Tel un irréductible mouvement de balancier, nous entrons à nouveau dans un cycle marqué par le retour de la droite au pouvoir alors que des discours plus radicaux envahissent l’espace public. La décennie 2010 a débuté avec un important cycle de contestation mené par la gauche, des soulèvements populaires en Espagne et en Grèce jusqu’au conflit étudiant de 2012 au Québec, en passant par le mouvement Occupy, le Printemps arabe et le sommet de la vague rose en Amérique latine en 2011. Nous pouvons affirmer que la décennie 2020 s’ouvre plutôt sur une division du monde entre différents blocs réactionnaires, dans un contexte de crise prolongée des partis de centre gauche et de centre droit et de dislocation sociale encouragée par l’austérité budgétaire et la répression violente des mobilisations populaires, tant dans le Nord que dans le Sud. Aux côtés des vieux partis républicains prétendument pragmatiques et préoccupés par une « saine gestion » économique des affaires de l’État se profile, par ailleurs, le spectre de mouvements et de partis ouvertement racistes, homophobes et rétrogrades, habiles à légitimer des actes d’intolérance.
La droite a pris de nombreuses formes depuis le milieu du XIXe siècle. La lutte entre conservateurs et libéraux a longtemps dominé la vie politique des pays occidentaux, ce qui est encore le cas au Canada. Les conservateurs ont toujours été les défenseurs de la famille, de la patrie, de l’armée, de la religion (et de la monarchie dans plusieurs cas). Ils auront face à eux des libéraux qui prônent un individualisme économique (laisser-faire, laisser-passer), social et politique (parlementarisme, égalité formelle devant la loi). L’émergence de la gauche sociale et politique les tiendra unis pour protéger la loi et l’ordre capitaliste. Menacée par la montée des forces révolutionnaires, la droite politique prendra la forme de régimes autoritaires, de dictatures militaires et de régimes fascistes (sans oublier les dictatures religieuses intégristes). La période de domination néolibérale a rapproché libéraux et conservateurs, mais la montée actuelle du populisme de droite pose un nouveau défi à la gauche. C’est entre autres le cas de la question « identitaire » devenue hégémonique et qui semble, du coup, cristalliser un ensemble de discours et de conduites (xénophobie, antisémitisme, racisme, haine des musulmans, désacralisation de l’État de droit) qu’épousent des franges d’un électorat qu’on aurait dit modéré à une autre époque.
Pour le dire autrement, nous faisons face à la nécessité de saisir à la fois les particularités d’un contexte historique marqué notamment par la montée des populismes et, corollairement, le renouvellement de la question identitaire sur les braises d’un nationalisme intolérant. Si toute comparaison avec les années 1930 semble boiteuse, nous voyons néanmoins aujourd’hui se déployer, autour de ce pôle idéologique, des expressions politiques capables de mobiliser des masses de personnes dont les inquiétudes et les revendications sont habilement instrumentalisées par des forces aptes à les radicaliser et à les tourner contre les mauvaises cibles. Ce retour à la droite nous invite à développer une compréhension plus fine de l’identité des droites – au pluriel – et des liens qui les opposent ou les unissent au sein d’un espace idéologique tissé de continuités historiques comme de ruptures. Droites plurielles – en somme – au sens où le terme renvoie à des styles et à des clivages de méthodes et de visées stratégiques plus ou moins profonds.
Présentation du dossier
Le renforcement des tendances autoritaires dans les sociétés capitalistes avancées et la montée des populismes renvoient principalement à deux ordres d’explications. Il nous faut d’abord identifier les rapports entre ce vaste mouvement de glissement vers la droite et les transformations économiques contemporaines, incluant le passage à une nouvelle phase d’un capitalisme « libéré » du compromis keynésien et dont les principales manifestations sont la financiarisation de l’économie, le démantèlement des droits des ouvriers et l’explosion, à l’échelle du globe, des inégalités de richesse. La montée des droites et du populisme n’est donc pas étrangère aux bouleversements sociaux qui en dérivent et qui encouragent, ici et là, le développement de systèmes de contrôle antidémocratiques (voir l’entrevue avec Beverly J. Silver réalisée par Carole Yerochewski). En d’autres termes, la relance de l’accumulation capitaliste appelle, dans le contexte de la crise amorcée en 2008, une domestication des travailleuses et des travailleurs pouvant prendre la forme d’un mode de gouvernement autoritaire.
Le second ordre d’explications renvoie à la fragmentation du monde social au sein duquel des masses d’individus laissés à eux-mêmes et baignant dans l’anomie en viennent, faute de se reconnaître dans les partis politiques traditionnels, à voir dans les théories conspirationnistes et les discours sur le « grand remplacement » une voie de sortie à la crise existentielle. Le phénomène populiste pourrait alors être interprété comme une crise de la représentation, forme durable de l’expression du mécontentement (voir le texte de Stéphane Chalifour et Judith Trudeau, ainsi que celui de Sébastien Bouchard).
Au-delà des amalgames simplistes et réducteurs, il nous faut par ailleurs réfléchir au lien, plus ou moins latent, entre le néolibéralisme et la montée d’un conservatisme affirmé et hautement visible au Canada (voir le texte de Paul Kellogg) tout comme au Québec (voir les textes de Bernard Rioux et de Philippe Hurteau). Le débat actuel autour de la catastrophe climatique appréhendée est aussi révélateur tant des intérêts financiers en jeu que du négationnisme outrancier des ténors d’une droite climatosceptique (voir le texte de Claude Vaillancourt1) rivée sur le très court terme, au mépris notamment des droits fondamentaux des Premières Nations, prises au piège d’un colonialisme formaté par les politiques des gouvernements fédéraux et provinciaux successifs (voir le texte de Brieg Capitaine). Les discours xénophobes se diffusent également par la voie d’organisations religieuses dont on connaît l’influence aux États-Unis, mais dont on ignore le potentiel au Canada (voir le texte d’André Gagné) et des groupes ultranationalistes implantés chez nous de longue date (voir le texte de Frédéric Boily).
Sans que l’on puisse résumer le triomphe de personnalités autoritaires à une cause unique applicable à chaque cas, l’idée d’une montée générale de courants radicaux sur tous les continents est indéniable. Invoquant les dangers d’une invasion et le caractère quasi criminel des flux migratoires, l’extrême droite parvient ainsi à sortir de la marginalité en banalisant la construction d’un mur ou en refoulant à la mer des malheureux qui périssent dans l’indifférence générale. Ouvertement fasciste, le nouveau président brésilien, Jair Bolsonaro (voir le texte de Dan F. Marques) annonçait déjà, lors de son investiture en janvier 2019, son intention de réconcilier le pays avec les belles années de la dictature militaire. Raciste, misogyne et homophobe, le nouveau président reçoit l’appui de certaines églises évangéliques habiles à concilier la foi en Dieu avec des positions extrêmement conservatrices. Incarnation de ce style vulgaire et violent, le président élu des Philippines, Rodrigo Duterte, est comparé quant à lui à un véritable chef mafieux, qui se vante d’avoir liquidé de ses propres mains de petits trafiquants, qui attise la violence contre tous ses opposants et qui intimide les défenseurs des droits de la personne. Berceau de la démocratie libérale, l’Europe ne fait pas exception (voir le texte d’Ugo Palétha). À l’est, en Hongrie comme en Pologne, la médecine néolibérale, appliquée en guise de politique de transition au lendemain de la chute de régimes totalitaires, a été fatale pour des pans entiers de populations exsangues. À l’ouest, l’Italie est devenue le laboratoire d’une droite parfaitement décomplexée (voir le texte d’Emanuele Toscano). À la tête du pays depuis 2018, le chef de la Ligue du Nord, Matteo Salvini, est d’ailleurs parvenu à légitimer des politiques anti-immigration ouvertement racistes avec la complicité bienveillante des partis d’extrême droite ailleurs en Europe, incluant le Rassemblement national (ex-Front national) de Marine Le Pen, fort de 23 % des voix aux élections européennes de 2019.
Ailleurs sur le continent (Allemagne, Bulgarie, Estonie, Finlande, Danemark Suède, République tchèque, Slovaquie et Belgique), on observe – là aussi – un même phénomène de radicalisation de partis populistes, dont les résultats électoraux ont de quoi inquiéter. Leaders autoritaires disposant d’appuis solides, Recip Erdogan (Turquie), Narendra Modi (Inde) et Vladimir Poutine (Russie) se sont imposés comme des figures inspirantes pour l’ensemble des droites dans le monde (voir le texte d’Emanuel Guay et Efe Peker sur l’Inde).
Au sommet sans doute de ce palmarès des affreux, le président des États-Unis, Donald Trump (voir le texte de Donald Cuccioletta) paraît encore, à quelques mois des élections, indélogeable, malgré un processus de destitution (impeachment) qui n’ébranle toujours pas ses fidèles supporteurs.
Enfin, aux côtés de partis populistes et d’organisations conservatrices se profile le spectre inquiétant de mouvements et de groupes ouvertement racistes, peu scrupuleux à en appeler à la violence et très actifs sur Internet (voir le texte de Yannick Delbecque).
Que faire ?
La lutte contre les droites ne saurait faire l’économie d’une bataille contre le capitalisme et l’idéologie néolibérale, qui tendent ensemble à banaliser l’intolérance (voir le texte de Jacques B. Gélinas et celui de Montréal Antifasciste). Cela suppose de nous questionner, entre autres choses, sur les responsabilités qui nous incombent et sur nos stratégies (voir les textes de Pierre Mouterde et de Dan Furukawa Marques), afin qu’il soit possible de mobiliser autour d’un projet commun tous ceux et toutes celles qui ont été dupés par les marchands d’illusions et autres fossoyeurs des espoirs des peuples (voir le texte d’Éric Martin). Tout en s’interrogeant sur qui est le plus « conciliant » envers les discours néolibéraux sur le thème (cher à Thatcher) de « there is no alternative », et en rendant visibles les capacités de résistance de peuples qui ne sont pas prêts à abandonner pour autant leurs aspirations pour rentrer dans un tous ensemble conçu par une élite, fut-elle de gauche (voir la postface de ce dossier de Judith Trudeau et Carole Yerochewski).
1 On trouvera également sur le site des Nouveaux Cahiers du socialisme le texte d’Andrea Levy, Pensée magique : la droite canadienne et le climatonégationnisme, 15 octobre 2019 : <www.cahiersdusocialisme.org/pensee-magique-la-droite-canadienne-et-le-climatonegationnisme/>.