AccueilNuméros des NCSNo. 23 - Hiver 2020Le fascisme, ce spectre qui hante l’Europe

Le fascisme, ce spectre qui hante l’Europe

Ugo Palhéta

Sociologue, maître de conférences à l’Université de Lille et directeur de publication de Contretemps en ligne

Un spectre hante l’Europe de ce début de XXIe siècle, le spectre du fascisme. Si l’on a souhaité ici détourner la métaphore spectrale chère à Marx et Engels, ce n’est pas simplement afin de souligner par contraste la faiblesse de ce qui leur semblait hanter l’Europe du XIXe siècle, à savoir le communisme ; c’est qu’elle est parfaitement ajustée, au sens où le fascisme est bien un revenant, faisant retour dans le monde des vivants après ce qui avait pu être naïvement considéré comme sa mort clinique en 1945, à la suite de la défaite militaire de l’Allemagne nazie1.

Bien sûr, nous savions avec Brecht que « le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde » ; mais cela restait une considération abstraite tant que n’avaient pas réapparu les conditions dans lesquelles le fascisme peut se développer et prospérer. De même, nous avions conscience – avec Orwell – que « lorsque les fascistes [reviendraient], ils [auraient] le parapluie bien roulé sous le bras et le chapeau melon » : principe de précaution utile, puisqu’il invite à ne pas réduire le fascisme à ses formes les plus visibles et spectaculaires d’apparition (les grands défilés au pas de l’oie, les milices de masse en uniforme et plus généralement tout ce qui renvoie à la stylistique fasciste) ; mais cela ne nous disait rien des habits politiques que le fascisme allait revêtir, des formes nouvelles que prendrait son idéologie et des stratégies que mettraient en œuvre ses héritiers, déclarés ou non (et la plupart savent pertinemment qu’on ne revendique pas l’idéologie politique la plus légitimement honnie du XXe siècle sans se condamner à la marginalisation), pour que ce projet criminel puisse renaître de ses cendres, trouver à nouveau l’oreille de millions de personnes et redevenir candidat au pouvoir politique.

Il est vrai que, parmi celles et ceux qui affirment le retour de la menace fasciste, certain·e·s tentent par-là de faire oublier leurs bilans politiques désastreux, dont l’une des conséquences est précisément la progression des extrêmes droites, et d’apparaître comme d’improbables sauveurs. Ainsi a-t-on vu Macron, Clinton ou encore Renzi, s’ériger en « progressistes » et en « rempart » face à la montée des Le Pen, Trump et Salvini. Or cet extrême centre2 est bien la grande responsable de la renaissance et du développement des extrêmes droites, si bien qu’aucune alternative réelle à ces dernières n’est possible sans une rupture avec le capitalisme néolibéral et sans une indépendance complète vis-à-vis des partis qui gouvernent pour le compte de la bourgeoisie (même quand ils persistent à se réclamer de la gauche). Mais la lucidité commande de ne pas s’arrêter en chemin : si danger spécifique il y a, il ne disparaît pas du seul fait d’être instrumentalisé par les politiciens néolibéraux ; et si ces derniers profitent à l’évidence des succès des extrêmes droites pour parvenir ou se maintenir au pouvoir, cela ne signifie en rien que les forces ultranationalistes, réactionnaires et racistes ne constitueraient que de simples marionnettes dans les mains de l’extrême centre et du capital.

Le fascisme, de quoi parle-t-on ?

Une fois dit cela, et si l’on s’accorde sur le fait que les extrêmes droites constituent un péril en elles-mêmes, qu’il importe donc d’affronter, peut-on parler d’un retour du fascisme ? Autrement dit, peut-on user d’une catégorie aussi lourde de signification historique pour penser la situation politique actuelle et les extrêmes droites contemporaines ? Répondre à cette question une fois pour toutes supposerait de disposer d’une définition consensuelle du phénomène fasciste ; à défaut, il est probable que chacun élaborera une définition lui permettant d’appuyer aisément la thèse ayant sa préférence. Or, il suffit de parcourir les débats étatsuniens à propos de Trump ou français à propos du Front national (FN/RN3), pour constater qu’un tel consensus n’existe pas. Il est néanmoins possible d’avancer en signalant tout d’abord deux écueils : une définition si restrictive qu’elle interdit toute comparaison (le fascisme réductible au fascisme italien des années 1920-1930) ; une définition si large (généralement le fascisme comme autoritarisme) qu’elle englobe une multitude de phénomènes et ne saisit plus rien spécifiquement, ni sur le plan idéologique ni sur celui des modalités de conquête et d’exercice du pouvoir.

Si le fascisme est un phénomène politique protéiforme, à tel point qu’existaient déjà dans l’entre-deux-guerres des différences substantielles entre des mouvements généralement qualifiés de fascistes (Parti national fasciste de Mussolini, Parti national-socialiste des travailleurs allemands de Hitler, Phalange espagnole, Garde de fer roumaine, Parti populaire français de Doriot, etc.), le fait de recourir à une même catégorie pour les penser suppose qu’ils ont quelque chose de commun, au-delà d’un simple « air de famille » : à la fois une idéologie permettant de s’adresser aux masses, une stratégie pour conquérir le pouvoir politique, et une fonction du point de vue du système socio-économique. Une idéologie : la régénération d’une nation fantasmatique, mythifiée et essentialisée, qui doit s’opérer par une double purification (ethnique et politique), ciblant d’un côté les minorités (ethnoraciales, religieuses, de genre) et de l’autre les mouvements sociaux et les gauches (modérées ou radicales). Une stratégie : la construction et le développement d’une organisation cherchant à apparaître comme une alternative aussi bien aux partis bourgeois traditionnels (aux yeux des possédants) qu’aux partis ouvriers (aux yeux des dépossédés). Une fonction : le rétablissement d’un ordre politique instable, par la destruction de tout espace démocratique et le renforcement d’un ordre socio-économique remis en cause par l’écrasement de toute contestation.

Ce n’est donc pas selon nous la constitution de bandes armées, ni même l’usage de la violence politique, qui constitue le propre du fascisme, que ce soit en tant que mouvement ou comme régime : non qu’ils n’y soient présents de manière centrale mais d’autres mouvements et d’autres régimes, n’appartenant nullement à la constellation des fascismes, ont eu recours à la violence pour conquérir le pouvoir ou s’y maintenir, parfois en assassinant des dizaines de milliers d’opposants (sans même parler de l’usage légitime de la violence par des mouvements de libération, contre l’oppression coloniale notamment). Dimension la plus visible du fascisme classique, les milices extra-étatiques sont en réalité un élément subordonné à la stratégie des directions fascistes, qui en usent tactiquement en fonction des exigences imposées par le développement de leurs organisations et la conquête légale du pouvoir politique (qui suppose dès l’entre-deux-guerres, et encore davantage aujourd’hui, d’apparaître un tant soit peu respectable, donc de mettre à distance les formes les plus visibles de violence). La force stratégique des mouvements fascistes ou néofascistes se mesure alors à leur capacité à manier – selon la conjoncture historique – tactique légale et tactique violente, « guerre de position » et « guerre de mouvement » (pour reprendre les catégories de Gramsci).

Déterminer le caractère fasciste d’un mouvement ne revient donc pas à se demander si figurent en son sein et en bonne place des fascistes déclarés, des nostalgiques affichés de Mussolini ou d’Hitler, ou si l’on voit s’y exprimer une revendication de continuité avec le fascisme historique, mais dans quelle mesure on y retrouve ces éléments fondamentaux (idéologie, stratégie, fonction). De ce point de vue, il nous semble que nombre de politiciens et de mouvements contemporains d’extrême droite – du Parti indien du peuple (BJP) indien au FN/RN en passant par la Lega (Ligue en Italie) et Bolsonaro – doivent être qualifiés de néofascistes, et non de simples « populistes ». Cette dernière catégorie ne fait qu’obscurcir les débats dans la mesure où elle mêle, à partir de critères flous, des leaders de gauche et d’extrême droite qui n’ont rien de commun quant à leurs projets politiques : Sanders et Trump, Mélenchon et Le Pen, Corbyn et Farage, etc. En outre, derrière la critique néolibérale du « populisme » se dissimule bien souvent un mépris de classe, voire une haine du peuple – compris ici au sens de classes populaires – lorsque celui-ci agit politiquement parce qu’il ne se satisfait plus de la place qui lui est assignée. Dénoncer le « populisme » équivaut alors bien souvent à imputer au peuple des pulsions autoritaires et racistes, alors même que ce sont les gouvernements néolibéraux européens, celui d’Emmanuel Macron en premier lieu, qui ont engagé une offensive autoritaire et dont les politiques antimigratoires entraînent la mort de milliers de migrants et de migrantes chaque année aux portes de l’Europe.

De quelle crise le développement du fascisme est-il le produit ?

Une autre manière d’aborder le problème revient à s’interroger sur le moment politique que nous vivons et dans lequel nous sommes amenés à agir, en d’autres termes à penser la période. S’il importe de prendre au sérieux l’hypothèse du danger fasciste, ce n’est pas uniquement parce que des forces politiques se situeraient dans une continuité souterraine et discrète avec le fascisme historique mais parce que les coordonnées politiques de la période présentent des similarités importantes (au-delà de différences évidentes quant au degré d’intégration de l’économie mondiale, aux structures de classe, au niveau d’organisation des classes travailleuses, au rapport des populations à la violence, etc.). Cela revient ainsi à poser la question simple : comment le projet fasciste, tel qu’on l’a décrit plus haut et tel qu’il se trouve constamment réactualisé par les extrêmes droites en fonction du contexte, a pu retrouver une audience de masse ?

Poser la question ainsi, ce n’est pas présumer que « les masses » voudraient consciemment le fascisme ou auraient un désir inconscient de fascisme ; c’est constater que des segments importants des populations sont d’ores et déjà séduites par des éléments centraux de l’idéologie fasciste, même si à l’évidence ils ne se représentent pas eux-mêmes comme fascistes, ne sont pas à ce stade disposés à s’enrôler sous la bannière d’organisations néofascistes (et encore moins de milices) et, dans la grande majorité des cas, ne réfèrent pas tel ou tel élément à la totalité idéologique dans laquelle il s’insère et qui lui donne son véritable sens. Néanmoins, les fascismes historiques n’ont pas eu besoin d’obtenir une majorité électorale pour conquérir le pouvoir politique ; il leur a suffi de disposer d’un appui dans une frange significative des populations, sans que cet appui équivaille à un soutien idéologique sans faille, pour apparaître aux possédants comme une solution politique (du moins dans certaines circonstances précises qu’on analysera plus loin). En outre, l’élément de participation des masses qui est propre au fascisme, par rapport à d’autres dictatures réactionnaires qui cherchent à l’inverse à décourager cette participation, peut être d’intensité variable et prendre des formes diverses (du vote jusqu’à l’investissement actif dans des milices en passant par le fait de devenir simple adhérent de l’organisation ou membre d’une association qui lui est liée, etc.) ; il est susceptible par ailleurs d’être fortement stimulé par l’accès aux ressources matérielles et symboliques associées à l’exercice du pouvoir d’État.

L’originalité du fascisme tient dans le fait de constituer un mouvement réactionnaire de masse (pour reprendre une formulation de Togliatti), ce qui doit être ici entendu au sens où il recherche l’appui des masses – même si c’est toujours comme supplétifs dans la mesure où l’idéologie fasciste valorise outrageusement le rôle des chefs présumés « naturels ». Mais dans quelles circonstances cet appui peut-il être obtenu ? Si l’on prend au sérieux le fait que le fascisme ne peut s’enraciner et croître que dans des moments d’ébranlement de l’ordre social et politique, on pourra préciser la question ainsi : de quel type de crise le développement du fascisme – qui rend possible sa victoire politique – est-il le produit ? On laissera ici de côté les interprétations libérales, qui tendent à en faire une parenthèse incompréhensible dans la modernité capitaliste ou l’effet d’une simple défaillance des élites politiques, tant ces thèses esquivent la question des racines du fascisme. Deux interprétations présentes à gauche doivent davantage retenir notre attention.

La première tend à réduire le fascisme à un produit plus ou moins mécanique de la crise du capitalisme, entendue ici dans un sens strictement économique. Ce faisant, elle ne prend guère au sérieux la diversité des trajectoires propres aux pays qui ont connu de sévères crises économiques : à ce jeu, on comprend mal comment les États-Unis des années 1930 ou la Grèce des années 2010 ont pu échapper au fascisme. Si la crise économique constitue à l’évidence la toile de fond sur laquelle va se déployer l’ascension du fascisme, c’est au titre de condition de possibilité, nécessaire à son développement mais nullement suffisante pour qu’il parvienne à l’emporter et à imposer sa domination. Le fascisme n’a quelques chances de victoire que si la crise économique se mue en crise politique, mais celle-ci peut prendre des formes diverses et se caractériser par des intensités inégales. La seconde thèse courante fait du fascisme la réponse de la bourgeoisie face à une crise révolutionnaire, autrement dit face à la menace imminente d’un soulèvement populaire. Cette thèse est historiquement fausse : non que le développement du fascisme soit étranger à la crainte d’une révolution sociale et à l’anticommunisme obsessionnel des bourgeoisies européennes dans les années qui ont suivi la révolution russe de 1917, mais dans les cas de l’Italie et de l’Allemagne les fascistes sont parvenus au pouvoir non pas au point haut des mobilisations populaires mais, au contraire, quand la classe travailleuse se trouvait sur le recul, désorientée et démoralisée.

Le fascisme n’est donc pas le produit d’une crise révolutionnaire mais d’une crise d’hégémonie généralisée (pour utiliser une formulation de Gramsci retravaillée par Poulantzas4), où se combinent déstabilisation de la domination politique bourgeoise et une faiblesse des mouvements d’émancipation. Une telle crise résulte en dernier ressort de la lutte féroce menée par la bourgeoisie pour maintenir le taux de profit en se débarrassant des conquêtes sociales et démocratiques de la classe travailleuse ; que cela suscite ou non des mobilisations de masse, cela ne peut manquer de rendre plus fragile sa domination politique en effritant la confiance de la population dans ses représentants traditionnels, en rendant toujours plus étroite la base sociale des partis politiques dominants, et en favorisant une défiance vis-à-vis des institutions politiques elles-mêmes. Mais la crise d’hégémonie est généralisée au sens où elle s’étend à toute forme de politique, même contre-hégémonique : l’offensive néolibérale a largement affaibli le mouvement ouvrier traditionnel (notamment syndical) et, les gauches se montrant incapables de bloquer l’offensive bourgeoise et d’avancer une solution à la crise politique, une fraction importante de la population – se recrutant dans toutes les classes – peut prêter l’oreille à la prétendue « troisième voie » proposée par les fascistes et être séduite par leur antipolitique, qui prétend surmonter la crise multiforme par la construction d’une nation homogène racialement et unanime politiquement.

France, trajectoire du désastre

La France nous semble présenter un cas particulièrement frappant de ce type de crise et c’est à ce titre que nous avons pu parler d’une trajectoire du désastre5, non au sens d’une ligne droite devant fatalement mener au fascisme, mais comme dynamique historique d’ores et déjà engagée, parce qu’inscrite dans certains des traits fondamentaux de la politique française. Trois éléments au moins doivent être soulignés pour préciser cette inscription.

Tout d’abord, on constate en France une instabilité politique qui n’a cessé de s’approfondir depuis le milieu des années 1990 jusqu’à devenir extrêmement aiguë, à tel point que les deux partis qui ont gouverné pour le compte de la bourgeoisie au cours des (presque) quatre dernières décennies sont aujourd’hui marginalisés (aux dernières élections européennes, le Parti socialiste (PS) a obtenu 6 % des votes et Les Républicains seulement 8,5 %). Emmanuel Macron était précisément appelé à surmonter cette crise de représentation politique en unifiant les pans du PS les plus ouvertement convertis au néolibéralisme autoritaire et les segments de la droite les plus rétifs au sarkozysme (ou simplement les plus opportunistes). Or, les mêmes politiques (néolibérales) produisant les mêmes réactions, il s’est trouvé rapidement très impopulaire dans la population ; le mouvement des gilets jaunes est venu cristalliser politiquement cette défiance et a fait exploser la baudruche macroniste. Macron apparaît à présent pour ce qu’il est, aussi bien du côté de ses adversaires que de ses partisans : le chef du parti de l’ordre, unifié par l’objectif d’une conservation à toute force des privilèges de classe et le projet d’une destruction complète de l’État social (sécurité sociale, services publics, code du travail). Mais là où le bipartisme PS/droite maintenait une illusion d’alternative, l’unification macroniste prive la bourgeoisie de solution d’alternance et pourrait l’amener à regarder du côté de l’extrême droite.

Le deuxième point concerne les gauches et les mouvements sociaux. Loin d’avoir été amorphes au cours des deux dernières décennies, ils ont même été pour beaucoup dans la fragilisation de l’hégémonie bourgeoise : en élaborant et en diffusant une critique du néolibéralisme et de la mondialisation financière, et en faisant reculer par la lutte les gouvernements sur certains projets phares (la réforme Juppé en 1995 qui visait à remettre en cause le système de retraites, ou encore le « contrat première embauche » en 2006 qui cherchait à accroître la précarité dans la jeunesse). Reste qu’ils ne sont pas parvenus à mettre un coup d’arrêt au cycle d’appauvrissement des classes populaires, pas plus qu’à l’offensive raciste (notamment islamophobe), ou encore au processus de durcissement autoritaire. Pire, ils ont été incapables de s’ériger en alternative politique au capitalisme néolibéral, pris entre des logiques d’intégration/cooptation au sein du « bloc bourgeois6 » (particulièrement du côté d’Europe-Écologie-Les-Verts mais aussi, localement, du Parti communiste français), des tendances à l’isolement sectaire et à l’éclatement (du côté de la gauche révolutionnaire), ou encore la tentation d’esquiver la question du pouvoir politique (dans les mouvements autonomes). Le courant de Jean-Luc Mélenchon a bien réussi à conquérir un temps une audience de masse, en particulier lors de l’élection présidentielle de 2017, mais il n’a pas pu, su ou voulu pérenniser sa percée électorale sous la forme d’une organisation politique organisée démocratiquement et largement implantée.

En dernier lieu mais non le moindre, la situation politique est marquée en France par la présence d’une extrême droite profondément et solidement enracinée sur le plan électoral, à travers le Rassemblement national (anciennement Front national), mais aussi puissante idéologiquement, au sens où ses médias et intellectuels propres disposent d’un très large public, diffusent en continu leurs obsessions (islamophobes, xénophobes, masculinistes, homophobes, ultrasécuritaires, etc.), tout en bâtissant des ponts avec un électorat de droite radicalisé par la séquence sarkozyste (2002-2012). Si une part de ces succès tient à l’indéniable habileté de ses dirigeants politiques (Marine Le Pen notamment) et de ses idéologues (Zemmour par exemple, mais il est loin d’être seul), on ne saurait comprendre la puissance de l’extrême droite sans l’inscrire dans trois temporalités distinctes qui se télescopent et se renforcent mutuellement : celle de long terme de l’impérialisme français, dont le déclin favorise une idéalisation mythique de la nation française ainsi que l’attrait de représentations puisant au vieux fond du racisme colonial ; celle de moyen terme de la crise d’hégémonie, qui s’approfondit depuis une vingtaine d’années en réponse à des politiques socialement destructrices et qui crée à la fois une défiance généralisée et un vide politique ; et celle de court terme (2015-2019), qui renvoie aux attentats commis par des groupes se réclamant de l’islam mais surtout à leur instrumentalisation par les gouvernements dans un sens autoritaire et islamophobe (qui se manifeste à travers une série de lois scélérates).

Les gauches et les mouvements sociaux en France font ainsi face à des défis multiples et de grande ampleur. Contrairement à ce que pourrait suggérer une représentation simpliste, la lutte des classes – quand elle se traduit en combat politique pour le pouvoir – ne se réduit que très rarement à un jeu à deux acteurs. Ce que donne à voir l’entre-deux-guerres, c’est justement que dans des situations de crise, de déstabilisation soudaine ou prolongée de l’ordre politique et social, des mouvements d’extrême droite indépendants des partis bourgeois traditionnels peuvent conquérir une audience de masse puis mettre cette audience au service du capital, en nouant des alliances avec une bourgeoisie politiquement aux abois. Plus que jamais, il nous faut donc combattre sur deux fronts : contre l’extrême droite, qui détourne la colère populaire en ciblant prioritairement les minorités ; et contre l’extrême centre néolibéral, dont les politiques – néolibérales, autoritaires et racistes – ne cessent d’alimenter la dynamique fasciste et menacent ainsi de faire advenir le pire.

1 L’historien du fascisme Zeev Sternhell prévenait dès 2003 : « Pétainiste, mussolinienne ou hitlérienne, cette droite qui avait su réunir les intellectuels les plus en vue et les simples gens des grandes métropoles européennes n’est pas née dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, pas plus qu’elle n’est morte dans les ruines de Berlin. Quelque idée qu’on se fasse de son avenir, cette droite fait toujours partie de notre monde ». Zeev Sternhell, « Le fascisme, ce mal du siècle », dans Michel Dobry (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003.

2 L’expression a été proposée d’abord par Tariq Ali : The Extreme Centre, Londres/New York, Verso, 2015.

3 Le FN (Front national) est récemment devenu le RN (Rassemblement national), dans ce qui apparaît comme un pur ripolinage de façade. Notons d’ailleurs que « Rassemblement national » était déjà le nom que le FN avait donné à son groupe parlementaire de 1986 à 1988.

4 Voir : Nicos Poulantzas, Fascisme et dictature, Paris, Seuil, 1970.

5 Voir : Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France : trajectoire du désastre, Paris, La Découverte, 2018.

6 Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Paris, Raisons d’agir, 2017.

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