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Notes de lecture (Hiver 2024)

NOTES DE LECTURE - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 31 - Hiver 2024

Robert Leroux, Les deux universités, Paris, Éd. du Cerf, 2022,

Des essais de professeurs d’université annonçant gravement la mort de l’université sont publiés depuis au moins 70 ans et ce n’est pas près de s’arrêter, malgré le fait inconvenant que l’université soit toujours vivante. La crise du wokisme des dernières années a ravivé cette littérature du maquis départemental. Le sociologue de l’Université d’Ottawa Robert Leroux ajoute sa pierre à ce curieux édifice avec l’ouvrage Les deux universités. Le sous-titre nous renseigne sur le critère de démarcation : Postmodernisme, néo-féminisme, wokisme et autres doctrines contre la science. Dès l’introduction, on comprend que la lutte en est à ses derniers soubresauts, car le postmodernisme contrôle déjà l’essentiel de l’université. Ses résistants sont « de plus en plus minoritaires » (p. 12), la situation est « grave et désespérée », il n’est « pas exagéré » d’affirmer que l’université « est en ruines » (p. 14).

Le premier chapitre tente de préciser l’état des lieux. On y rencontre le « postmodernisme », jamais défini, mais appréhendé comme l’opposé de la science et de la raison. L’auteur cite des tenants de l’approche scientifique des sciences sociales comme Aron, Weber, et surtout Raymond Boudon avec qui il a déjà travaillé. Leroux invoque les intellectuels des décennies précédentes qui nous prévenaient de la mort de l’université pour appuyer ses critiques actuelles, sans considérer que leurs prédictions se sont toutes avérées fausses. Il affirme par exemple qu’on ne lit plus les « classiques », citant des références des années 1960 qui disaient la même chose, ou encore le fait que presque personne n’ose critiquer le postmodernisme, s’appuyant sur des critiques du postmodernisme de Leo Strauss et de Michael Oakeshott des années 1950.

L’élan se poursuit au second chapitre, où l’auteur s’attarde sur des sujets plus précis. La position « diversitaire », qui « se veut un rejet de la nature humaine et de la démocratie, de même qu’elle est anti-scientifique » est maintenant tellement dominante sur les campus que la majorité en est réduite au silence (p. 79). À cause de l’adoption de critères EDI (équité, diversité, inclusion), « les universités nord-américaines […] sont devenues des fourre-tout, des foutoirs, des repaires d’idéologues » (p. 90). Leroux se plaint de revues anti-scientifiques comme le Journal of Transgender Studies ou le Journal of African Studies qui ont comme point commun de ne pas exister (il y a eu brièvement un JAS dans les années 1980) (p. 90). Mais sa fougue se dirige surtout vers le personnel administratif et professoral. Les recteurs sont des profs ratés, la haute administration est constituée d’« idéologues soucieux de promouvoir l’étude de sujets à la mode afin de multiplier le nombre d’étudiants » (p. 87), le corps professoral en sciences sociales est homogène à gauche et ces profs sont incapables d’enseignement car ils n’ont pas de culture générale; bref, ce sont de futurs recteurs.

Le troisième chapitre porte sur « l’art du sophisme ». Exemple de sophisme démonté : « [L]es inégalités sont naturelles. L’idée selon laquelle le capitalisme, qui est ici considéré comme un phénomène naturel, est la source de toutes les inégalités, est donc fausse » (p. 105). Le sophisme domine le champ de la formation. Les étudiants gradués doivent « se réclamer » de Foucault et de Derrida « pour espérer obtenir un poste à l’université » (p. 109); on glisse ainsi rapidement du sophisme vers le postmodernisme, qui sera l’objet du reste du chapitre. Un professeur est ciblé : David Jaclin, chercheur sur les questions de l’« animalité » qui fait effectivement partie de la mouvance des critical studies. Leroux démolit les thèses et l’homme sur sept pages (p. 120-126), sans toutefois préciser qu’il s’agit d’un de ses collègues de département.

Au quatrième chapitre, on passe au « néo-féminisme », qui inclut les débats contemporains sur le genre. D’abord, c’est « la règle du nihilisme » (p. 138). Les idées de Judith Butler et consorts « triomphent sans partage dans nos universités » (p. 152). Leroux en a long à dire au sujet d’un numéro spécial sur le féminisme de la revue Sociologie et Sociétés en 1981, qui aurait selon lui « entaché » la réputation de la revue (p. 149). Il s’attarde également sur La domination masculine (Seuil, 1998) de Pierre Bourdieu, qu’il juge incompréhensible. À la fin, il cite le professeur américain Mike Adams, un critique du féminisme dont il apprécie l’« humour grinçant », mais qu’on aurait « forcé à prendre sa retraite » pour ses propos (p. 164-165). En fait, Adams est un personnage hautement controversé depuis longtemps. C’est un provocateur de droite populiste qui humiliait fréquemment ses propres étudiants et étudiantes sur les réseaux sociaux, et qui avait notamment comparé les mesures sanitaires pandémiques à l’esclavagisme.

Le dernier chapitre est une attaque en règle contre le wokisme, au cas où les quatre précédents n’avaient pas été assez clairs. Le mouvement woke « déteste notre monde, il souhaite non seulement le réformer, mais le détruire » (p. 193). C’est une « machine de guerre idéologique dont le but, plus ou moins explicite, est d’anéantir la raison, la logique et la vérité » (p. 195). L’auteur donne l’exemple de l’Université Princeton, où « on vient d’abolir les programmes d’études grecques et latines » (p. 194), sauf que les cours de grec et de latin sont toujours au programme, mais ils sont passés d’obligatoires à cours à option. Leroux s’en prend à l’« autochtonisation » des universités, exemplifiée entre autres par des jardins autochtones sur plusieurs campus, « preuve supplémentaire que les mauvaises idées, gangrenées par le politiquement correct, se répandent aussi rapidement qu’un microbe » (p. 202). Pour Leroux toutefois, le phénomène woke n’est pas nouveau; il perçoit une continuité des premières manifestations du postmodernisme jusqu’à aujourd’hui. Ce point le distingue de la plupart des anti-wokes, mais c’est bien le seul.

En effet, l’ouvrage est tout à fait conforme au genre anti-woke défilant constamment dans nos librairies. Il cite de nombreux ouvrages, mais quasiment jamais de sources primaires « wokes ». L’aspect le plus surprenant de l’ouvrage est peut-être ses 49 références à une obscure revue américaine, Academic Questions. Après recherche, il s’agit de la revue maison de la National Association of Scholars, un pastiche de droite populiste de la très officielle National Academy of Sciences. Contrairement à la seconde, la première a pour objectif de fournir aux médias des « experts » dans les débats courants qui vont présenter des positions climatosceptiques, antiavortement, anti-vaccin, etc.

Le mouvement anti-woke est un univers parallèle qui a atteint l’autonomie parfaite : un système de think tanks, de publications et d’experts qui peuvent désormais entièrement se citer les uns les autres pour prouver l’existence de cet univers. L’hégémonie woke à l’université n’existe pas, point. Voilà une vérité empirique plate, mais comment est-il possible qu’autant de professeurs se trompent ? Comment peut-on critiquer la vision farfelue du monde académique véhiculée dans Les deux universités, alors que ses thèses sont appuyées littéralement par des centaines de références qui disent la même chose ? Mais ces références sont rarement académiques. Les maisons d’édition universitaires et les revues savantes sérieuses ne s’intéressent pas à ce genre de truc. L’institution du savoir a malgré tout ses mécanismes de défense…

Par Learry Gagné, philosophe et chercheur indépendant

Catherine Dorion, Les têtes brûlées. Carnets d’espoir punk, Montréal, Lux, 2023

Plusieurs avaient hâte de lire le nouveau livre de cette « égérie sulfureuse de la gauche déjantée et féministe[1] ». Pour le souffre, on repassera. Mais pour le reste, l’égérie, la gauche, le féminisme et le caractère déjanté (devenu punk entretemps), tous les ingrédients sont là.

Les carnets sont structurés de façon chronologique, nous invitant à revivre le parcours politique de cette députée de Québec solidaire (QS), Catherine Dorion, depuis le Sommet des Amériques en 2001 jusqu’à ses adieux définitifs à la vie parlementaire en 2022. L’essai se subdivise en quatre sections principales, chacune insistant davantage sur une thématique précise, mais sans s’interdire la possibilité de réfléchir au-delà du thème prédominant. Le traitement des différents enjeux abordés adopte tantôt le mode du témoignage, tantôt un ton plus intellectuel, mobilisant alors des autrices et des auteurs reconnus dans leur discipline respective : sociologie, anthropologie, philosophie, etc.

La première section, la plus volumineuse, porte surtout sur la relation complexe et contradictoire que la députée artiste entretient avec l’univers médiatique. Elle nous offre ici l’une des démonstrations les plus fécondes de l’ouvrage, celle qui analyse la rationalité propre à la bulle médiatique dans laquelle est enfermée la colline Parlementaire. Cette bulle impose ses règles aux élu·e·s et au personnel politique, si bien qu’elle crée un univers désincarné, indépendant et autosuffisant. Même la députation solidaire doit se soumettre aux règles impitoyables de cette bulle, au risque d’y sacrifier sa créativité et son action politique émancipatrice.

On ne pourra pas dire qu’avant octobre 2018, Mme Dorion n’avait prévenu personne de ce qu’elle s’apprêtait à faire et du style qui serait le sien, advenant une victoire électorale de Québec solidaire dans la circonscription de Taschereau. Les carnets illustrent bien dans quelle mesure la citoyenne et militante a su miser sur son originalité et son talent artistique pour communiquer son message politique et soutenir les mobilisations autour de différentes causes, dont sa propre élection. Qu’à cela ne tienne, l’industrie médiatique montera en épingle la moindre fantaisie vestimentaire ou déclaration décapante de la jeune députée. Au point où celle-ci se met vite à dos la haute direction du parti, qui ne tolère pas d’être médiatiquement reléguée au second plan et qui estime que les écarts de Dorion lui volent la vedette.

La critique des médias est très détaillée et comprend une grande variété de dimensions. Les quelques pages dédiées à l’animateur André Arthur sont édifiantes. Elles montrent à quel point la vie de l’autrice, dès l’enfance, est marquée au fer rouge par certains dérapages radiophoniques, comme ceux dont le roi Arthur avait fait sa spécialité. L’hypertrophie du « commentariat », aux dépens de la recherche fouillée et rigoureuse de l’information, est également attaquée, ainsi que l’hégémonie des multinationales du numérique, qui non seulement aggravent la crise des médias, mais concentrent le capital, standardisent l’information et abrutissent les individus.

Peu à peu, on plonge dans la seconde thématique centrale de ce livre, l’aliénation par le travail et, plus globalement, par le désir de performance dans une société définie comme productiviste. La députée Dorion décrit avec brio le processus par lequel elle perd progressivement la souveraineté sur sa propre existence. Le caractère chronophage de la fonction de député est ciblé bien sûr, mais aussi le rythme effréné découlant de son désir d’être à la hauteur des attentes de tout le monde : ses concitoyens et concitoyennes, son caucus, le personnel parlementaire, ses ami·e·s et sa famille.

Elle déplore non seulement cette accélération frénétique typique de notre ère, mais aussi la perte de sens qui accompagne trop souvent une grande part des tâches professionnelles qu’elle doit accomplir. La joute partisane à l’Assemblée nationale l’inspire peu, y compris le travail en commission parlementaire, qui devrait pourtant être l’occasion de montrer publiquement la plus-value qu’un parti comme QS peut apporter au débat public et au processus législatif. À sa décharge, reconnaissons que notre parlement provincial (comme le fédéral d’ailleurs) est resté une institution conservatrice, engluée dans un régime britannique conçu d’abord pour préserver les intérêts des classes dominantes. Certaines des caractéristiques vieillottes du Salon bleu sont d’ailleurs mises en évidence dans ce livre, comme la dichotomie entre code vestimentaire strict pour les hommes et absence totale d’un tel code pour les femmes − l’arrivée de celles-ci à l’Assemblée nationale n’ayant pas été prévue, semble-t-il.

En définitive, l’addition de toutes ces aliénations, celles découlant du traitement médiatique, du travail parlementaire et de la discipline de parti, aura raison de la santé de Mme Dorion : santé physique d’abord, mais plus durablement, santé mentale. Ce dernier sujet s’avère être un fil conducteur du livre, permettant d’apprécier la gravité des défis que l’autrice a dû affronter. On pourrait même parler d’épreuves, notamment lorsqu’on découvre certains épisodes clés de sa vie familiale.

Inversement, et heureusement, le travail de circonscription a été stimulant et profitable. L’association locale de la circonscription de Taschereau est dépeinte comme très dynamique et semble avoir connu une existence riche et trépidante. La députée décrit entre autres comment elle et son équipe ont fait du « local de circo » une ruche pouvant accomplir une variété de mandats, allant du soutien aux luttes à l’animation sociopolitique et intellectuelle.

L’avant-dernière dernière section propose une critique du fonctionnement de l’appareil parlementaire de QS, ayant lui aussi sa propre rationalité − plus ou moins partagée par Dorion − et dont l’immense pouvoir peut compromettre le caractère démocratique du parti lui-même. La personnalité de Gabriel Nadeau-Dubois est au cœur de l’insatisfaction exprimée par la députée solidaire; sa manière d’assumer la fonction de co-porte-parole jouerait un rôle de premier plan dans la critique exprimée. On a envie de demander à l’autrice si le jour où il n’occupera plus ce poste, QS redeviendra à ses yeux un parti sain et attrayant.

Elle répond indirectement à cette question en invoquant la loi d’airain de l’oligarchie formulée par le politologue Robert Michels (p. 279), qui s’applique à QS comme aux autres formations. Dorion dénonce l’émergence d’une puissante bureaucratie qui présiderait aux destinées du courant solidaire. Au bout du compte, on s’interroge : cette loi implique-t-elle de jeter le bébé avec l’eau du bain ? Quelle action politique de gauche faut-il mettre de l’avant ? La forme parti demeure-t-elle pertinente ou doit-on au contraire miser sur autre chose que l’action partisane ? Quel bilan faire de l’évolution des forces de gauche au Québec ces 20 dernières années ? Quelles sont les perspectives pour les mouvements sociaux à la recherche d’une action politique émancipatrice ? Devraient-ils intégrer l’équation électorale à leur travail et si oui, comment ? Ces questions sont grosso modo esquivées.

Un autre angle mort de ce livre est la perspective de l’indépendance du Québec, pourtant le centre de gravité de l’engagement politique de Catherine Dorion. Celle-ci revient brièvement sur la création d’Option nationale (ON), début officiel de sa trajectoire de politicienne, avec sa candidature pour ON en 2012 dans Taschereau. La fusion d’ON et de QS est présentée comme une étape positive, mais est à peine effleurée. Quel bilan en faire aujourd’hui ? Et plus largement, le projet d’indépendance est-il encore fécond ? Quelle place devrait-il occuper dans l’action politique de gauche ?

La dernière section présente des hommages que la députée a reçus en fin de mandat et communique le bonheur qu’elle éprouve à l’approche de son retour à la vie civile. La grande qualité d’écriture de ce livre indique que la flamme qui anime Catherine Dorion est loin d’être éteinte et qu’une brillante nouvelle vie l’attend.

Par Philippe Boudreau, professeur de science politique au Collège Ahuntsic

IMPÉRIALISME, PASSÉ ET PRÉSENT (L') : SAUL,SAMIR: Amazon.ca: Livres

Samir Saul, L’impérialisme, passé et présent. Un essai, Paris, Les Indes savantes, 2023

Il ne faut pas se faire d’illusion : s’il est vrai, comme le disait Lénine, que « l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme », le phénomène ne date pas de la modernité. Il puise sa source aussi loin qu’à l’aube des premières civilisations, au moment où les premiers regroupements humains se sédentarisent et délaissent progressivement la chasse et la cueillette pour pratiquer l’élevage et l’agriculture.

C’est le point de départ de l’analyse que fait Samir Saul du phénomène de l’impérialisme qui, selon l’acception qu’il privilégie, s’incarne de différentes manières selon les époques, les contextes sociopolitiques et économiques, les ressources naturelles disponibles, les aléas du climat et, aussi, quoique de façon plus ponctuelle, selon les croyances religieuses et les idéologies.

L’ouvrage est divisé en quatre parties, chacune correspondant à des époques précises de l’évolution de l’impérialisme. Pour mieux en comprendre les tenants et aboutissants, on pourrait cependant regrouper les différentes phases de ce phénomène de nature à la fois politique et économique en deux moments essentiels : 1) plus près de nous, l’impérialisme « post-colonial » (depuis 1945) avec la mainmise des États-Unis sur les affaires internationales et 2) l’impérialisme proprement « colonial », que l’auteur qualifie de « moderne » (Renaissance – XVIIIe siècle) ou de « contemporain » (XIXe – milieu XXe). Quant à la « préhistoire » de l’impérialisme (Antiquité gréco-romaine et ses prédécesseurs, Sumer, Babylone, Assyrie), on peut l’inscrire dans la période strictement « coloniale », non pas, évidemment, pour des raisons « historiques », mais pour des raisons « théoriques », dans la mesure où elle se rattache, en quelque sorte, au type d’impérialisme qui a précédé celui du capitalisme financier de notre époque alors que celui-ci se rattache à l’impérialisme de la modernité au moment de l’avènement du capitalisme, sa phase actuelle étant tout à fait inédite.

Ainsi, « l’impérialisme étant l’extraction à l’étranger d’avantages économiques par des moyens extraéconomiques[2] », il va sans dire qu’il est corrélatif à des rapports inégalitaires entre peuples et nations. Il prend appui sur une inégalité de fait (ou « naturelle ») et l’accentue par des pratiques de spoliation, d’extorsion, de colonisation qui vont se raffiner au fil du temps, devenant plus efficaces, systématiques, structurées, jusqu’à ce que les relations internationales deviennent des relations parfaitement intégrées dans des rapports de domination économique et, ultimement, financière. Déjà à Athènes, la nécessité d’élargir le champ d’action de la Cité au-delà des frontières délimitées par la première implantation va finir par se faire sentir : accroissement de la population, pauvreté des terres arables, dépendance des importations d’aliments de première nécessité, la ville va augmenter ses exportations en se spécialisant, ce qui va affecter les petits producteurs incapables de s’adapter à l’agriculture à grande échelle, les réduisant à la mendicité, au travail servile et à l’« exil », d’où les premières colonies de peuplement pour soulager la métropole de cette masse d’indigents et pour éviter les conflits sociaux.

Rome pousse un peu plus loin cette logique, mais dans un sens différent qui préfigure les impérialismes à l’ère moderne. La dynamique coloniale ne répond plus à un besoin vital de survie ou de première nécessité, mais bien à une politique « impériale » assumée, à une volonté de domination et d’expansion de la civilisation « romaine » aux limites des contrées « barbares ». Cette mégalomanie va causer la perte de l’Empire qui ne pourra plus répondre aux besoins toujours plus grands en esclaves, en ressources naturelles, en butins de guerre, en impôts : « Rome consomme beaucoup et produit peu » (p. 25). À partir de la fin de la guerre froide, les États-Unis vont se retrouver dans une situation semblable : leur productivisme à grande échelle qui les a hissés au sommet de la hiérarchie des pays développés va se muer en économie rentière avec des déficits commerciaux et de paiements faramineux, ainsi qu’une dette pharaonique qui, paradoxalement, sera financée par leur principal concurrent au statut de première économie mondiale : la Chine.

En fidélité à une approche « matérialiste » de l’histoire, Samir Saul place au centre de son analyse de l’impérialisme la question cruciale du développement des moyens de production, qui s’inscrit lui-même dans des rapports de production spécifiques à un moment déterminé de l’évolution des sociétés humaines, donc des relations entre forces productives et propriétaires de ces moyens de production à l’échelle internationale. Ceci est d’autant plus vrai que l’impérialisme, en tant que théorie et pratique délibérée, effectue un saut « qualitatif » au moment de l’émergence du capitalisme au tournant du XVIe siècle, à l’époque de ce que fut la Renaissance, non seulement celle de la culture des élites et de l’« humanisme » philosophique, mais aussi celle des techniques de navigation, des connaissances pratiques pour la maitrise des éléments, du savoir scientifique à ses balbutiements, en corrélation avec une nouvelle vision du monde qui se met en place.

De méditerranéens jusqu’à la fin du Moyen-Âge, les empires vont désormais se constituer à partir de la côte Atlantique en direction de l’Amérique et de l’Afrique, avec un prolongement en Asie du Sud-Est. Le XIXe siècle sera l’occasion d’un autre changement majeur dans les dynamiques impériales avec les deux industrialisations qui vont placer la Grande-Bretagne au rang incontesté de première puissance mondiale. Adviennent les deux grandes guerres du XXe siècle, qui ne sont rien d’autre que l’expression d’une volonté impérialiste « germanique » de détrôner l’Empire « britannique », échec monumental qui va entrainer avec lui toute l’Europe dans une totale dévastation, ouvrant grandes les portes aux États-Unis, puissance montante qui attendait son heure.

Encore une fois, l’impérialisme, comme phénomène à la fois politique, économique et même « culturel », échappe à une grille d’analyse qui serait par trop « naturaliste », ayant la prétention de pouvoir prédire ses développements ultérieurs à partir de ses comportements passés. L’avènement de l’impérialisme américain au sortir de la Deuxième Guerre mondiale est un bel exemple des bifurcations possibles de l’histoire des civilisations. Désormais, nul besoin de colonies de peuplement, de possessions territoriales d’outre-mer, de guerres coûteuses en argent et en hommes pour garder le contrôle sur le commerce international. La conjoncture est tellement favorable à l’Amérique que les pratiques coloniales usuelles en la matière deviennent « archaïques »; superpuissance capitaliste qui dépasse en influence toutes les autres réunies, et ce, malgré un ennemi d’importance, l’URSS, quoique d’un nouveau genre parce qu’« idéologique », les États-Unis vont envahir et contrôler le monde par la force de leur économie, le dollar se substituant à l’étalon-or comme monnaie de réserve internationale, ses multinationales dictant les politiques économiques de pays « souverains », sa puissance militaire, surtout depuis le démantèlement du Pacte de Varsovie, surpassant de loin celle des éventuels « compétiteurs ».

À la suite de cette longue et profonde investigation (très érudite et remarquablement articulée de la part de l’auteur) du phénomène de l’impérialisme à travers l’histoire, il serait tentant d’en déduire que cette propension à imposer sa loi, à accaparer terres, ressources, force de travail pour son seul profit et à développer des technologies, des moyens de coercition de plus en plus efficaces est consubstantielle à l’avènement de la civilisation, dans la mesure où l’économie de type agricole qui la caractérise s’accompagne nécessairement d’une complexification des structures socioéconomiques, d’une augmentation des besoins en nourriture, en infrastructures, en outillage, d’un élargissement de l’espace habité, cultivé, réservé à l’élevage et d’un accroissement de la population comme conséquence « logique » du passage d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire.

L’impérialisme, comme pratique et comme idéologie, s’est ancré de façon indélébile dans les relations internationales depuis la Mésopotamie, plusieurs millénaires av. J.-C. jusqu’à l’Empire américain au XXIe siècle; constitue-t-il pour autant un horizon indépassable de la vie en société ? Il faudrait un autre ouvrage, plus philosophique celui-là, pour apporter des éléments de réponse à cette terrible question. En attendant, voilà comment l’auteur pose le problème dans sa conclusion :

L’impérialisme est-il une nécessité ou un choix ? […] On ne connaît pas de période historique où elle [la voie de l’enrichissement relativement rapide et facile] n’a pas été empruntée. […] Pour une puissance qui perd ses ramifications impérialistes, une autre la remplace au pied levé. C’est dire que s’il n’y a pas nécessité d’impérialisme conformément à une logique inexorable, la permanence de l’impérialisme se vérifie empiriquement (p. 275-276).

Par Mario Charland, détenteur d’une maîtrise en philosophie de l’Université du Québec à Trois-Rivières


  1. Denise Bombardier, « La députée aux longues jambes », Journal de Montréal, 5 novembre 2019.
  2. L’impérialisme, p. 125 : « … l’usage de la force pour réussir et venir à bout des rivaux [en étant] une donnée constante ».

 

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