepter pour les petites organisations ne disposant pas de liens fort avec les organisations historiques (Osterweil, 2004). Heikki Patomäki et Teivo Teivainen (2004) estiment que 120 personnes y sont influentes et que 1000 à 2000 personnes qui y accèdent par roulement au titre de leur organisation participent à la discussion collective, mais n’ont pas d’influence réelle sur les décisions. Trois types d’acteurs ont un rôle important dans le CI. Les « grosses » organisations comme Via Campesina, les grands syndicats et les principales ONG, bénéficient d’une écoute plus attentive, mais d’autres organisations, de taille plus réduite, disposent elles aussi d’une capacité d’influence, notamment parce qu’elles symbolisent des réalités considérées comme indispensables à la réussite des forum sociaux : secteurs sociaux exploités et/ou opprimés, continents pas assez représentés au CI. La Marche mondiale des femmes ou de petites ONG ayant eu un rôle précurseur dans l’établissement de liens en Afrique ou en Asie, comme Focus on the Global South, en sont des exemples. Reste les absents, ou ceux qui sont très faiblement présents, pour des raisons économiques (Afrique), par la faiblesse relative de leur « société civile » (Russie, Chine et Asie centrale) ou parce que la culture dominante régnant au sein du CI est très éloignée de leurs traditions militantes (Etats-Unis). Le CI, composé sans critères préétablis, compte aussi des représentants d’organisations ou d’ONG peu connectées à des réalités militantes et qui n’ont donc que peu de comptes à rendre. Structure favorisant les relations d’influences informelles, le réseau apparaît alors comme un instrument de pouvoir particulièrement efficace au bénéfice de ceux qui, dotés de positions multiples et familiers des jeux d’acteurs internationaux savent le mieux circuler dans ces espaces flous. L’imprécision des statuts et des organes de décision permet à quelques acteurs, véritables « courtiers » en relations (McAdam, Tarrow, Tilly, 2001), sans qu’ils disposent de statut ou de mandat explicite, de jouer d’une grande influence sur les décisions du CI.
Dans le prolongement de la dénonciation du pouvoir implicite des « gros acteurs », une autre critique s’est élevée contre l’instauration d’une coupure au sein des FSM, entre une élite professionnalisée de porte-parole et d’intellectuels monopolisant les micros des séances plénières et les militants engagés dans des mobilisation concrètes et locales qui s’attachent à convaincre et à créer des liens dans les ateliers. Cette différenciation sociale inscrite dans l’architecture étagée du forum recoupe des écarts entre l’agenda thématique des plénières, plus intellectuel, global et stratégique, d’une part, et celui des séminaires et ateliers, plus concret, local et tactique, d’autre part. Cette critique se porte aussi à l’encontre de la spectacularisation du forum et de la vedettarisation de certaines figures de l’altermondialisme (Noam Chomsky, Arundhaty Roy, Ignacio Ramonet, Lula, etc.). La programmation des forums sociaux par le COB, que valide désormais le CI, leur réserve une place de choix et en fait des « têtes d’affiche » destinées à attirer le public et les journalistes. Ce faisant, elle reproduit des formats de communication particulièrement asymétriques que les participants, lors des séminaires et ateliers, ne cessent de dénoncer.
2.3. Peut-on faire agir le Forum ?
La seconde contrainte imposée par la Charte de Porto Alegre, celle qui érige l’interdiction de parler au nom du forum social (C2), se trouve elle aussi soumise à de forte tension. Le débat porte cette fois, non pas sur la fermeture du centre organisateur du FSM, mais sur la tenue de l’Assemblée des mouvements sociaux dans le périmètre du forum. La polémique qui entoure cet événement depuis plusieurs années mobilise des définitions concurrentes de l’objectif des forums sociaux (P1 ou P2 dans notre modélisation). Derrière une compétition pour l’interprétation de l’article 6 de la Charte de Porto Alegre, se joue en fait une lutte d’influence entre organisations concurrentes pour définir les relations entre le mouvement social et l’espace politique. Depuis le premier FSM se réunit, en effet, dans l’enceinte du forum, une Assemblée des mouvements sociaux qui entreprend de rédiger une déclaration signée par les participants. Sous le titre d’« Appel des mouvements sociaux », elle consigne principalement un agenda des mobilisations pour l’année à venir. Par l’importance que joue cette assemblée au sein des forums, par la qualité de certains des signataires, la déclaration qu’elle prononce en son nom est parfois interprétée, notamment par les journalistes toujours soucieux de voir le forum parler d’une voix univoque, comme la déclaration finale des forums sociaux. Une telle interprétation contredit alors les principes d’auto-limitation édictées par la Charte de Porto Alegre. La Déclaration de l’Assemblée des mouvements sociaux a mobilisé de façon très active les tenants de la forme « forum-espace » (P1), Bernard Cassen et Chico Whitaker notamment, qui, en tant qu’initiateurs des forums sociaux, se considèrent aussi comme les gardiens de sa réussite. Très hostiles aux risques d’appropriation par les organisations se revendiquant plutôt du “forum-mouvement” (P2), le secrétaire exécutif de la commission brésilienne Justice et Paix déclare par exemple : « if we do transform the Forum into a Movement, we will be – without any help at all from those we are fighting against – throwing away a powerful instrument of struggle that we have been able to create by drawing on the most important recent political discovery, of the power of open, free, horizontal structures » (Whitaker, 2004, p. 112).
L’opposition entre « forum-espace » et « forum-mouvement », véritable enjeu concurrentiel entre groupes luttant pour la définition de la bonne forme du forum, n’occupera cependant véritablement que ses acteurs centraux. L’expérience enthousiaste que font des forums sociaux leurs participants rend, en effet, assez théorique le débat sur les diverses potentialités de son architecture. Car, ce qui retient surtout l’attention des participants et des commentateurs c’est la manière dont, de façon discontinue mais dans un espace-temps très dense, les forums sociaux parviennent à impliquer les personnes dans des dispositifs multiformes. Les échanges interpersonnels, la confrontation des différentes causes, la compréhension des articulations possibles entre les différentes luttes, les rencontres et projets qui se trament dans les couloirs du forum, le travail d’articulation des campagnes entre réseaux dispersés, etc., contribuent à donner aux participants le sentiment que leurs engagements locaux, circonscrits, et sectorisés, retrouvent un sens et une légitimité particuliers dans la confrontation avec les autres luttes et mobilisations. En intéressant successivement les participants à un débat intellectuel sur l’eau, à une rude discussion sur le modèle socialiste latino-américain, à une manifestation de rue en soutien à la Palestine, à une démonstration des potentialités des logiciels libres ou encore à un exposé d’économie financière, l’espace du forum produit une sorte de « bruit de fond », une forme d’identité globale qui émerge de la mise en visibilité de causes et de luttes hétérogènes. De sorte que le lien entre le forum comme espace de débat et comme lieu de mobilisation se noue assez directement dans le sentiment qu’ont les participants de participer à la gestation d’un collectif hybride agissant (sur eux, au moins) comme une force en mouvement.
3. Une assemblée du réseau
Le processus mis en œuvre pour l’organisation du Forum social européen (FSE) a été, dès le début, très différent de celui du FSM. Il propose une reformulation de la tension entre espace de discussion et de mobilisation collective en plaçant au centre de la définition des structures d’organisation des forums les « mouvements sociaux », plutôt que la coalition hétérogène d’ONG, de syndicats et de think tank qui avait donné le jour à l’espace polyphonique des FSM. Cette nouvelle formulation essaye d’éviter le clivage entre « espace » et « mouvement » qui s’était durci avec l’infraction à la contrainte de refus de délégation (C2) dont s’étaient rendues coupable les mouvements sociaux aux yeux des tenants de la forme espace. Ce faisant, c’est la définition de la base sociale des forums sociaux que les acteurs essayent de reformuler en qualifiant de « mouvements sociaux » l’ensemble des acteurs des forums. C’est à Porto Alegre, durant le 2ème Forum social que la décision d’organiser des forum continentaux a été prise, ou, plus précisément, proposée aux mouvements des différents continents par le CI. Une première réunion des représentants européens s’est tenue sur place et a décidé que le 1er FSE aurait lieu en Italie plutôt qu’à Paris (Cassen 2003, p 102). Derrière cette décision se profilaient deux débats qui seront discutés lors de la première réunion de l’assemblée européenne de préparation du FSE, en mars 2002 à Bruxelles. Le premier portait sur le statut de ceux qui devaient organiser le FSE, le deuxième sur l’organisation du processus. La délégation italienne proposa que le forum soit placé sous la responsabilité des mouvements sociaux en assumant une double référence : la charte, mais aussi l’Appel des mouvements sociaux. Elle proposa également que le forum soit préparé par une assemblée générale ouverte, l’Assemblée européenne de préparation (AEP), où seraient invités tous les mouvements européens qui souhaiteraient y participer. Celle-ci se réunira mensuellement dans différentes villes européennes pour des sessions de deux journées de travail (Sommier, 2005). Divers arguments étaient avancés pour justifier la constitution de cette assemblée. Tout d’abord le fait que si les organisateurs brésiliens, en tant qu’initiateurs et « force constituante » du premier FSM, avaient pu décider de la composition cooptative du COB, il était impossible à ceux qui les suivaient dans le processus de s’instituer de la même façon en instance légitime. Il a donc été impossible à ceux qui auraient préféré s’appuyer sur un groupe délimité d’organisations de s’opposer au principe de l’assemblée ouverte, principe qui s’imposa dès la réunion de Bruxelles et qui fut régulièrement confirmée, en particulier lors de la préparation du 2ème FSE, celui de Paris-Saint Denis (2003), où la proposition de s’appuyer – au moins pour le secrétariat organisationnel français – sur un groupe restreint de grandes organisations fut largement rejetée. L’articulation entre les mouvements sociaux et l’assemblée de préparation du FSE a été plus difficile à préciser. Le premier argument de la délégation italienne s’appuyait sur des considérations formelles : par définition le forum, parce qu’il est « social », devait être sous la responsabilité des mouvements sociaux. Raffaella Bolini, de l’association ARCI, une des responsables du forum social italien et à ce titre, de l’organisation de la manifestation de Gênes et du premier FSE estime, en faisant un bilan du 3ème Forum de Porto Alegre et en le comparant au FSE de Florence et aux deux premiers FSM :
« A Florence on sentait moins la distance entre le forum, en tant que tel, et la dynamique des mouvements sociaux. Ce 3ème FSM a été un pas en avant par rapport au précédent dans lequel cette distance était très forte (d’un côté le Forum avec les conférences, les panels et les personnalités, de l’autre les mouvements sociaux qui se réunissaient de manière « clandestine », en dehors du Forum). Le fait que cette année les espaces officiels du Forum aient été utilisés pour les activités des mouvements sociaux est un pas en avant, bien que Florence ait été une avancée supplémentaire parce que ce sont les mouvements sociaux qui ont organisé le Forum. C’est la différence la plus importante entre Florence et Porto Alegre, qui ne doit pas être vu comme un conflit entre les deux, mais comme un dialogue entre expériences et méthodologies diverses. Florence a été la démonstration que le fait que les mouvements sociaux assument l’organisation du Forum ne veut pas dire construire un forum minoritaire ou ayant un caractère excluant vis-à-vis des grands syndicats, des forces politiques, culturelles, etc. Ce n’est pas une question formelle, c’est une question politique car quelle est la racine du processus du forum ? La racine, ce sont les mouvements sociaux » (Bolini, 2003).
Le problème formel, qu’est-ce qu’un mouvement social ?, est aussi difficile à résoudre que celui posé par la définition de la « société civile », et le concept évoluera en fonction des contextes politico-culturel : ainsi en Inde la notion est apparue si abstraite et vide de sens que les acteurs locaux, responsables du 4ème FSM, y ont ajoutés « mouvements de masse et mouvements populaires », deux notions clairement identifiées. Mais derrière celui-ci, c’est une double tension qui s’exprime. C’est d’abord la tension entre le caractère « officiel », « institutionnel » d’un Forum invitant des personnalités et des intellectuels reconnus et la prétention à regrouper et donner une visibilité à des mouvements de bases, moins connus, plus remuants et plus populaires. Une tension qui s’exprimera de manière récurrente, de forum en forum, et qui entraînera une série de discussions sur la représentativité et la légitimité des différents acteurs. Mais c’est aussi une tension sur la place des mobilisations, qui fera l’objet d’un autre argument. Les promoteurs d’un forum piloté par les mouvements sociaux souhaitent aussi se saisir de l’occasion pour avancer vers la constitution d’une « mouvement social européen » indispensable pour peser sur les orientations libérale des politiques de l’Union européenne.
3.1. L’Assemblée européenne de préparation (AEP)
L’AEP est ouverte à n’importe quel mouvement européen disposant des moyens financiers et des ressources politiques permettant de s’impliquer dans un processus prenant, coûteux et complexe. Encourageant une politique d’inclusion la plus large possible, l’AEP cherche à associer à ses travaux les groupes qui sont le moins ancrés dans le mouvement alter : les syndicats, les précaires, les associations locales et les mouvements des pays de l’Est. Le dispositif de l’AEP généralise et étend donc le système de coordination mis en place par le Conseil international en lui assurant une plus grande accessibilité et en élargissant conséquemment la taille et le périmètre des acteurs engagés (par exemple au moyen d’un fonds de solidarité pour favoriser les déplacements des organisations à faibles ressources). La participation à l’Assemblée se fait au titre d’une organisation, d’un mouvement, d’un syndicat ou d’un collectif, mais – sans que la question ne soit vraiment tranchée – les participants n’y engagent pas forcément leur organisation lorsqu’ils y prennent la parole et ne sont pas nécessairement titulaires d’un mandat. Conformément à la logique individualisante des structures en réseau, il n’est, par exemple, pas rare que les membres d’une même organisation soutiennent dans ces assemblées des positions divergentes. Les décisions y sont prises au consensus des présents, ce qui donne au moins théoriquement une voix égale à chaque participant et génère des débats souvent longs et harassants.
Si l’AEP constitue la seule instance légitime du processus des forums sociaux européens, l’organisation opérationnel des forum est en revanche confiée à un collectif national constitué lui aussi sur une base ouverte par les acteurs du pays d’accueil (le CIF, Comité d’initiative français pour le FSE 2003, l’UKOC, UK Organising Committee pour le FSE 2004). Ce Comité national se réunissant une fois par mois rassemble l’ensemble des organisations signataires d’une déclaration de principe très peu contraignante et prend, en rapportant auprès de l’AEP, les décisions organisationnelles concernant la tenue des forums. Par ailleurs, un Secrétariat d’organisation (SO pour le FSE 2003, UKCC, UK Coordinating Committee pour le FSE 2004) d’une vingtaine de membre issu du collectif national est chargé de l’exécution et de la mise en œuvre des décisions.
Cette structuration du gouvernement des forums européens, beaucoup plus claire et architecturée que celle mise en place pour les forums mondiaux, est cependant très difficile à mettre en œuvre concrètement. En moyenne, les AEP réunissent de 200 à 250 organisations, de Caritas aux Cobas en passant par la CGT, la Ligue des droits de l’homme et toute sorte de groupes locaux ou de collectifs comme Babels, le réseau des traducteurs bénévoles. Dans ce contexte, il peut être très difficile de parvenir à un consensus même si le mode décision retenu contraint les acteurs à endosser des attitudes coopératives pour ne pas bloquer les délibérations à tout propos. Ces assemblées au fonctionnement horizontal (AEP, CIF, UKOG, etc.) mobilisent des techniques de participation très particulières : temps de parole limité, mais nombre d’intervenants illimités, décisions prises par absence d’opposition, focalisation sur les points pratiques plutôt que sur les débats de fonds, création de sous-commissions composé des opposés et d’un modérateur, etc. Sans une formalisation, très inégalement mise en œuvre, des règles de fonctionnement de ces assemblées, de très nombreux écarts peuvent être constatés et notifiés : absence de distribution préalable des textes à discuter, occupation du temps de parole par un groupe d’acteurs venant répéter les mêmes choses à la tribune, décision forcée à l’usure, focalisation interminable sur des questions mineures, etc. Mais l’une des caractéristiques essentielles de ces modes de coordination est que, du fait de la contrainte de coopération, les divergences et les conflits entre acteurs sont rarement remontés aux principes. Un ethos coopératif et un apprentissage mutuel des points d’accords et de désaccords est impératif pour participer au système de réglages assez fin qui s’opère dans la définition des compromis. La régulation de ces assemblées ouverte fonctionnant au consensus est d’autant plus facile à assurer qu’un tissu de relation inter-personnelle et inter-organisationnelle fort permet d’assurer un auto-contrôle collectif sur les comportements déviants qui, dans ce type de contexte, peuvent être source de blocage prolongé. Ainsi, si l’on compare le fonctionnement de l’AEP à celui du CI du FSM, la présence de fortes délégations nationales permet une auto-régulation qui n’existe pas quand des individus sont seuls à « représenter » un pays ou une organisation internationale. Cette régulation s’opère par une série d’interactions tant au sein des délégations nationales qu’entre délégations. Des interactions qui sont facilitée par les liens personnels et la confiance qui se tissent au cours du processus mais aussi à l’occasion d’initiatives et d’actions : la force émotionnelle produit par la manifestation et la répression à Gênes a ainsi créé des liens extrêmement forts entre un large noyau d’individus. Mais cette auto-régulation fonctionne surtout avec les délégations issus de pays ou de contextes culturels à fortes traditions collectives (Italie, Grèce, Allemagne, etc.).
3.2. Une « bureaucratie participative »
La mise en place de l’AEP et des assemblées nationales a contribué à désigner aux acteurs un lieu et un espace à vocation centrale dans lequel pouvait s’exprimer la forme particulière de compétition sous contrainte coopérative qui s’est instaurée dans l’espace altermondialiste. Ils l’ont investi en se focalisant principalement sur l’enjeu qui permettait le plus facilement de donner un sens et une direction aux forums sociaux : la confection du programme des séances plénières. Les observations qui ont pu être réalisées lors du processus du FSE de Paris-Saint Denis ont montré comment la construction du programme avait épuisé le temps et l’énergie des acteurs : concurrence entre organisations pour imposer leur thème, titre à rallonge afin de satisfaire tout le monde, « tyrannie » des petits acteurs imposant leur agenda, système de quotas pour assurer la représentation des différentes nationalités et l’équilibre des genres, etc. (Agrikoliansky, Cardon, 2005). La production du programme a absorbé l’énergie des organisateurs et les procédures mises en place pour mener à bien ces longues discussions organisationnelles ont pu donner l’impression à ceux qui étaient restés à l’extérieur du processus d’une bureaucratisation des processus participatif. Avec un sens de l’autocritique particulièrement vif, les organisateurs du FSE ont tiré un bilan particulièrement négatif du processus mis en place en 2003. Le caractère délégataire des plénières, dont la construction a épuisé le temps et l’énergie des organisateurs, font l’objet de vives critiques, comme le relaie Bernard Cassen lui-même : « les conférences plénières qui (…) ont mobilisé – on devrait plutôt dire dilapidé – le temps, les ressources humaines et financières des organisateurs doivent être réduite à leur plus simple expression. Elles ont comme principale fonction, par le choix des intervenants et la bataille de chiffonniers qu’il entraîne, d’afficher un rapport de force entre puissances organisatrices, même si ce rapport de forces n’a rien à voir avec celui qui prévaut dans la réalité des sociétés. Elles attirent les médias, mais ne produisent rien. Comment pourrait-il en être autrement quand des délégués venus de 7 ou 8 pays se rencontrent pour la première fois sur une tribune, sans coordination préalable, et, souvent dans une atmosphère de meeting, débitent des discours, voire des harangues au contenu largement prévisibles » . Opinion que conforte, de façon mordante, Susan George :
« Sorting out who gets to speak on what platform on what subject and with whom; how many speakers are allotted to each country and to each organisation; mixing them carefully according to gender, hue, hemispheric origin and I suppose religious profession, sexual orientation, height, weight and God knows what else; requiring each year long and multiple meetings all over Europe – all this has proven, as far as I can tell, a colossal waste of everyone’s time and money. Let’s get serious, people” (George, 2004, p. 42).
3.3. La critique des périphériques
Menaçant la politique d’extension vers de nouveaux participants, l’apparition d’une « bureaucratie participative » (Callinicos, 2004) et l’immixtion d’une logique de représentation au sein des forums contribuent à institutionnaliser et à alourdir une structure qui revendique un simple rôle de coordination des convergences entre mouvements. Aussi n’est-il pas surprenant que se soit progressivement développé dans la périphérie des forums « officiels », un large éventail de forums spécifiques, alternatifs ou dissidents, réunissant toute sorte d’acteurs collectifs dont les formes organisationnelles sont soit sensiblement plus hiérarchiques et verticales (partis, syndicats, organisations professionnelles, groupes révolutionnaires, etc.), soit franchement plus « horizontale » (collectif libertaire, média-hacktiviste, réseau intergalactique, etc.) que celles des participants à la politique d’articulation menée au sein des forums « officiels ». Le développement de ces « autres forums » a presque débuté avec l’apparition des forums sociaux. Les frontières entre les différents événements restent, en effet, très peu marquées, la multi-appartenance mêlant engagements partisan et associatif facilitent l’investissement dans plusieurs espaces et certaines organisations ont développé de véritables stratégies pour se positionner à la fois dans et hors des forums. Certains de ces autres forums sont initiés par ceux qui se trouvent explicitement exclus par la Charte de Porto Alegre, comme les forums sociaux des parlementaires ou des élus locaux, d’autres développent des thématiques spécifiques (Forum social de la santé, de l’éducation, du sport, etc.). Mais les plus nombreux se sont clairement construits dans un rapport critique à l’égard des forums « officiels ». Ces périphéries permettent de cartographier succinctement trois types de critiques dont « l’institutionnalisation » de la forme forum fait l’objet : la bureaucratisation, les liens d’interdépendances avec les acteurs politiques et les Institutions internationales et le manque de perspectives d’action.
Une première ligne de critiques est principalement portée par la galaxie anarchiste et libertaire qui perçoit les forums sociaux comme un processus irréductiblement bureaucratique et institutionnel. Celle-ci constitua dès le second FSM un espace autonome à l’extérieur du forum officiel. Refusant de s’inscrire dans des logiques trop organisées, toujours méfiants à l’égard des stratégies des groupes d’extrême-gauche, préférant développer et nourrir leurs propres modes d’auto-organisation et d’autogestion, les libertaires développent leur événement de façon parallèle, à l’image du Forum social libertaire (FSL) qui s’est tenu à Montreuil pendant le déroulement du FSE 2003 de Paris-Saint Denis. De la même façon, les collectifs anarchistes ont refusé de faire village commun avec les organisations de jeunesse militantes, lors du contre-sommet du G8 à Annemasse et ont créé un village autonome, le Village alternatif, anti-capitaliste et anti-guerre (VAAAG). Souvent animés du même esprit d’indépendance, les médias alternatifs préfèrent constituer des « espace temporaires d’expérimentation » en dehors des forums officiels (Cardon, Granjon, 2005), comme dans le cas du MetallosMedialab lors du FSE 2003 (Lévêque, 2005). Venant d’une tradition sensiblement différente, c’est le même sentiment de faire face à une organisation trop complexe, entièrement polarisée par le réglage de ses équilibres internes qui suscite la critique et la dissidence de groupes politiques ou intellectuels, comme L’archipel des revues qui a constitué en marge du FSE 2003 un ensemble de séminaires réunissant les acteurs de nombreuses revues militantes européennes. Dans la publication éditée pour l’occasion, les signataires se démarquent des lourdeurs « bureaucratiques » qui altèrent la spontanéité et l’inventivité du mouvement « alter » :
« Les ordres du jour proposés se mettent à ressembler à des inventaires à la Prévert. Les procédures pour gérer cette abondance cantonnent la démocratie à un exercice souvent formel sur des sujets d’organisations assez secondaires, tandis que nombre de décisions de fond (ordre du jour retenu, interventions et conduites des débats, synthèse des points de presse, contact avec les forces institutionnelles, initiatives politiques), sont prises de façon opaque et mériteraient un débat d’orientation ouvert. Sans être du tout des partisans d’un spontanéisme caractériel, nous avons l’impression d’une façon de participer ainsi à de la politique par trop traditionnelle qui fait la part trop belle aux sujets de consensus illusoire du genre des plus petits communs dénominateurs comme dans les cartels d’organisations, au détriment d’un débat franc qui est indispensable si nous voulons avancer ».
Une seconde périphérie des forums sociaux se voit occupée, différemment selon les contextes nationaux et politiques, par les organisations de tradition révolutionnaire qui refusent l’ensemble de compromis auxquels se prête la forme ouverte et horizontale des forums sociaux. Leur critique porte cette fois principalement sur le caractère beaucoup trop étendu de l’inclusivité de la politique des forums. Cette contestation est apparue avec évidence dans le contexte politique indien lors du IVeme Forum social de Mumbai. On y comptait pas moins de quatre contre-forum, dont le plus important, « Mumbai Resistance », initié par des organisations d’origine maoïste, s’était installé juste en face du forum « officiel ». Le programme proposé aux participants invite à un comparatif entre le FSM et Mumbai Resistance. Il y est successivement reproché au FSM de ne pas s’engager dans l’action (« les débats éclectiques et interminables sont conçues comme leur propre finalité »), d’accepter des aides directes et indirectes des « gouvernements impérialistes et de leurs agences », de ne pas analyser clairement les causes de la globalisation néolibérale et de vouloir la « réformer en lui donnant une “figure humaine” » . Une brochure collectant un ensemble d’articles issus des mouvements marxistes indiens analyse en détail les carences du FSM et de sa charte qui « a transformé le forum social mondial en débats inutiles et stériles » (WSF : Dissent or Diversion ?, 2004, p. 5). La présence des ONG internationales, « agents de la globalisation », au sein du FSM est notamment invoquée comme l’une des principales raisons de la transformation des forums sociaux en « rassemblement inoffensifs », substituant à la lutte politique « de puérils débats éloignés du terrain des luttes » (p. 5). En ouvrant les forums à un ensemble d’acteurs (C1) qui entretiennent par ailleurs des stratégies relationnelles diverses et nombreuses avec les pouvoirs publics et économiques et les Institutions internationales, les possibilités de créer des convergences mobilisatrices leur apparaissent d’autant plus réduites que la contrainte du consensus (C3) interdit – à l’intérieur de l’espace du forum – de rompre, par un vote par exemple, l’équilibre « par l’immobilisme » entre ses composants. Pour un certain nombre d’organisations de tradition révolutionnaire, l’impossibilité de faire émerger de l’espace des forums une quelconque avant-garde restera toujours un défaut rédhibitoire des modèles de coordination en réseau.
Enfin, une troisième périphérie est constituée par les mouvements de jeunes, les groupes de sans et l’ensemble des collectifs radicaux, autonomes, créatifs, etc., qui sans réunir un nombre très conséquents d’acteurs contribuent, en revanche, fortement à produire l’image d’insurrection inventive dont le « mouvement alter » bénéficie dans les médias. Par exemple, lors du FSE de Londres, sans doute le plus contesté de tous les forums sociaux, les espaces autonomes ont proliféré en bordure du forum « officiel » : Forum de la théorie radicale, Laboratoire de l’imagination insurrectionnelle, Beyond the ESF, Life despite Capitalism, Forum de la communication, etc. Lors de celui de Paris, c’est le GLAD (Globalisation des luttes et des actions de désobéissance) qui s’est installé dans un stade, porte de Pantin en réunissant les réseaux No-Vox et « intergalactique », collectif d’organisations de jeunes activistes qui s’était constitué pour organiser à Annemasse un des deux villages, le VIG, lors du contre-sommet d’Evian de juin 2003 (Datchary, Pagis, 2003). Si ces groupes reprochent parfois aux forums officiels de s’ouvrir trop largement aux grandes ONG internationales (Adamovky in Adamovsky, Georges 2004), leur principale critique porte sur l’absence de perspective d’action et de mobilisation offertes par les organisations qui débattent longuement et savamment dans les forums. La mise en œuvre, ici et maintenant, d’actions collectives, directe, conflictuelle et autolimité, à forte composante symbolique constitue une revendication récurrente dans ces espaces autonomes. Derrière le slogan « Attac partout, action nulle part », les jeunes radicaux, les groupes libertaires, les collectifs de sans et de précaires et les mouvements d’extrême gauche ont eu tôt fait de dénoncer le caractère simplement verbal, intellectuel et, in fine, anesthésiant des discussions des forums sociaux. Aussi, à l’image des Pinks, ces groupes de jeunes manifestants de Gênes, ces collectifs organisent-ils généralement quelques sorties tapageuses pendant les forums : occupation d’immeuble à Porto Alegre par les sans papier, action de solidarité avec les grévistes du MacDo ou action antipub pendant le FSE de Paris-Saint-Denis, etc. Certains des collectifs de jeunes militants « alter » conçoivent alors le temps des forums comme un espace de vie collective, un lieu d’apprentissage des techniques de désobéissance collective, un centre de production artistique ou de constitution de micro-médias communautaires. Pendant que d’autres se réunissent en séminaire sérieux, ils préparent costumes, danses et ustensiles destinés à produire lors de la manifestation de clôture un cortège inventif, bruyant et le plus « désobéissant » possible. Au-delà des spécificités sociologiques de ces groupes de jeunes militants, très intégrés dans le système scolaire et universitaire, contrairement aux représentations médiatiques qui associent leur supposé « radicalité » à la précarité sociale, ce qui caractérise ces collectifs est l’importance qu’ils attribuent à la forme réseau comme processus d’organisation. Le manifeste de Nomad, le collectif de militants qui a pris en charge l’équipement des salles de conférence d’outils d’enregistrements et de transmission sur le web des débats, est on ne peut plus caractéristique de ce refus de la représentation :
« Nomad is not a political organization but functions as a network. The activists participating in Nomad are involved within it as individuals, and if they are involved as part of a structure (e. g. Babels or Apo33), this structure will be considered as an individual group, within, or associated with, the Nomad network. In no case can there be an elected representative of Nomad, nor can there be any elected representative of another group within Nomad. A Nomad activist is someone who is involved practically in the Nomad project while respecting the project’s principles. Practical involvement and respect for the project’s principles are the only legitimate criteria that allow people to speak as a Nomad actor. This indicates a critical position as regards to the electoral system: when we designate a representative, this has the almost automatic result of shattering the network dynamic, destroying the development of ties within a star configuration. When someone is elected, all ties tend to converge towards this single elected person (the representative), and the end result is a kind of idolization of the delegate” (Gosselin, 2004).
Les différentes critiques que nous venons de restituer portent en fait sur le degré d’ouverture de l’espace des forums et sur le risque de dilution que génère la mise en place d’une simple structure de coordination de liens faibles entre acteurs. En accueillant tous les candidats dans l’espace du forum (C1), ce qui le projette vers sa seule vocation socialisatrice (P1), les potentialités de mobilisation et de convergence concrète et active autour d’enjeux constitués en cause diminue d’autant. L’ouverture du réseau affaiblit la densité des liens, autorise les stratégies opportunistes et multiplie le fractionnement en sous-espaces ignorant les uns des autres. Le forum apparaît alors comme une grand messe dans laquelle sont discutés des projets de réformes et d’alternatives avec tous les acteurs possibles, dont les représentants des gouvernements et les institutions internationales qui se tiennent en bordure de l’espace du forum. Les segments « mouvementistes » de la galaxie alter mettent alors en avant la déconnexion entre les visées socialisatrices (P1) et mobilisatrices (P2) des forums. En valorisant trop fortement la contrainte d’ouverture et d’extension de la forme réseau (C1), c’est le projet de constitution d’un espace de mobilisation et d’activité militante au sein du forum (P2) qui perd de sa consistance et est rendu impraticable par l’obligation de consensus (C3). Devenu espace de discussion et d’élaboration de propositions, le forum social entérine ainsi une division particulière de la relation entre société civile et espaces politiques nationaux dont l’instrument privilégié est l’exercice d’un lobbying efficace sur les partis politiques afin qu’ils endossent pour leur propre compte les revendications et propositions produites dans les débats du forum.
3.4. Du réseau au rhizome
L’opposition entre forums « officiels » et « officieux » n’est cependant jamais vraiment tranchée et facilite des mouvements d’externalisation/internalisation caractéristique du fonctionnement en réseau sous contrainte de consensus. Ces stratégies permettent à beaucoup d’organisations de concilier les vocations socialisatrices et mobilisatrices des forums en respectant la contrainte de refus de la délégation. C’est le cas, on l’a dit pour les partis politiques, qui exclus des forums ont, avec l’accord du COB, installés un forum des parlementaires et un forum des autorités locales en bordure du FSM de Porto Alegre dès sa 1ère édition. Une logique utile, y compris pour des organisations intégrées au FSM. Le MST, membre du COB, et Via Campesina, décidaient ainsi de ne pas se contenter des séminaires et débats du FSM auxquels ils participaient, mais de se doter d’un centre névralgique, un espace spécifique de rassemblement, lieu de visibilité et point de départ pour des actions que le Forum ne pouvait assumer comme structure. Une logique similaire aboutit à la mise en place du « camp de jeunes ». La contrainte d’extension pousse à l’agrégation du maximum d’acteurs possibles, y compris ceux qui, à l’instar des politiques, ne font pas partie des forum ou ceux qui, de la périphérie, les critiquent de façon radicale. La visibilité médiatique n’est pas la seule raison de cette présence commune et parallèle. La critique de la mondialisation libérale et les mobilisations qui la sous-tendent ont besoin de multiplier les liens pour mobiliser des ressources venant parfois de sphères très différentes. Le fonctionnement au consensus ne permet pas de regrouper tous ces acteurs dans un espace unique, mais s’accommode bien de cette structure en rhizome ou le in et le off s’interpénètrent et multiplient les surfaces de contacts tout en gardant leur autonomie.
La logique d’internalisation/externalisation a aussi joué à plein dans le processus du FSE, permettant parfois des dispositifs sophistiqués d’articulation entre organisations. Pour le G8 de Gêne, le forum social italien s’est ainsi créé à Porto Alegre en 2001 comme une coalition comparable à celle qui s’était mis sur pieds à Seattle. Ce « forum » a regroupé des acteurs présents sur place, mais peu habitués à travailler ensemble : plusieurs syndicats radicaux, des associations de masse comme ARCI, des courants autonomes comme les « tutti bianchi », etc. L’impact des mobilisations de Gênes a été tel que de grosses organisations qui n’avaient pas participé à la mobilisation, comme la CGIL, le principal syndicat italien, décidaient de se rapprocher du mouvement altermondialiste et de s’intégrer au processus du FSE de Florence. D’un commun accord, la CGIL et le Forum social italien ont décidé de travailler ensemble, mais sans que la CGIL ne s’intègre au Forum ni que ne se crée une autre structure nationale. Ce faisant la CGIL, tout en participant aux AEP et au CI du FSM, laissait le Forum social italien s’exprimer pour le « mouvement » sur une orientation assez radicale qu’elle estimait utile pour répondre au mouvement de fond qui touchait la jeunesse italienne, mais sans avoir à l’assumer. Un moyen de donner le maximum de flexibilité au dispositif pour permettre la poursuite de l’expansion du réseau, tout en permettant les mobilisations, mais sans avoir à toutes les endosser !
4. L’agglutination comme processus d’auto-organisation
Lors d’une réunion à Pérouse en avril 2004, le Conseil international du FSM a décidé de bouleverser le mode d’organisation du Vème FSM qui doit se tenir à Porto Alegre du 26 au 30 janvier 2005. Il entend ainsi tirer les enseignements des multiples critiques adressées à la verticalité des séances plénières et de l’expérience du IVème FSM de Mumbai en janvier 2004. Le Comité d’organisation indien y avait drastiquement diminué le nombre des séances plénières. L’affluence pour ces grandes cérémonies fut assez faible, notamment au regard de l’immensité des salles de plus de 20 000 places qui leur avaient été réservées. En revanche, les 1200 ateliers et séminaires ont connu un très grand succès : le public y fut très nombreux, les participants des mouvements de masse indiens s’y sont relativement bien intégrés et cette prolifération de débats en petits formats a permis un élargissement des thématiques habituellement traitées dans les FSM. Il est alors apparu nécessaire aux membres du CI de reprendre la main sur la définition de procédures « démocratiques » de construction des forums après que l’expérience incontestablement plus « ouverte » des forums européens a contribué à rendre plus visible et critiquable son fonctionnement en cercle fermé. De façon relativement audacieuse, le schéma d’organisation retenu par le CI abandonne le principe de sélection par le haut des thématiques et des orateurs des séances plénières, celles-ci étant purement et simplement supprimées, et délègue la programmation des activités du forum aux seuls participants en instaurant un dispositif d’auto-organisation original et inédit.
4.2. Internet, espace d’agglutination
Sous le nom de « processus d’agglutination », un système d’expression et d’agrégation des propositions en plusieurs phases a été initié. Tout en assurant de nombreux relais pour ceux qui ne disposent pas d’accès au réseau, les organisateurs ont fait de l’Internet l’infrastructure de mise en relation entre les multiples participants au forum, en leur demandant de construire sur la toile la programmation du forum. En mai-juin 2004, un questionnaire informatique a été adressé aux 4000 organisations ayant déjà participé aux différents forums sociaux, afin de recueillir les thèmes qui leur semblaient prioritaires, ceux sur lesquels elles souhaitaient intervenir et les types de mobilisation dans lesquels elles s’étaient ou souhaitaient s’engager. A partir d’une analyse lexicographique des 1800 réponses obtenues lors de cette consultation, onze « terrains » (« Biens communs », « Souveraineté économique », « Droits de l’homme et dignité »…) ont été définis et proposés par la commission Méthodologie et contenu du CI, sous la forme d’une carte vide à remplir par les propositions des organisations. De juillet à octobre 2004, 2557 propositions d’activité (séminaire, atelier, dialogue, élaboration de campagne, etc.) ont été enregistrées par les organisations sur le site du FSM, chaque organisation proposante devant déclarer à quel « terrain » elle choisissait de « s’agglutiner » et si elle acceptait de fusionner avec d’autres propositions. Le système informatique mis en place offre un ensemble d’outils de représentation de la structure des différentes expressions, afin que chaque organisation puisse entrer en contact avec les autres propositions de la même agglutination qui se sont déclarées ouvertes à une possible coopération. Au moyen de cartographies représentant sous forme de réseaux les regroupements thématiques et de listes de discussions, les organisations sont conviées à prendre elle-même en charge le soin d’assurer leur coordination. Elles peuvent décider : (1) de rester seule organisatrice de leur événement ; (2) de « fusionner » avec une proposition similaire ; (3) de s’engager à « dialoguer » avec un autre événement en envoyant un représentant dans le séminaire identifié ; (4) d’organiser un « séquençage » des événements afin de construire en commun une dynamique du type séminaire de réflexion -> réunion de proposition d’alternatives -> convergence vers une plateforme de mobilisation ; ou, enfin, (5) de participer aux réunions quotidiennes de chacune des onze agglutinations destinées chaque soir entre 18 et 20 heures à établir et structurer les convergences entre organisations à partir des ateliers et séminaires de la journée (Haeringer, 2004).
Destiné à diminuer l’importance des redondances, des répétitions, des programmations simultanées ou des rendez-vous ratés, le dispositif imaginé par les organisateurs du FSM semble tout droit sorti d’un manuel de management par la qualité des organisations complexes. Il témoigne d’une grande confiance dans les processus d’auto-organisation, présuppose un fort niveau d’ouverture à la coopération de la part des participants et les enjoint à faire montre d’ordre et de prévisibilité pour participer à une consultation critérisée à distance sur Internet. Il y a tout lieu de penser que le haut niveau de procéduralisation de cette mise en réseau des participants pose de nombreux problèmes, tant pour les petites organisations disposant de peu ressources et de savoir-faire que pour les structures fortement centralisées qui souhaitent afficher haut et fort leur propre message. Il n’est pas possible d’évaluer aujourd’hui toutes les conséquences du système d’agglutination retenu par les organisateurs, mais avant même que ne s’ouvre le 5ème FSM, deux remarques sont possibles. Tout d’abord le faible succès du processus d’agglutination par le biais des outils électroniques dont s’étaient dotés le COB et la commission méthodologie. Si de nombreux regroupements ont eu lieu grâce à des contacts directs entre acteurs, un processus qui a peut-être bénéficié de la dynamique créée par la nouvelle méthodologie, les prises de contacts par le biais du site web semblent avoir été peu nombreuses. Le peu de délais prévus pour cette phase et la nouveauté du processus sont probablement à l’origine de cette faiblesse. La deuxième remarque porte sur la répartition géographique des acteurs qui se sont inscrits dans ce processus. Sur les 2611 activités recensées ici, 2096 sont proposées par des organisations issues de pays latins (Amérique Latine et « Europe Latine »). Cette proportion écrasante renvoie pour partie à la proximité géographique d’acteurs qui peuvent venir à Porto Alegre à moindre frais : 1537 activités sont proposées par des brésiliens et 132 par des organisations de pays voisins, Uruguay, Paraguay et surtout Argentine. Reste que 180 activités sont proposées par des organisations issus du reste de l’Amérique Latine, 249 par des organisations issues de l’Europe latine et seulement 158 par les autres pays européens, 124 l’Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada), 114 d’Asie, 40 du monde arabe et du proche orient et 30 d’Afrique sub-saharienne. La prédominance latine s’est toujours exprimée au FSM, mais la nouvelle méthodologie n’inverse pas la tendance et la terminologie employée elle-même est un obstacle à la diversification : les termes choisis pour les 11 terrains parlent plus aux latins qu’aux autres, et le mot « agglutination » existe en anglais, unique langue véhiculaire pour les non-latins, mais n’est pas usité, d’où la traduction « aggregate » du site officiel du FSM, terme qui induit une idée de regroupement d’ensemble qui est un peu différente.
Le processus d’agglutination maximise les contraintes d’horizontalité auxquelles l’édification du Forum doit se conformer pour résister aux critiques qui lui sont faites. En effet, il cherche tout à la fois à étendre le réseau et à en intensifier les liens en soutenant les articulations entre participants (C1) tout en interdisant à son centre organisateur de remplir d’autres fonctions que celles, procédurales, de facilitation et de constitution d’une mémoire des processus (C2). Radicale dans son principe, cette solution organisationnelle destitue le CI de son rôle dans la définition des axes de programmation du forum, ce qui, au moins potentiellement, apaise la compétition entre organisations. Il serait cependant naïf de considérer qu’une solution organisationnelle aussi formelle parvienne à circonvenir la concurrence que se livrent les divers participants au forum pour définir sa forme et lui donner une direction et une stratégie.
Aussi faut-il plutôt comprendre le choix de cette solution décentralisée comme la conséquence d’un effet d’apprentissage qui s’inscrit dans la dynamique même du déroulement des forums sociaux. Alors que les premiers forums ont permis de réunir à travers le monde un large éventail d’organisations qui ne se connaissaient pas et de rendre public un ensemble de revendications qui ont progressivement été identifiées comme formant un cadre relativement articulé et homogène, les premiers effets de cette simple mise en convergence des acteurs et des discours a cessé d’exercer ces effets. De toute part, mais notamment sous la pression des collectifs de jeunes activistes qui donnent leur « couleur » au mouvement altermondialiste, tout en refusant de s’engager dans les structures « centrales » du forum, s’élèvent des insatisfactions relatives à la répétition de discours stéréotypés et une volonté de reformuler le lien entre débat et action qui constituait le projet initial des forums. Parmi beaucoup d’autres, Susan George est sans doute la plus directe : « If people, even quite young and/or inexperienced people, really don’t know anything at all about these issues, which I seriously doubt, we can and should give them reading lists and set up courses and summer universities for them, but in future Social forums I would hope we could stop the silly jockeying for speech slots, refrain from endless repetition and ceremonial condemnation, determine what issues we really need to talk about, get organised beforehand to do so, then hit the ground running” (George, 2004, p. 43). Or, si cette tension n’a pu trouver de compromis satisfaisant lors des phases précédentes, c’est en partie parce que chaque oscillation de l’équilibre du projet initial venait tendre l’une des deux contraintes que la forme réseau imposait à l’édification des forums sociaux, soit en reconstituant un centre actif dans la définition d’une stratégie globale de mobilisation (C2), soit en diluant l’identité même du forum par la multiplication de liens faibles (C1). Le paradoxe et l’intérêt de la nouvelle solution organisationnelle retenue par le CI sont qu’elle suggère des possibilités d’articulation entre les dimensions socialisatrices et mobilisatrices des forums sociaux qui ne se développent pas en opposition aux contraintes d’horizontalité mais qui, au contraire, cherchent à en maximiser les potentialités.
4.2. Une ingénierie participative
La première potentialité ouverte par le système d’agglutination concerne le statut des instances de coordination des forums sociaux. En effet, même si le fonctionnement au consensus avait déjà fortement inhibé les débats d’orientation générale et l’expression des concurrences organisationnelles au sein du CI, en les déplaçant dans d’autres espaces, le caractère procédural des fonctions dont celui-ci se voit doté se trouve renforcé. De façon significative, les discussions substantielles sont rares au sein du CI où se discutent, en revanche, très longuement des problèmes de coordination et d’organisations pratiques des activités : localisation du prochain forum, procédures d’élargissement à de nouveaux membres, date et lieu de réunion, relation avec les autres forums continentaux, nationaux ou locaux, etc. Même si ces sujets, d’apparence mineure, masquent en fait des positionnements et des stratégies antagonistes cristallisant les rapports de force entre organisations, il est remarquable que les enjeux politiques que doivent affronter les acteurs du mouvement altermondialiste n’occupent que très rarement, une place centrale dans leurs débats, au-delà de déclarations de principes générales et assez convenues. En vertu de l’article 6 de la Charte de Porto Alegre, il n’a, par exemple, pas été possible que le Forum social mondial émette en son nom une déclaration d’opposition à l’intervention américaine en Irak. Contraint par l’impératif du consensus (C3) et désormais soucieux de ne pas apparaître comme un porte-parole agissant sur la thématisation des forums (C2), le CI doit privilégier les fonctions d’animation sur celles, plus substantielles, de définition des mots d’ordre et des stratégies. Des études sur la gouvernance des réseaux d’organisations de la société civile dans d’autres contextes institutionnels (Livre blanc de la Commission européenne, Climate Action Network, etc.) deux modèles de gouvernance peuvent être distingué : l’auto-organisation ou le comité de pilotage (active steering) (Shout, Jordan, 2003). Le choix de la première solution qui repose sur la confiance dans la convergence des arrangements locaux et le partage de normes de régulation collective présente d’évidents risques d’éclatement et de dilution. Aussi est-il nécessaire d’édifier au cœur des systèmes auto-organisés, des instances de coordination chargées de la facilitation et de la gestion de l’apprentissage collectif. Ces institutions destinées à « faire fonctionner les réseaux » se chargent alors, réflexivement, de mettre en visibilité les points de convergence et de dissensus entre acteurs et de constituer une mémoire organisationnelle susceptible de servir de repère à l’ensemble des acteurs (Dedeurwaerdere, 2004). C’est précisément dans cette direction que s’orientent les récentes initiatives prises par les organisateurs des forums sociaux européens et mondiaux.
L’innovation tactique et organisationnelle est le propre des organisations décentralisées laissant une grande autonomie à ces composantes. Elle s’exprime par le nombre important de propositions de réforme du fonctionnement de la forme forum qui sont adressées à la commission Méthodologie et contenu du CI. Les acteurs qui y participent ne sont pas issus des composantes les plus « politisées » du forum, ni des grandes organisations qui ont joué un rôle central dans la constitution du mouvement. Ils appartiennent souvent à de petites structures, des revues intellectuelles, des réseaux développementalistes ou des centres de recherche. Certains sont familiers, parfois à titre professionnel, des démarches de gestion des systèmes complexes, de sociologie des organisations ou de management public. On comprend dès lors pourquoi les problématiques de transparence, d’accountability, de systématisation des comptes-rendus ou de procéduralisation des débats sont devenues déterminantes au sein de la Commission méthodologie. Les initiatives qu’elle a prises en charge peuvent s’interpréter comme des contributions à l’une des trois contraintes d’horizontalité.
A l’égard, d’abord, de la vocation à l’extension continue du réseau (C1), ce sont surtout des démarches de clarification et de lisibilité des forums qui sont entreprises afin de faciliter l’accès de l’espace « alter » aux nouveaux entrants. Attac demande par exemple que les organisateurs d’événements indiquent clairement s’ils veulent « confronter des analyses, échanger des expériences ou bâtir des alternatives ». Beaucoup proposent d’assurer une meilleure répartition thématique des événements et d’organiser pour les événements de la même famille un déroulement séquentiel sur la durée du forum. Des volontaires se proposent pour rédiger des synthèses des débats et les rendre public sur Internet. Quelques uns connectent leur ordinateur à un vidéoprojecteur afin de projeter au public à fin de vérification et de validation le compte-rendu des débats. Concernant, ensuite, la gestion des débats et la formation du consensus (C3), de nombreux textes individuels ou collectifs proposent une formalisation explicite des règles d’organisations des assemblées. Par exemple, afin de mettre fin à l’« unstructured, noisy, agressive and confused culture of discussion » qui s’affiche lors des AEP, un texte d’intention de militants suédois propose que la conduite des débats donne des limites temporelles claires à chaque point de l’ordre du jour, limite sévèrement le temps de parole de chaque orateur, bloque les listes d’orateurs inscrits afin d’éviter les détournements de points en discussion et rende systématiquement explicites les consensus et les désaccords. Les modalités de traitement des dissensions doivent, elles aussi, être formalisées :
« If there is a larger number of people actively blocking a consensus, or when a debate show that there are strong disagreements in the way, the chair should propose to the meeting that an ad-hoc Consensus Group be set up. It should be made up of preferably one representative of each of the most extreme viewpoints and a mediator whom both parties accept. The Consensus group goes to work on finding a consensual proposal on how to move ahead that might be put before the meeting. In the meantime, the debate is put on hold and the meeting proceeds with other items on the agenda” (Marsdal et al., 2004).
Les démarches engagées pour procéduraliser les relations entre acteurs du mouvement « alter » épousent le développement, principalement dans les structures militantes nord-américaines et nord-européennes, de règles relationnelles destinées à limiter la tyrannie de l’amitié et des relations personnelles dans les groupes à structure décentralisée et informelle. Les collectifs libertaires, les jeunes activistes du Direct Action Network, certains mouvements féministes et environnementalistes ont développé un outillage particulier pour leurs réunions : gestion du temps de parole contrôlé, limitation des reprises de parole tant que les silencieux n’ont pu s’exprimer, système de gestion des priorités par quota, etc. (Polletta, 2002). L’importation de ces procédures dans l’univers militant sud-européen et sud-américain reste cependant très problématique. Leur froide rigueur est perçue comme inadaptée aux traditions oratoires du militantisme et leur proximité avec les techniques de gestion organisationnelles du management d’entreprise peut être opposée aux vertus de transparence et d’équité dont les pare leurs promoteurs. Plus fondamentalement, les difficultés rencontrées pour imposer des procédures collectives de cette sorte tiennent au rôle structurant que jouent les relations interpersonnelles dans le fonctionnement des coordinations en réseau. Le renforcement de règles formelles de débats rendrait, en effet, d’autant plus apparents les écarts à la règle, les coalitions de couloirs, les appels téléphoniques, les incessantes conversations en apartés et les mouvements concertés qui animent de façon caractéristique les assemblées des « alters ».
Concernant, enfin, la contrainte limitant la délégation et la possibilité de s’exprimer au nom du forum (C2), de nouveaux enjeux de représentation se sont trouvés posées par l’émergence de multiples projets de constitution d’une mémoire des forums. Un groupe international consacré à la « Mémoire des forums sociaux » s’est en effet créé en 2004 au sein de la commission Méthodologie et contenu, afin de soutenir les projets de captation et de conservation des propos et des textes issus des forums. A l’exception des séances plénières (Fisher, Ponniah, 2003), les premières éditions des forums sociaux n’ont guère consacrées de moyen à enregistrer les traces de leurs débats – seul Ibase, un centre de recherche brésilien appartenant au réseau des fondateurs, s’est attaché à produire des compte-rendu, des CD roms et des analyses lexicales des débats. De façon extrêmement hétérogène, certains collectifs ont diffusé des comptes rendus, mais dans la majorité des cas, aucune trace de l’activité au sein des séminaires et atelier n’a été conservée, comme s’en émeuvent de nombreuses organisations. Si l’absence de trace contribue à l’exclusion des absents – figure typique des mondes en réseaux –, elle interdit aussi tout effet d’apprentissage collectif et renforce les critiques internes relatives au caractère stéréotypé et répétitif des forums sociaux. C’est donc un ensemble de collectifs, de réseaux et de think tank, souvent très proches du monde intellectuel et de l’université, qui s’est engagé dans le projet de constituer et de diffuser une mémoire ouverte et polyphonique du mouvement. Mais la production d’une mémoire des forums est un enjeu hautement polémique. Celle-ci peut en effet apparaître comme une stratégie de reconstitution d’une centralité au forum, contrevenant comme l’Assemblée des mouvements sociaux à la deuxième contrainte d’horizontalité, en installant les producteurs et les gestionnaires de la mémoire du forum en position d’autorité sur la définition des termes des débats, leurs orientations et leurs priorités. Certain acteurs, comme Bernard Cassen, ont ainsi vainement proposé qu’une entreprise d’identification et de capitalisation des principaux thèmes débattus dans les forums soit la matrice de la formation d’une plateforme programmatique (un « consensus de Porto Alegre » opposable au « consensus de Washington ») ; sa conception devant être piloté par un comité d’experts faisant objet d’un consensus. Concevoir la représentation du forum à travers l’expertise de « sages » contrevient cependant aux contraintes d’extension et de refus de la délégation. C’est pourquoi, la question des mémoires du forum a été abordée de manière polyphonique et plurielle. Lorsqu’une organisation a proposé d’envoyer une personne dans chaque atelier et séminaire pour y produire un compte-rendu, l’initiative a été vivement combattu. La restitution des événements du forum ne peut être faite que par ses participants et, ceci de manière collective et plurielle.
C’est dans un tel contexte que les multiples initiatives à base de nouvelles technologies trouvent un terrain d’expression privilégié dans l’espace du forum. Les technologies de l’Internet qui suscitent des engagements relativement spécifiques notamment autour du logiciel libre, du partage de l’information et des médias alternatifs (Blondeau, 2003 ; Cardon, Granjon, 2005) apparaissent comme des outils particulièrement adaptés à la logique d’auto-organisation des forums. L’initiative la plus remarquable est le projet Nomad qui vise à « reconquérir » les modes de production, de traduction, d’enregistrement et de publicité des débats précédemment délégués à des traducteurs professionnels et des sociétés de services (Aguiton, Cardon, 2004). Ce processus qui relève de la logique des « innovations ascendantes » a conduit les acteurs à co-définir conjointement les procédures de débats et de traitement de la parole des participants et les dispositifs techniques adaptés. Ainsi, des associations ont-elles entrepris de réfléchir à la bonne et à la mauvaise forme des débats. Dans le même temps, un réseau international qui regroupe aujourd’hui 4000 traducteurs bénévoles, Babels, s’est constitué pour suppléer les professionnels, coûteux et mal préparés à la forme échevelée des débats altermondialistes. Un peu plus tard, un groupe incluant des informaticiens bénévoles français, indiens et tunisiens a développé un système informatique de numérisation, d’indexation, de mémorisation et de mise en ligne des débats, outil en licence libre qui supplée à un coût réduit les appareils de traduction professionnels.
4.2. Le forum comme lieu d’expérimentation des pratiques alternatives
Mais il existe une autre voie permettant d’apaiser la tension entre la constitution d’un espace commun (P1) et la production de mobilisations collectives (P2), dont on a vu qu’elle se manifestait notamment par le développement d’une périphérie de plus en plus active en bordure des forums, préférant mobiliser un répertoire d’actions directe et symbolique plutôt que de participer au bavardage redondant et anesthésiant des forums. C’est, en effet, en retournant les discours projetés dans les forums vers les participants eux-mêmes, afin qu’ils mettent concrètement en œuvre les mondes utopiques dont ils dessinent les contours, qu’une forme d’action collective peut trouver à s’exprimer. Cette dimension préfigurative de l’action collective a toujours constitué une voie d’action privilégiée par les mouvements sociaux revendiquant une forte culture démocratique et participative (Polletta, 2002, p. 7 et suiv.). Dans l’expérience des forums, la recherche de « mécanismes pour concilier un espace ouvert et une activité politique réelle et concrète » (Wallerstein, 2005) s’incarne alors à travers la constitution du forum comme espace d’expérimentation de formes de vie alternative : « Le FSM devrait être un espace ouvert, non pas simplement pour débattre sur des sujets et des formes d’action alternative, mais aussi pour stimuler l’expérimentation de ces formes alternatives pour ceux qui veulent les essayer » (Ibid.). C’est donc le forum comme simple espace de débat qui se trouve redéfini par le développement d’espaces dans lesquels un ensemble de formes de vie « alternatives » peut être expérimenté. Cette revendication a d’abord été portée par les réseaux de jeunes activistes au sein des forums sociaux et a pris forme dans la réalisation de campements, véritables villages autogérés dans lesquels sont mis en œuvre des principes de gestion « mixtes », de partage des tâches et d’autorégulation de la vie commune. Les campements de la jeunesse de Porto Alegre, les deux villages édifiés à Annemasse lors du contre-sommet du G8 à Evian en juin 2004 ont constitué de telles expériences (Pathieu, 2004). D’abord ignoré des organisateurs des forums, ces initiatives ont aujourd’hui acquis une importance de plus en plus significative et représentent l’une des principales lignes d’orientation du FSM 2005. La conception de village de l’économie solidaire, l’usage de logiciels libres, le recours aux bénévoles pour la traduction des conférences, la mise en place d’un système d’alimentation biologique ou l’attention portée à la gestion des déchets et des matériaux conçus lors de la construction des forums sont devenus des éléments déterminants du cahier des charges de la mise en place des forums.
4.3. Des stratégies d’action collective plurielles
Cette réarticulation de la forme forum réoriente aussi les manières dont celui-ci se présente comme un espace d’initiation d’actions collectives et de définition de stratégies pour le mouvement altermondialiste. Dans la configuration auto-organisée prise par le forum, toute stratégie d’action collective commune et partagée est rendue impraticable. Le déploiement de stratégies de conquête du pouvoir qui nécessitent une concentration, au moins ponctuelle, des énergies pour opposer à la centralité de l’état la centralité alternative du nouveau pouvoir en gestation est impensable dans le cadre de la « forme réseau ». Reste à résoudre l’équation posée par la construction de « l’autre monde possible » avec comme outil le réseau. Aussi est-ce vers une pluralisation des centres de décision que s’orientent actuellement les acteurs. Le forum a été pensé par ses initiateurs brésiliens à un moment où le « consensus de Washington » symbolisait l’unité de point de vue des élites mondiales et le discrédit des alternatives « socialistes ». Le FSM intégrait pourtant déjà une composante stratégique, ou plus exactement une stratégie implicite, l’action par influence. Tout un ensemble de stratégies, souvent implicites, se sont déployées avec comme point commun de penser la force du mouvement comme un moyen de peser par influence sur l’avenir du monde sans avoir à construire une stratégie opérationnelle supposant un affrontement centralisé. Les « mouvementistes » défendent des stratégies basées sur le développement de l’autonomie des acteurs, des « zones d’autonomie temporaires » d’Hakim Bey, chères aux Black Blocs, au « Making the revolution without taking the power » de John Holloway (2002), en attendant le jour où ces autonomies seront suffisamment puissante pour faire s’écrouler d’elles-mêmes les murs de l’Empire (Hardt, Négri, 2000). Les « modérés » comptent, eux, s’appuyer sur la force des mouvements pour changer les rapports de force dans les institutions et faire émerger une « gouvernance globale » à même de répondre aux défis posés à la planète. Toute la force de la formule « Un autre monde est possible » a été de permettre la conjonction entre ces différentes sensibilités, des jeunes radicaux de Seattle aux ONGs les plus modérées.
Aujourd’hui, les espaces que dégagent la division et les tensions internationales qu’exacerbe la réélection de George Bush redonnent un espace à des stratégies plus offensives. Pour certains, il s’agit de profiter de la situation pour avancer des propositions concrètes de gouvernance, comme la réforme de l’ONU, ou instaurer une « démocratie supplémentaire » en multipliant les espaces de débats afin de faire jouer l’influence discursive de la société civile sans affronter la question de la représentativité. Une autre famille de stratégies, qui part d’une même analyse de la situation internationale, commence à émerger. Des stratégies du faible au faible qui réhabilitent les campagnes internationales, mais avec un sens aigu des opportunités. Le modèle de la campagne contre les mines anti-personnels est souvent pris en exemple : une alliance d’ONG, de petits états du Sud symboliques parce que premières victimes de ces mines (Cambodge, Angola) et de gouvernements du Nord cherchant à faire entendre leur voix dans le concert des nations (Canada) s’appuie sur l’opinion publique internationale et réussit à faire signer par 25 Etats, contre l’avis des grandes puissances (Etats-Unis, Russie), un traité de droit international qui est aujourd’hui un point d’appui pour imposer partout l’interdiction des mines anti-personnelles. Dans les séminaires des forums sociaux, de nombreuses campagnes sont initiées sur ce modèle : pour un impôt mondial contre la pauvreté, pour soumettre les multinationales au contrôle de la commission des droits de l’homme de l’ONU, pour le retrait des troupes d’Irak ou pour effacer la dette des pays victimes du Tsunami. Toutes s’appuient sur les opportunités qu’ouvrent les contradictions entre grands états et l’opinion publique internationale. De nombreuses voix (Wallerstein, 2005 ; mais aussi Samir Amin ou Susan George) demandent que le Forum favorise l’expression d’une pluralité d’options stratégiques : « je crois que la clef pour une solution est de promouvoir et créer un espace institutionnel pour de multiples alliances et activités politiques dans le FSM » (Wallerstein, 2005).
*
La logique des transformations des institutions dont s’est doté le mouvement altermondialiste pour faire du commun tout en restant divers ne s’interprète pas simplement. En l’absence de recul temporel, on voudrait simplement proposer pour conclure quelques éléments d’analyse très partiels. La forme des forums sociaux apparaît d’abord comme un enjeu hautement concurrentiel. Les acteurs centraux du mouvement « alter » se livrent à d’intenses et âpres luttes pour définir son sens et son architecture. Or il apparaît, au terme de l’expérience accumulée par la succession accélérée des sept récents forums mondiaux et européens, que deux orientations possibles ont, au moins provisoirement, été écartées : la première visait à faire des forums une sorte d’états généraux mondiaux de la critique de la globalisation néo-libérale définissant une plateforme de revendications communes et partagées ; la seconde cherchait à organiser un pilotage collectif des mobilisations internationales. Ces deux types de projet se sont heurtés aux principes constitutifs de la forme réseau, la diversité, l’horizontalité et le consensus. La réalisation de tels projets menaçait l’équilibre interne entre des acteurs réunis dans le refus de donner à leur espace un porte-parole. De fait, les principes d’ouverture et de pluralité contraignent trop fortement la forme des forums pour qu’ils puissent être le lieu d’émergence d’un discours ou d’une volonté partagé. A cet égard, les multiples critiques qui ont conduit les acteurs centraux du forum à élargir leur recrutement et à se défaire de certaines de leurs prérogatives montrent clairement comment le collectif « alter » tient d’abord de la valorisation de sa diversité et des procédures qui permettent de la nourrir. C’est donc sous la forme d’un espace mosaïque constitué d’un enchevêtrement de mobilisations et d’articulations que se développent des mécanismes d’auto-organisation entre une multiplicité d’initiatives locales, sectorielles et thématiques. Même si l’éclatement et l’hétérogénéité des différentes logiques de mobilisations qui le parcourent constituent à l’évidence un risque certain pour la forme forum, un travail souterrain et moins visible de socialisation collective s’opère à travers la mise en commun des différentes thématiques du forum. Ce phénomène d’apprentissage collectif qui se construit sous la bannière identitaire de l’« altermondialisme », constitue un cadre puissant, bien que peu visible, d’auto-régulation du collectif hétéroclite des forums sociaux.
Dans cette dynamique s’affiche aussi l’influence d’une certaine culture « libertaire » sur l’ensemble de la galaxie altermondialiste (Corcuff, 2004). En effet, l’écho des revendications d’horizontalité, le souci de « changer le monde sans prendre le pouvoir » (Holloway, 2002), de constituer des espaces de mise en relation et d’action autonomes qui n’obéissent pas à un plan d’ensemble témoignent clairement des effets des contraintes d’horizontalité sur la forme prise par le gouvernement du réseau altermondialiste. Il ne fait pas de doute que les formes organisationnelles conçues par les promoteurs des forums sociaux ne font que reprendre des formes organisationnelles existantes, en s’efforçant de les généraliser à des coordinations internationales. Mais la participation à un espace auto-organisé constitue aussi une rupture importante pour nombre de traditions politiques qui participent aux activités des forums sociaux. Ainsi, les organisations d’extrême-gauche qui ont abandonné les schémas d’avant-garde doivent s’ouvrir à des modèles de concertation ouverts et pluriels. Les organisations centralisées et fortement architecturées doivent apprendre à circuler dans un espace qui ne leur ressemble pas et accepter de côtoyer plus petit qu’eux. Etc.
Mais ce qui apparaît surtout, dans le cheminement par essai/erreur auquel ont procédé les promoteurs de la forme forum est le lien indissociable entre mise en débat et action dans le projet des forums sociaux, lien qui s’est notamment tendu avec la multiplication des espaces périphériques « activistes » face aux forums « programmatiques ». Or ce qui fait le propre des organisations en réseau est que les investissements s’y déploient dans un horizon de réactivité et d’efficacité. Le travail de coordination que rend possible l’espace des forums se réalise toujours avec comme visée des actions à mener et des campagnes à conduire. Ce pragmatisme radical appelant la recherche de solutions et de modes d’action directe et immédiate est une composante essentielle des formes d’engagement que suscite la forme réseau. Il interdit ainsi le découplage entre le forum comme lieu de construction programmatique et les mobilisations internationales, lors des contre-sommets ou des mobilisations locales ou transnationales, comme espace d’engagement. Sans doute peut-on expliquer ainsi le travail de reconstruction en cours de la forme forum visant à relancer à la fois les expérimentations de formes de vie alternative et la construction plurielle et décentralisée des stratégies d’action des segments de réseaux qui le compose.
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