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Le Chili, après deux refus des propositions constitutionnelles

CONJONCTURE - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 31 - Hiver 2024

Depuis 2019, le Chili vit un rythme d’intensité politique inédit depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet en 1990. À l’automne 2019, un mouvement social de masse contre les grandes inégalités qui persistaient dans le pays a vu descendre des centaines de milliers de personnes dans la rue. Cette crise sociale a été globalement résolue par l’adoption d’une feuille de route pour la rédaction d’une nouvelle constitution, une revendication historique de la gauche et des mouvements sociaux plus politisés.

De plus, lors de cette vague de contestation, des élections locales ont été organisées en 2021, au cours desquelles la gauche et les indépendants ont remporté des victoires sans précédent dans des municipalités historiquement conservatrices. Plus tard, à la fin de l’année, l’ancien leader étudiant et député sortant qui a conduit l’accord sur le processus constituant, Gabriel Boric, a été élu président lors d’un second tour, quoique sans majorité parlementaire.

Force est de constater que le processus constituant s’est terminé sans l’adoption d’une nouvelle constitution. En effet, en septembre 2022, une nouvelle constitution progressiste, rédigée par une « Convention constitutionnelle » où l’on retrouvait une forte représentation de la gauche, des indépendants et des membres des Premières Nations, a été rejetée[1]. En décembre 2023, une proposition élaborée par un nouveau « Conseil constitutionnel [2]» aux tendances de droite évidentes a également été rejetée.

Le pays est donc revenu à la case départ sur le plan constitutionnel : cela signifie-t-il que nous sommes revenus au point de départ ? Nous examinons cette question dans le présent texte.

Le déjà-vu

Pour comprendre cet échec, il n’est pas inutile d’établir un parallèle entre les deux processus constitutionnels qui se sont succédé depuis 2020. De la même manière que la majorité des forces progressistes au sein de la première Assemblée constituante n’avait pu atteindre un consensus entre ses ailes maximaliste et pragmatique, la majorité tout aussi confortable détenue par la droite à la Commission constitutionnelle n’a pas non plus permis d’obtenir un soutien populaire à sa proposition .

Comme le souligne l’analyste Noam Titelman, dans un article de la revue Nueva Sociedad, la proposition soumise au référendum « contenait un ensemble d’éléments programmatiques réactionnaires tels que la constitutionnalisation des exemptions fiscales, la reconnaissance du rôle prédominant du marché dans la fourniture de biens et de services publics, ainsi qu’une conception conservatrice de la nation fondée sur un certain patriotisme traditionaliste[3] ».

La tentative d’associer l’approbation ou le rejet des propositions constitutionnelles à une attitude envers le gouvernement est une constante. En effet, face à l’impopularité du gouvernement de Boric, dont la cote de popularité est tombée à environ 30 % depuis la fin de 2022, la droite chilienne a tenté en vain de transformer le référendum constitutionnel en un vote de sanction contre l’exécutif.

En principe, cela semblait une bonne idée. Si, dans les années suivant le mouvement social de 2019, l’agenda public a été dominé par le débat sur la redistribution des richesses et du pouvoir, cela a changé depuis l’entrée en fonction du gouvernement Boric. En fait, le débat public, soumis à un complexe médiatique très concentré et conservateur, est orienté par les défis en matière de sécurité publique et par la perception d’une crise migratoire[4].

Toutefois, cela n’a pas permis de dégager une majorité et d’adopter la nouvelle constitution conservatrice. En effet, lors du deuxième tour des élections, les pourcentages de voix pour Boric et pour Kast (son adversaire d’extrême droite) et les pourcentages de voix pour le rejet et pour l’approbation de cette proposition se sont curieusement répétés. La comparaison doit toutefois être faite avec prudence, car parmi les changements politiques importants effectués par la loi, à partir de 2022, le vote est redevenu obligatoire et le bassin des électrices et électeurs a augmenté de façon spectaculaire.

Retour au point de départ ?

Après plus de deux ans d’un processus inédit, le Chili se retrouve juridiquement au point où il était avant l’explosion de la contestation sociale de 2019. La Constitution actuellement en vigueur reste celle rédigée sous la dictature d’Augusto Pinochet, bonifiée des amendements introduits sous la présidence de Ricardo Lagos dans les années 2000. Pour cette raison, la gauche et les progressistes ont eu une attitude défaitiste face à la victoire du rejet d’une constitution de droite. Cette situation a conduit à un certain immobilisme et au pessimisme.

Cependant, il serait erroné de conclure que tout ce qui a été fait l’a été en vain. Comme nous le verrons, le Chili a connu des transformations constitutionnelles et législatives notables qui, sans l’élan donné par le mouvement social, n’auraient probablement pas vu le jour avant longtemps.

L’un des principaux « verrous » de l’ancienne Constitution chilienne logeait dans les quorums exorbitants qu’elle imposait à sa propre réforme. En abaissant ces quorums aux quatre septièmes (4/7) des parlementaires, les amendements à la Constitution introduits sous la pression sociale depuis 2019 facilitent dorénavant l’adoption de révisions constitutionnelles. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce changement dans un pays où le débat constitutionnel est appelé à resurgir fréquemment si des initiatives consacrant des droits sociaux entrent en conflit avec la logique ultralibérale de la Constitution.

De même, les récentes nominations au Tribunal constitutionnel ont fait basculer la majorité en faveur des progressistes au sein de cette institution chargée de la vérification de la constitutionnalité des lois. Bien que ce changement ne soit pas fondamental, il s’agit d’un organisme qui représente un autre des « verrous » hérités de la dictature.

Des avancées sociales et démocratiques tangibles mais insuffisantes

Parmi les récents acquis législatifs obtenus depuis 2019, il faut mentionner l’augmentation significative du salaire minimum, la réduction progressive de la semaine de travail à 40 heures, la limitation du nombre de mandats des parlementaires et des maires, la réduction du salaire des parlementaires et des hauts fonctionnaires, l’adoption de lois renforçant la protection des femmes victimes de violences fondées sur le genre et l’augmentation des impôts miniers au bénéfice des régions. De plus, ces acquis relativisent le discours selon lequel nous revenons à la case départ.

Cependant, ces avancées restent insuffisantes au regard des attentes exprimées par le mouvement social de 2019 en matière de justice sociale et fiscale.

Au bout du compte, ni les élites politiques établies ou émergentes de gauche ou de droite n’ont pu faire de leurs propositions constitutionnelles respectives « la maison commune » d’une majorité de citoyennes et de citoyens. Le défi pour la gauche et le progressisme consiste à ne pas tomber dans le défaitisme ou l’optimisme creux. Au contraire, nous devons regarder la situation du pays avec lucidité et proposer le projet d’un pays juste et solidaire.

Par Sebastián Vielmas, politicologue


  1. Voir Sebastián Vielmas et Consuelo Veloso, « Rejet de la nouvelle constitution : implications pour la gauche chilienne », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 29, 2023.
  2. Dans la pratique, la « convention » et le « conseil » peuvent être assimilés à la notion d’assemblée constituante.
  3. Noam Titelman, « Que se jodan todos». Por qué Chile volvió a decir «no», Nueva sociedad, n° 308, novembre-décembre 2023. Ma traduction.
  4. Carolina Palma et Sebastián Vielmas, « Migrations au Chili : xénophobie et transition politique », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 27, 2022.

 

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